Palimpseste d’Arnaud Dollen – III

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La suite de Palimpseste, du Môssieur Arnaud Dollen, c’est par là mes poussinets/poussinettes.

Et pour ceux qui prendraient la nouvelle en cours :

Palimpseste I
Palimpseste II

 

 Palimpseste – III

Comme tout ici, l’intérieur du lieu de culte me semble familier d’un premier abord : l’agencement en croix, les arches gracieuses, la voûte perdue dans les hauteurs, les rangées de bancs agglutinés dans la nef, la solennité du chœur chargé de symboles. Puis les détails apparaissent, et avec eux les premières différences. L’édifice est très éclairé, grâce aux murs semi-transparents. Les piliers soutenant la voûte se révèlent être des faisceaux lumineux. Les piques-cierges regroupent des centaines de cristaux irisés par la lumière qui traverse les parois, amplifiant la luminosité intérieure. A l’inverse, les vitraux sont opaques, mettant en scène la vie du Messie en ombres chinoises. Au final, là où les édifices religieux de mon époque écrasent le fidèle de toute la suprématie divine, cette cathédrale se révèle accueillante. Chaleureuse, même. Je ne suis pas à l’aise pour autant. L’angoisse demeure tapie en moi, irritante comme une poussière dans l’œil.
M’interdisant tout demi-tour, j’avance dans la nef sans que mes pas provoquent d’écho. Sur les bancs — semi-transparents eux aussi —, quelques fidèles patientent. Je les détaille, à la recherche de Maruzia. Bien que j’ignore à quoi elle ressemble, je suis convaincu qu’elle n’est pas parmi eux.
Ma présence dérange : on fuit mon regard, on chuchote dans mon dos. Étonné par cette réaction, je prête l’oreille aux conversations. Je distingue bien mon nom mais le contexte m’échappe. C’est alors que je réalise combien la langue a changé : l’accentuation des mots est différente, des pans entiers de vocabulaire me sont inconnus. Pourtant ces paroles prennent un sens, comme lors de mes échanges avec Athias. Probablement le même genre de gymnastique qui fait que lursoqe les ltteres snot manlégeés, le creaveu est calbpae d’aoivr une vue d’elbnmsee des mtos et puet dnoc atiinpcer le snes de la prsahe. Quoi qu’il en soit, tout le monde me reconnaît. Certains souhaitent m’aborder, mais personne ne se résout à me déranger. Cette écoute inutile me fatigue. Je me concentre sur l’endroit.
L’iconographie religieuse s’est elle aussi transformée. Le plus frappant est la croix : elle ne représente pas le Christ mais un homme chauve au collier de barbe soigneusement taillé. Alors qu’Athias et ceux que j’ai pu croiser sont tous métissés, le crucifié est clairement d’origine caucasienne, comme moi. Raide sur ses jambes, il n’a pas les bras en croix mais pliés à angle droit, les avant-bras pointant vers le ciel. Vue d’où je suis, sa posture évoque la lettre grecque Ψ. Surtout, contrairement aux représentations classiques du Christ, il ne semble pas souffrir le martyr.
Le reste du mobilier liturgique n’est pas moins surprenant. L’autel est une copie quasi conforme de mon caisson de cryosommeil. Reliquaire et tabernacle évoquent des caissons réfrigérés à échantillons. Les retables présentent des hologrammes aux allures d’imagerie médicale. Les fonds baptismaux tiennent étrangement de la centrifugeuse de laboratoire. Les références à l’univers médical sont trop récurrentes pour être dues au hasard. Jusqu’aux traditionnels effluves d’encens, qui sont remplacés par l’odeur un peu âcre de l’ozone.
Je n’ai toutefois pas le temps de m’interroger plus avant. Sans un mot, les fidèles s’agenouillent de concert. Les nombreux bancs libres scintillent avant de faire apparaître les hologrammes de communiants. En un instant, la cathédrale quasiment vide se remplit comme si le pape en personne allait se présenter. Ce qui est le cas, en la personne de Maruzia.
Une femme. Noire. Enceinte.
Ses formes voluptueuses ne laissent planer aucun doute quant à sa féminité. Le lieu aurait-il été païen plutôt que chrétien, sa poitrine opulente et ses hanches généreuses en auraient fait la parfaite incarnation de la déesse de la fertilité.
Sa peau chocolat et son nez épaté indiquent une origine africaine, ce qui fait d’elle la deuxième personne seulement que je rencontre à présenter des caractéristiques ethniques marquées, l’autre étant clouée au mur.
Sa grossesse triomphante est une ode à la vie.
Sidéré, je reste bouche bée devant cette femme. Le temps que je rassemble mes esprits, Maruzia s’est installée à la chaire. Je vais devoir attendre avant de l’aborder.
« En transparence je vous le dis, ceci est la parole de notre Messie Jésus le Cristallin », lance-t-elle aux fidèles. Même sa voix légèrement cassée est une incitation à la sensualité. « A ceux réunis autour de lui au Mont des Âges, Jésus dit ceci. »
Elle brandit bien haut une Bible, qui tient moins du livre que du disque dur externe. Dans le mouvement, les pans de sa chasuble s’écartent. Se révèle alors son ventre nu, ceint d’un collier de hanche en or. Un inavouable picotement se répand au niveau de mon aine. Je musèle ma libido. Comme elle ne se laisse pas faire, je m’installe en silence sur l’un des bancs. Quoi que confortables, s’y asseoir m’est pénible. J’envie ceux qui assistent à l’office sous forme d’hologramme.
Une voix masculine s’élève de la Bible, dont le timbre grave et posé capte immédiatement l’attention. Pourtant l’enregistrement crépite sans cesse, ce qui le rend pénible à écouter. Je m’étonne qu’on soit capable d’installer une sphère de Dyson et pas foutu de nettoyer une bande son, aussi ancienne soit-elle. A moins que l’effet ne soit voulu. Quelle meilleure façon de légitimer la relique ?
« Viendra le jour où nos connaissances scientifiques seront exhaustives. La nature de la matière noire sera inévitablement percée, les quatre forces élémentaires seront immanquablement réunifiées en une théorie unique, et finalement l’univers sera reconnu pour ce qu’il est : indéterminable. Malgré notre compréhension pointue des lois régissant les phénomènes physiques, il restera impossible de prédire avec exactitude le temps qu’il fera demain ou bien l’endroit précis où va tomber un caillou jeté en l’air. Chacun pourra fournir une estimation fiable, mais personne ne sera capable de garantir une absolue certitude. La plus infime imprécision sur les paramètres de calcul interdira d’être catégorique. Or, au même tire que pour la valeur π il manquera toujours une décimale.
» Toutefois, indéterminable ne veut pas dire indéterminé.
» Aussi loin que remonte le questionnement humain, la problématique a toujours été de savoir si notre existence est assujettie à une trajectoire préétablie qu’on pourrait basiquement appeler “destin”, ou bien si elle n’est que la résultante d’une succession infinie de hasards parfaitement aléatoires. De la réponse à cette question découle tout le reste : l’existence d’une entité supérieure, la place de l’Homme dans l’univers, ce qu’il advient après la mort, et ainsi de suite. En d’autres termes, peu importe que l’univers soit indéterminable, ce qui compte réellement est de savoir s’il est déterminé ou non.
» Moi, je postule que la réponse à cette question ne sera jamais établie, qu’elle n’existe pas. Ou plus exactement, que les deux réponses — destin ou hasard — coexistent et que nul ne sera jamais en mesure de trancher, y compris et surtout pas moi. Chacun est libre de préférer une version à l’autre sans que nul ne soit en droit de le détromper.
» Car en vérité, l’alternative n’en est pas véritablement une : soit l’univers est déterminé et l’Homme ne peut être tenu pour responsable de ses actes puisque tout est déjà écrit, soit l’univers est indéterminé auquel cas l’Homme n’est pas davantage aux commandes puisque son existence tout entière est soumise au chaos et à l’aléatoire. Ainsi, les deux hypothèses aboutissent à la même situation et peuvent donc être indifféremment tenues pour vraies.
» Aussi je vous le demande : pourquoi lutter contre les convictions d’autrui lorsque par nature les miennes ne sont pas plus fiables ni plus étayées ? Ne vaut-il pas mieux au contraire écouter les arguments sur lesquels se fonde le jugement de mon prochain, afin de renforcer ou au contraire d’infléchir ma propre foi ?
» Voici mon seul et unique enseignement : interrogez-vous les uns les autres comme je vous ai interrogés, il n’y a pas de plus grande joie que de découvrir sa vérité dans celle de ses amis. »
L’enregistrement s’achève brutalement. Son grésillement insupportable est remplacé par la voix chaude de Maruzia, qui entonne quelques cantiques avec les fidèles. Emporté par le maelstrom de mes réflexions, je n’y prête aucune attention.
Maruzia a-t-elle parlé du « Christ » ou bien du « Cristallin » ? Peu importe, ce Jésus quel qu’il soit ne m’a pas converti à sa foi. Il a tout de même accompli un exploit : susciter mon intérêt au lieu de ma dérision. Loin du baratin obscurantiste habituel, son sermon m’a paru plein de bon sens, porteur d’interrogations intéressantes. Je n’aurais pas cru possible que l’Eglise évolue à ce point. Je suis à ce point intrigué que j’en viens à me demander si l’univers est indéterminé ou non.
Mon esprit rejette férocement ce questionnement. Je m’en souviens maintenant : je suis un athée pratiquant, un individu dont le dogme est d’éradiquer toutes les religions. Je refuse de me laisser endoctriner, jamais je ne laisserai les prêtres s’insinuer dans mon esprit. Surpris par la virulence de mes propres pensées, je décide de m’entêter pour amplifier encore ma colère qui finit par crisper mon visage. Et finalement j’obtiens gain de cause : mes souvenirs affluent.
« Tout ça c’est pour ton bien, mon chéri. Je t’assure.
– Maman, je t’en supplie, ne me laisse pas avec eux… »
Malgré mes suppliques, elle m’abandonnait à chaque fois. Plus encore que son renoncement, c’est le détachement que je lisais dans son regard qui me crucifiait. Même ce qu’ils me faisaient, eux, n’était pas pire que cette indifférence…
J’étais gravement malade. Mes crises étaient si violentes que le gamin de cinq ans que j’étais comprenait bien qu’il fallait faire quelque chose. Pour sa part, ma mère imaginait que j’allais guérir à coups de bondieuseries.
Au fil d’interminables confessions dignes de l’Inquisition, j’ai épuisé tous les péchés possibles à inventer — il fallait mentir pour qu’on me croit —, mais la guérison n’était toujours pas au rendez-vous. Les prêtres étaient alors passés au baptême par immersion, une interminable noyade qui déclencha une crise mémorable. Transcendés par ce quasi-meurtre, les hommes au col romain avaient décrété que si la consécration provoquait une telle réaction, c’était le signe d’une possession démoniaque et donc qu’il fallait faire appel à un exorciste. Comme le Diable était subtilement caché en moi — et pour cause, il n’était pas plus grand qu’un microbe —, il convenait de pratiquer des rituels puissants qui se résumèrent à des séances de torture d’autant plus acharnées qu’elles se révélaient inefficaces. J’ai tenu jusqu’à mes treize ans avant de m’enfuir. J’étais jeune encore à l’époque, mais pas au point d’oublier ma haine des religieux et, par extension, de toute forme de manifestation de la foi.
Je sors de mon flashback sur un cri d’effroi, lointain écho de ceux poussés mon enfance durant. Ma réaction est si vive que je me retrouve debout. Comme la noirceur du souvenir m’a contraint à garder les yeux fermés, je manque de perdre l’équilibre.
« Tout va bien, Eric ? Tu devrais te rasseoir, tu tiens à peine debout. »
Une main chaude et douce se pose sur mon épaule. Sa présence apaise l’articulation comme un puissant onguent. Je comprends qu’il s’agit de Maruzia sans même la voir.
Je me dégage d’une violente secousse. Non seulement ce mouvement me prive de l’agréable effet relaxant, mais en plus il aiguillonne les élancements dans tout mon corps.
Je rouvre enfin les yeux. Nous sommes seuls dans la cathédrale : les hologrammes sont éteints et les derniers fidèles physiquement présents ont quitté les lieux.
« Pardonne-moi, je ne voulais pas te déranger, s’excuse Maruzia. Je te laisse tranquille, n’hésite pas à me dire si je peux faire quelque chose pour toi.
– Restez là ! Il faut qu’on parle, tous les deux. » Mon ton rogue est rendu encore plus râpeux par la douleur qui sature mon corps. Aussi légitime soit mon anticléricalisme, il paraît déplacé quand il se retourne contre quelqu’un comme Maruzia.
Elle me regarde sans colère ni commisération, seulement comme quelqu’un qui s’efforce de comprendre les intentions de son vis-à-vis. Elle ne peut pas adopter un comportement qui me mette davantage mal à l’aise face à ma propre rudesse. Elle finit par s’éloigner avec un déhanché gracieux et hypnotique. Je crois l’entrevue terminée, mais elle lance sans se retourner.
« Très bien, je t’écoute.
– Quel est votre rôle, dans cette religion ? » Je suis surpris par ma propre question. Ma haine retrouvée de l’Église doit avoir recentré mes priorités.
« Ho, il s’agit de moi ? Soit. Je suis la papesse Maruzia, gardienne du message de Jésus le Cristallin. Le titre est ronflant, mais dans les faits mon rôle se limite à conserver et diffuser les enregistrements du prophète. J’ai la chance de l’avoir connu de son vivant, ce qui aux yeux des fidèles légitime mon rang. Jésus aurait détesté cela. Le cénacle des apôtres ne se limite pas à ma seule personne, pourtant je suis régulièrement reconduite dans ma fonction de papesse. Je respecte ce choix, bien évidemment. Qui suis-je pour m’opposer à la volonté unanime de toute une planète ? »
Tout en parlant, Maruzia dépasse l’autel et s’arrête devant le reliquaire. Elle l’ouvre pour y déposer les attributs de sa fonction : d’abord la croix, un entrelacs de circuits imprimés, puis le pallium, un faisceau de fibres optiques. En retirant sa chasuble, elle dévoile son corps voluptueux qui n’est plus vêtu que de deux bandes de tissu, l’une sur la poitrine, l’autre sur les hanches. Les gestes simples, sans aucune provocation, sont d’un érotisme fou. En pénétrant ici, je m’attendais à livrer un match de boxe, et voilà que Maruzia me propose un tango sensuel. Sous le charme, je n’ai pas osé interrompre sa présentation. Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin.
« Cette vision de votre propre importance, on dirait celle d’un gourou. » Silence. « Vous n’avez rien à répondre à ça ?
– J’attendais simplement ta question. C’en était une ? » En temps normal je ne tolèrerais pas une telle insolence, pas plus que d’être tutoyé d’ailleurs, mais dans la bouche de Maruzia la remarque tient du constat dénué de toute critique. Elle prend le temps de la réflexion avant de me répondre. « Non, je ne pense pas être un gourou. Je défends la foi, pas la religion.
– Quelle différence ?
– La foi repose sur une conviction personnelle que la religion tend à ériger en vérité universelle. Jésus n’enseigne pas des rituels, il suscite l’interrogation individuelle et collective. Cette doctrine relève donc bien de la foi, et non de la religion.
– Encore le genre de réinterprétation bidon dont les gourous raffolent.
– C’est aussi une question ? » Je commence à bouillir intérieurement, mais Maruzia suscite un tel respect que j’empêche le couvercle de la casserole de sauter. « Je suis désolée que mes réponses t’agressent, Eric. Je comprends que tu confondes foi et religion, mais je regrette que tu en fasses de même avec partage et faiblesse. »
Maruzia enroule un châle autour de ses épaules, puis le rabat pour se couvrir la tête. Le signe que la conversation est terminée.
« Qu’est-ce que je faisais dans ce caisson ?
– Eric, tu ne poses décidément pas les bonnes questions… »
Sur ces mots, Maruzia quitte sa propre demeure, m’y laissant seul. Je la regarde partir, incapable de réagir malgré mon envie de la retenir. Pour la première fois, je reste passif face aux événements, au point qu’il me faut de longues minutes pour me décider à sortir moi aussi de la cathédrale.
Je n’ai qu’une envie : retourner à l’hôpital pour me reposer. Je suis rincé, physiquement et moralement. Malheureusement j’ignore complètement où je suis. Je n’aurais pas dû renvoyer Athias. Tant pis, je fais confiance à mon sens de l’orientation. Je commence à remonter le boulevard par lequel on est arrivé. A chaque intersection, je choisis ma route avec de moins en moins de conviction. Finalement, perdu dans mes pensées, je n’y prête plus vraiment attention.
Ma rencontre avec Maruzia a été frustrante sur bien des plans. L’essentiel reste que malgré ma bonne idée de forcer mes souvenirs en me frottant à l’Église, des pans entiers de mon histoire restent scellés. Enfant, j’étais malade. De quoi souffrais-je ? Suis-je guéri, ou bien mon corps a-t-il justement été conservé le temps que la médecine fasse les progrès nécessaires à ma guérison ? J’enrage de constater que ma mémoire se refuse toujours à revenir d’un bloc. J’ai l’impression de devoir déverrouiller chaque souvenir individuellement, une tâche qui semble insurmontable. Du temps où j’étais patron de LNS, j’aurais relevé le défi sans hésiter, mais aujourd’hui je ne suis pas sûr d’en être capable. Je ne suis plus le même homme. Et ça me fiche la trouille.
Des larmes roulent sur mes joues. Voilà que je me mets à pleurer maintenant ! J’essuie mes yeux d’un geste rageur. Le liquide qui mouille ma main est étrangement poisseux. Je regarde mes doigts, contraint de forcer ma vision sans quoi elle se dédouble : merde, je pleure du sang. Sans savoir pourquoi, je vérifie si je ne saigne pas aussi des oreilles. C’est le cas. Je me fige aussitôt comme un faon pris dans les phares d’une voiture. Et soudain, les souvenirs me percutent.
J’avais cinq ans, un médecin parlait à ma mère comme si je n’étais pas là. Je restais sagement allongé sur le lit d’hôpital ainsi qu’elle me l’avait demandé, « le temps que les grandes personnes discutent ».
« Madame Lorghian, votre fils est atteint de la maladie de Willebrand, une pathologie hémorragique génétique due à un défaut du processus de coagulation.
– Une maladie génétique ? Docteur, je vous assure que je n’y suis pour rien ! » Elle avait enchaîné pour éviter d’être contredite. « Je ne suis pas une mauvaise mère, vous savez ? Donnez-moi le traitement approprié et je vous garantis de le faire suivre à Eric. A la lettre !
– Ce ne sera malheureusement pas aussi simple, madame. Votre fils est atteint du type trois de la maladie, la forme la plus grave. Les injections de desmopressine seront inefficaces, or il n’existe aucun autre traitement.
– Ah, je vois. » Malgré mon jeune âge, je voyais bien que ma mère ne voyait pas du tout. « C’est regrettable. Du coup j’imagine que nous pouvons y aller, puisqu’il n’y a rien à faire ?
– Madame, vous ne semblez pas réaliser la gravité de la situation. Désormais, votre fils devra faire l’objet de toutes vos attentions : s’il se plaint de maux de tête persistants ou de troubles de la vision, en cas de vomissements répétés, de somnolence ou de comportement inhabituel, s’il ressent une faiblesse subite d’un membre ou s’il est victime de raideur articulaire, s’il est pris de convulsions…
– Assez, docteur ! Cessez d’évoquer des choses aussi affreuses, vous allez inquiéter mon fils. Et puis cela n’arrivera pas, il a toujours été en bonne santé. Nous ne sommes ici qu’à cause d’une malheureuse chute.
– Pardonnez-moi d’insister, madame, vous devez connaître ces symptômes afin d’être capable de les détecter. A la moindre alerte, il faudra agir vite. Très vite.
– Oui oui, je tâcherai de passer s’il lui arrive… ce que vous avez décrit.
– Madame, ces signes sont généralement les précurseurs d’hémorragies massives. Dans une telle situation, un Willebrand de type trois a souvent moins d’une heure devant lui avant d’atteindre un centre hospitalier pour y subir une intervention chirurgicale d’urgence. »
J’ai enfin compris pourquoi j’ai fait appel à ChArON !… et je le regrette aussitôt. Jusqu’à présent j’ignorais pourquoi mes articulations me lancent à ce point, j’y voyais un désagrément passager et m’en accommodais. Maintenant je sais que la douleur n’en est qu’à ses débuts. Rien que de le savoir la transforme instantanément en martyr. La peur de souffrir me paralyse aussi efficacement que mes articulations grippées. Bordel, j’ai patienté cinq cents ans dans un congélateur, je ne vais pas laisser tomber sans réagir ! J’ai une heure pour atteindre les secours. Avec la foule qui occupe les rues dans ce monde qui dégouline de bons sentiments, ce serait le comble si personne ne me porte assistance !
Sauf que j’ai échoué en plein milieu d’un chantier de construction désert. Devant moi, un immense bâtiment au profil en aileron de requin sort de terre avec la ferme intention de toucher le ciel. Autour de lui, une zone de plusieurs hectares a été dégagée, sûrement en prévision des futurs espaces verts comme partout ailleurs dans la ville. Seules à occuper ce vaste terrain vague, d’imposantes machines produisent des poutrelles longues de plusieurs dizaines de mètres, ainsi que de larges plaques de la taille d’une baie vitrée. Ces éléments sont manutentionnés par des grues à treillis similaires aux engins de mon époque. Une fois amenées sur place, les poutres s’ajoutent à l’ossature grandissante de l’immeuble tandis que les plaques nacrées habillent le squelette métallique. Elles sont positionnées, ajustées puis soudées par une armada de drones. Le tableau me fait penser à une fin alternative de Moby Dick. Le capitaine Achab a fini par capturer le monstrueux cachalot blanc. Lardée de harpons, la bête est peu à peu dépecée par l’équipage. Sauf que je suis en train de voir le film à l’envers…
Le fourmillement de drones et de grues est coordonné par un homme seul, en plein centre du chantier. Debout derrière sa console holographique, on dirait un chef d’orchestre à son pupitre. Il est de dos, à une centaine de mètres devant moi. Cent mètres, c’est dix secondes pour un sprinteur, un peu plus d’une minute pour un promeneur. Moi j’ai une heure pour couvrir cette distance. Il paraît inconcevable d’échouer. Pourtant, je suis taraudé par le doute.
Je me mets en marche d’un pas volontaire. Maintenant que je peux donner un nom à ma maladie, la guérison m’apparaît comme une formalité. Il me suffit d’atteindre ce type, et je pourrai enfin m’atteler à reconquérir le monde. Alors en route, qu’on en finisse au plus vite. Ma détermination est aussitôt étouffée par la douleur qui malaxe mes hanches. Le doute qui m’assaille se transforme immédiatement en crainte, qui à son tour menace de tourner à la résignation. L’homme puissant que j’ai tant œuvré à incarner redevient le petit garçon effrayé que j’étais.
Ce que mon corps refuse d’accomplir, ma volonté de fer va l’y contraindre. Je serre les dents et continue d’avancer. Chaque enjambée est un calvaire, comme si genoux et hanches étaient recouverts de papier de verre. On dirait qu’à force de frotter, la toile émeri a arraché des esquilles d’os. La douleur irradie dans le torse comme les racines d’un arbre, je les sens remonter vers mon cœur qui palpite fébrilement. Bon d’accord, je m’accorde une pause. Je suis justement à côté d’une machine, de celles qui fabriquent ces larges plaques dont le gratte-ciel est recouvert. Je m’appuie contre elle, le temps de reprendre mon souffle, après je repars. Promis. De toute façon, il ne me reste que cinquante mètres à franchir.
Impossible de reprendre ma progression. La souffrance a grippé la moindre articulation. Je sens les secondes défiler, puis les minutes. Rien à faire, fesses contre la machine je reste penché en avant, haletant, les mains serrées sur ces putains de genoux qui me font un mal de chien. Gorgés de sang, ils ont la taille et la consistance de pamplemousses. Et merde ! Pourquoi faut-il que ce type me tourne le dos ? S’il était ne serait-ce que de trois-quarts, il ne pourrait pas me rater. Et ces engins robotisés, ils ne sont pas équipés d’un détecteur d’alerte ? Leurs concepteurs n’y ont pas pensé ?
Pour la première fois depuis mon adolescence, je n’ai aucune idée de comment m’en sortir. Je crois que je vais mourir. L’idée a beau sembler absurde, je la sens me paralyser davantage que mon calvaire. Broyé par la peur et frustration, je geins. Ma voix ! Inutile d’arriver jusqu’au chef de chantier, il suffit d’attirer son attention en criant ! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Sans plus attendre je crie à l’aide. Mon appel se transforme en gargouillis de postillons sanglants. J’ai l’impression de respirer comme un naufragé englouti par les vagues. Je suis vraiment en train de me noyer. Dans mon propre sang. Hémorragie pulmonaire.
Non ! J’ai survécu à toute cette merde, j’ai fui une mère folle à lier pour me bâtir un empire alors que je n’étais qu’un gosse des rues, je refuse de crever comme ça !
Je fais un nouveau pas en avant sans écouter mes nerfs torturés. Ma cheville ne bouge plus. Comme boulonnée à mon tibia, elle creuse un sillon dans le sol poussiéreux. L’autre jambe refuse aussi de bouger. Je tombe au sol. Je ne m’avoue pas vaincu. Puisque je ne peux plus me déplacer, on va m’emmener.
Je rampe vers le premier panneau métallique. Je me hisse dessus à la seule force des bras. Je m’allonge. Le crochet double d’une grue approche à moins d’un mètre de moi. Les mâchoires mécaniques serrent le haut de la plaque. Mon DALEC improvisé s’incline rapidement. Je tente de m’agripper mais la surface est lisse comme un miroir. De toute façon, mes doigts boudinés sont raidis par les hémorragies internes, je ne peux même pas serrer les poings. Je glisse, inexorablement. Je retombe dans la poussière, désarticulé comme un vieux jouet.
Sentir le sol chaud sous ma tête, c’est fou comme ça peut faire du bien. Résigné, je peux enfin me reposer sans plus ressentir ni tensions ni peur, seulement la paix. A une trentaine de mètres de hauteur, la plaque oscille doucement. Elle n’est retenue que par un point d’attache : en montant dessus, j’ai dû perturber la séquence d’arrimage. Vue d’ici, on dirait qu’elle m’adresse un dernier salut de la main. J’aimerais le lui rendre mais je ne peux pas, alors je me contente de lui sourire. L’instant d’après, elle se détache. Libéré de sa charge, le câble de la grue se détend comme une corde de piano sur une dernière fausse note. En fouettant l’air, il frappe un énorme drone qui ajuste une poutrelle.
Derrière son pupitre, le chef de chantier comprend en un clin d’œil la gravité de la situation. Il se tourne vers moi. C’est à ce moment que le panneau à peine plus épais qu’une feuille de papier s’abat sur lui, une véritable guillotine. Non ! Il s’écarte au dernier moment d’un bond stupéfiant de rapidité. Au lieu de lui fendre le crâne, le bord effilé lui tranche le bras, de l’épaule jusqu’à l’intérieur du coude. La blessure est rendue plus atroce encore par le silence de l’estropié, trop choqué pour pousser le moindre cri.
Dans les airs, l’un des moteurs du drone s’arrête sur une gerbe d’étincelles. Il plane comme une feuille arrachée par le vent d’automne avant de percuter la grue. Dans la fureur de l’explosion, son treillis se vrille. Elle s’incline doucement dans un gémissement métallique atroce, sa flèche pointée droit sur moi. Au moins, je vais quitter ce monde avec panache.
Du coin de l’œil, je vois le chef des travaux me dépasser en courant. Il m’agrippe au col de son bras valide et m’entraîne dans sa course, si vivement que je décolle du sol. Là où je me trouvais un instant plus tôt, la grue s’effondre dans un tonnerre de cymbale. Autour de moi, une forêt de tubes d’acier rebondit en vibrant puis retombe en vrac tel un mikado géant. Amorphe, je ne les évite que grâce aux réflexes inouïs de mon sauveur. Point d’orgue du désastre, la flèche de l’engin transperce le sol comme une dague géante, créant un puits dans lequel le contrepoids s’engouffre avec le fracas d’un tremblement de terre.
Je ne vois rien de tout ça. Je n’arrive pas à quitter des yeux le bras coupé net du conducteur de travaux, un bras cybernétique recouvert de peau humaine. On dirait un Terminator !
Voilà le secret de cette civilisation idéale : ce sont des foutus robots ! Tout devient clair : la mentalité axée sur la coopération et le vivre-ensemble, les gens qui se déplacent en masse sans jamais se gêner, la religion progressiste sans dogme ni rituels. Et même la satisfaction gratuite de tous les besoins naturels… Facile quand on n’a besoin de rien d’autre qu’un changement de batterie et une révision tous les cinq ou dix ans ! Je suis entouré de robots. Moi qui viens d’un lointain passé, je suis le dernier humain, comme Robert Neville dans Je suis une légende. Si on m’a réveillé, c’est pour en finir définitivement avec mon époque, pour tirer un trait sur l’Homme.
Je pars dans un rire nerveux, tant pis si ça fait un mal de chien. Puis tout devient noir.

(à suivre)

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Une réponse à “Palimpseste d’Arnaud Dollen – III”

  1. Rétroliens : Palimpseste d’Arnaud Dollen – IV | Librairie Bédéciné

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