Passeur d’eau de Sara Doke

 Auteure de SF et de fantasy, journaliste, traductrice de nouvelles ou de romans anglo-saxons, organisatrice de festivals, de conventions et d’autres joyeusetés soit-disant culturelles tournant autour de l’Imaginaire,  Mam’zelle Sara Doke est aussi la présidente du jury du Prix Julia Verlanger. Elle ne se contente pas d’ailleurs de couronner les autres puisqu’on lui a décerné en 2013 le Grand Prix de l’Imaginaire pour sa traduction de La Fille automate de Paolo Bacigalupi.

Grande rêveuse poétique et chaleureuse, elle est aussi militante bien active dans le milieu de l’édition avec son compaing Ayerdhal (Le droit du serf – collectif de réflexion et d’action créé en octobre 2000 pour faire respecter le droit des auteurs à jouir décemment de leurs œuvres, S.E.L.F.– Syndicat des écrivains de langue française, Multivers – association sans but lucratif qui a pour but la promotion de la lecture par l’édition, la diffusion et la propulsion d’ouvrages littéraires sous format numérique, sans DRM , et par voie d’impression à la demande, dans le cadre d’un écosystème du livre équitable).

Signe particulier (parmi les plus avouables) : elle kiffe les araignées.

 Sara
Photo Pascale Doré

La biblio de la Belle sur nooSFère

En image « à la une » photo-montage de la Miss Rochester Mad Jad : The Spider woman strikes back to Epinal

La Fée Saragne dépose sur notre Mille-Feuilles une ineffable strate qui délaisse la verticalité arbitraire des cimes pour l’horizontalité rédemptrice.
Bien belle parabole que cette nouvelle qui avait vu le jour dans l’anthologie L’Ivre Souvenir pour la Convention Française de SF à Tilff en 2002 organisée par Alain Le Bussy.
Merci ma Belle épeire !

Passeur d’eau

     Je suis le passeur des morts, ou peut-être l’ai-je été.
Je suis celui que vous mène d’un monde à l’autre, si vous le souhaitez encore. Autrefois, mon peuple respectait ses embaumeurs avec crainte et incompréhension. Autrefois, les morts n’avaient pas leur place parmi les vivants et devaient rejoindre les fondations de notre univers pour en nourrir les racines.
Les hommes vivent à l’air libre, au soleil, dans le vent et dans la pluie. Loin du sol et de la putréfaction, là-haut, dans les cimes bleues des arbres cathédrales. Les morts et leur passeur n’avaient pas leur place dans la dentelle des branches et des maisons de feuilles qui glorifient la vie. Les morts continuaient leur voyage vers la transcendance des arbres, en reposant dans le giron des racines odorantes, nourrissant de leur pourriture la vie de la communauté et le passeur les accompagne, gardien de leur repos.
On ne naît pas embaumeur, on le devient par choix, par handicap, parfois… souvent. Vivre près du sol est difficile pour le peuple des cimes. Si difficile que malgré mon grand âge aucun enfant n’est descendu prendre ma suite, apprendre. La vie d’un passeur est solitaire, il est vrai. Seules les âmes des trépassés accompagnent mes journées. Nul ne viendra plus me remplacer. Quelle femme accepterait la honte de vivre, de porter un enfant loin du ciel ? Il n’y aura plus de passeur pour le peuple des cimes, les temps changent et je reste seul.
Mon handicap m’a fait choisir ma voie. C’était une question de survie.
Aujourd’hui, les morts restent près du ciel… à moins que mon peuple n’ait cessé de mourir, je ne sais. Qui parlerait à un rampant quand on peut voler de branche en branche dans l’absolue liberté des cimes ? Qui ?
Le petit bout d’homme terrorisé que j’étais lorsqu’enfin j’ai pu suivre les morts le long des cordes du passage, qui s’en souvient à présent ? Un passeur n’a pas de nom, il est l’amant de la Mort. Mort à la communauté, il a abandonné le ciel pour l’obscurité. Qui pourrait comprendre, accepter la pénombre bleue où jamais ne pénètre le soleil, cette touffeur tendre qui vous enveloppe d’une douceur toute maternelle ? Comment pourraient-ils comprendre cette rassurance, ce sentiment de sécurité absolue de l’enfant qui se love entre les racines des arbres, eux qui n’aiment que cette liberté des grands espaces, eux qui ne vivent que pour l’infini de l’étendue bleue des cimes ?
Les temps changent, les traditions évoluent.
De moins en moins de corps descendent me rejoindre. Il y a bien longtemps que je n’ai vu glisser un vieillard asséché par le soleil des hauteurs, qui me rappellerait les souvenirs de la vie dans les plaines de feuilles bleues et la peur indicible qui me serrait le ventre. Les corps qui me rejoignent sont jeunes et tristes et je ne comprends pas leur mort.
Les temps changent, les traditions évoluent.
Le passeur que je suis ne s’occupe plus de morts ordinaires. Seuls me parviennent les criminels et les parias. Que veulent-ils faire de moi ?
Autrefois, la seule sanction qui frappait le crime était le bannissement des cimes. J’en ai vu descendre, des âmes en peine, le long des cordes de la mort, pour se perdre et se morfondre dans mon obscurité qu’ils ne peuvent supporter.
Aujourd’hui, l’oubli ne suffit plus. Le crime appelle la mort et je deviens le berger des criminels.
La dernière fois que j’ai pu reconnaître un homme dans le corps que me confiaient les arbres, j’ai compris l’atrocité. Tynan a toujours été avide et paresseux, mais son père était charpentier et il avait sa place dans les castes. Qu’il en ait été incapable importait peu. Pourtant, ils l’ont mis à mort. Où est l’erreur ?
Il a toujours existé des inadaptés, des handicapés dans les cimes et ma tare est terrible parmi les miens : j’ai le vertige, je n’aime ni la hauteur ni l’immensité, incapable de vivre sur le toit des cathédrales bleues, c’est à peine si je peux supporter le balancement des corps qui glissent le long des cordes. Mais je connais mes limites et j’ai choisi ma vie pour respecter ma différence.
Tynan n’aurait jamais dû être charpentier. La dentelle des cimes est trop fine pour son impatience, le travail trop important pour sa suffisance. Et il en est mort, assassiné par ceux-là même qui glorifient sa caste. Tynan était avide, jaloux, paresseux, maladroit, méritait-il de mourir pour cela ?
Cette barbarie m’a décidé.
Ce peuple ne peut plus être le mien.
Les choses changent, les traditions évoluent, l’heure tourne, sans moi.
Depuis toujours, je vis avec ma différence. Je n’aime pas les hauteurs, je n’aime pas les grands espaces, je n’aime pas les gens. Je n’ai jamais pu m’habituer, je n’ai jamais pu m’adapter, devrais-je mourir pour cela ?
Aujourd’hui, le peuple des cimes change, s’éloigne encore et encore, oublie ce qu’il a été. Bientôt; mes enfants qui me ressemblent n’auront peut-être plus le droit de vivre.
Je m’accrochais à mes rêves, je m’accrochais à mon identité, taupe parmi les oiseaux, ma place se perd. Mon peuple m’a oublié, mon peuple me refuse. J’irai donc plus loin encore dans ma différence. Ce rêve d’enfant qui si longtemps m’a isolé, que j’ai gardé tellement caché que je croyais l’avoir oublié, ce rêve doit être ma réalité.
Je suis vieux. Je ne suis pas un homme des arbres, ma place n’est même plus dans le réconfort des racines, ce serait lâcheté. Je vais partir. Enfin. Aller au bout de moi-même, au-delà de ma différence.
Je pars. Je quitte mon nid de racines et de mousse bleue. Je quitte les morts qui nourrissent ma terre. Le crime de mon peuple m’est trop odieux.
Un jour, je trouverai de l’eau.
D’aussi loin que je m’en souvienne, je rêve d’eau. Non pas de gouttes chatoyantes de rosée qui parviennent jusqu’à moi, ni de pluies violentes qui alourdissent les feuilles des hauteurs, ni même de mares mordorées qui se forment parfois dans les plus larges feuilles. Je rêve d’une étendue d’eau immense, bleue comme les arbres, lovée entre les racines de cathédrales plus grande encore que les miennes. Je rêve d’une eau vaste et profonde qui baignerait une trouée indicible, inimaginable, plus large encore que le tronc des cathédrales. Une eau touchée par une lumière diaphane, comme filtrée par les voiles arachnéens d’étranges plantes dansant entre les branches d’arbres inconnus. Je rêve d’une eau qui n’est pas de mon monde, dans laquelle je pourrais m’immerger. Une eau qui m’accueillerait dans son giron, douce et tiède comme les bras d’une mère, une eau qui m’accepterait.
Aujourd’hui, mon monde n’est plus. Je ne puis plus l’accepter. Aujourd’hui, je pars vers ce rêve qui m’apporte l’oubli de ma différence, qui la transcende et la transforme en une autre identité.
Demain, je serai un homme de l’eau.

mangrove 1

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Une réponse à “Passeur d’eau de Sara Doke”

  1. Rétroliens : Premières nouveautés janvier 2016 au Rayon SF & Cie – Librairie Bédéciné

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