L’Histoire retiendra son nom de Pierre Benazech

Comme tout un(e) chacun(e), ou presque en ce Mille-feuilles, à l’âge tendre, le petit Pierre Benazech aime s’immerger dans les contes et les épopées pour s’en inspirer et imaginer des mondes peuplés de créatures surnaturelles dans lesquels batifoler (les mondes, pas les créatures !). Et voilà donc qu’à l’adolescence la fièvre des mots le prend lui aussi, nourrie de nouvellistes (Poe, Gaiman, Bradbury,…), de romanciers (Gary, Barjavel, Malzieu), de poètes (Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont – tiens donc ! – , Prévert) mais aussi de paroliers (Brel, Gainsbourg), allez avec un p’tit peu/beaucoup de BD et de ciné. Et notre petit Pierre, tout juste sorti du bahut, autopublie sous pseudo ses premiers textes. Encouragé (tout de même) par une belle somme de retours positifs, notre petit Pierre qui a grandi s’en vient gratter doucement à l’huis des éditeurs et voit peu à peu plusieurs nouvelles affiliées SFFF publiées dans des anthologies.

pierre b
Le voilà fier comme un p’tit banc en 2013 pour son Prix de Poésie Paul Verlaine (catégorie jeune espoir).
Et la même année paraît son roman fantastique onirique, Le piano aphone chez les éditions Lune écarlate.

La biblio du Pierre :
Roman :
Le Piano Aphone (fantastique onirique) chez les éditions Lune Écarlate.
Nouvelles :
Le marchand de secrets dans l’anthologie SFFF « Mystères et mauvais genres » chez les éditions Sombres Rets.
Le bureau des amours perdues et trouvées dans l’anthologie SFFF « Histoires d’Amour » chez les éditions Sombres Rets.
Poésie :
Prix Paul Verlaine 2013 : premier prix en poésie, catégorie Jeune Espoir.

Le site de Môssieur Pierre : http://www.pierrebenazech.fr/lauteur/

Non, mais, le voyez-vous ce jeune Pierre avec son visage d’ange ? Faut pas s’y fier. Môssieur vient tout juste de prêter serment dans sa belle robe d’avocat tout frais et de commettre pour nous cette nouvelle d’esthète retors. Dandy, va ! Merci l’Ami !

L’Histoire retiendra son nom

« Si l’on devait vivre éternellement, tout deviendrait monotone. C’est l’idée de la mort qui nous talonne. C’est la hantise et le désir de l’homme de laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur cette terre qui donnent naissance à l’art. » (Brassaï)

— Bon sang, pesta Néa. Dépêche-toi ! Nous sommes attendus au Grand Palais à 21 heures… Et de Rafélis n’a pas la réputation d’être patient.
Clément s’empressa de nouer sa cravate devant le miroir de la chambre à coucher. Il répugnait à l’idée de se rendre à ce vernissage. Non pas que l’art le laissait insensible, bien au contraire, mais il abhorrait les mondanités. Homme simple, il fuyait d’ordinaire les évènements où le Tout-Paris se presse, ne supportant pas ces individus qui courent après les manifestations socioculturelles pour se montrer, flatter les personnes en vue et critiquer en cachette celles dont la mode est passée. Ce genre de spectacle lui évoquait la cour qui entourait naguère les Rois de France et lui donnait des envies de guillotine.
Cependant ce qui comptait pour Néa comptait pour lui et c’était justement le cas de ce vernissage. Aussi, il se devait de l’accompagner et de réfréner ses penchants révolutionnaires. Néa le méritait bien ! Clément avait rencontré cette Italienne il y a presque dix ans lors d’un dîner organisé par un ami commun. Lui venait tout juste de soutenir sa thèse en criminologie ; elle avait décroché deux semaines plus tôt un poste de journaliste pour un grand magazine. Il était tombé amoureux dès le premier regard. Un coup de foudre, mieux, un orage solaire. Cette fille l’ensoleillait. Même après neuf années de vie commune, il la trouvait toujours aussi rayonnante, et ce malgré les interminables vernissages et galas qu’elle lui faisait endurer.
Clément ajusta ces boutons de manchette assortis à sa cravate.
— Je suis prêt, soupira-t-il.
Le couple sortit de l’appartement et embarqua dans une vieille berline noire. Un doux ronronnement marqua l’éveil du véhicule qui, d’un mouvement rapide, s’engouffra dans la nuit en direction du Grand Palais.
Alors que Clément conduisait, Néa ne put contenir son enthousiasme. Elle s’exclama :
— Je n’arrive pas à réaliser que nous allons au vernissage de Louis de Rafélis. Les invitations ont, paraît-il, été distribuées au compte-gouttes !
— Voilà qui est d’autant plus valorisant ! Si tu es invitée, c’est que cet artiste voit dans tes articles un style et une qualité d’analyse que n’ont pas les autres.
— C’est gentil. Je te remercie d’ailleurs de m’accompagner. J’espère que tu ne vas pas trop t’ennuyer.
— Ne t’inquiète pas ! Peu m’importe que le public soit superficiel tant que le buffet est consistant !
La belle Italienne laissa éclater un rire.
— Le traiteur devrait être à la hauteur de tes espérances. De Rafélis a pour habitude de voir les choses en grand. La démesure est sa marque de fabrique.
— Je veux bien te croire, vu la couverture médiatique consacrée à son sujet. L’homme semble même plus connu que ses créations. À ce propos, quel est le thème de son exposition ?
— Personne ne le sait. Apparemment, ce vernissage donnera lieu à beaucoup de surprises.
La conduite sportive de Clément permit au couple de gagner promptement le lieu de rendez-vous. Après avoir garé leur voiture avenue de Selves, où une place de parking leur avait été réservée, les amoureux rejoignirent à pied l’entrée principale du Grand Palais. À leur grande surprise, celle-ci était gardée par une douzaine de vigiles. Tous crânes rasés et vêtus d’un costume-cravate d’un blanc immaculé, leur allure était pour le moins déconcertante.
Néa s’adressa à l’un d’entre eux :
— Bonsoir, nous sommes invités au vernissage de Louis de Rafélis. Pouvons-nous entrer ?
— Bonsoir M’sieur Dame, déglutit le gardien. Pouvez-vous me donner vos noms, s’il vous plaît ?
— Néa Belleville et Clément Catala.
Le vigile qui mesurait bien deux mètres consulta son smartphone.
— Vos noms figurent bien sur la liste. Vous arrivez juste à temps, les hostilités sont sur le point de commencer. Avant d’entrer, je vous demanderais de vous délester de vos téléphones portables. Les photographies sont interdites. En outre, Monsieur de Rafélis ne souhaite pas que la contemplation de ses œuvres par le public soit troublée par des bruits ou des discussions parasites.
Le colosse désigna de la main un de ses collègues qui tenait un sac en lin portant l’inscription « 33 –C ». Le couple s’exécuta, déposant ses effets dans le réceptacle indiqué. En échange, le vigile lui remit un coupon pour les retirer à la sortie de l’exposition.
Une fois ces formalités accomplies, Néa et Clément entrèrent dans le mythique monument parisien. Une centaine de personnes en tenue de gala déambulait dans l’immensité du salon. Comme à son habitude la jeune journaliste tomba en pâmoison devant la beauté du lieu. Entre le sublime balcon de l’horloge, l’imposant escalier d’honneur au fond de la salle, chef d’œuvre de style art nouveau, et la nef avec sa verrière monumentale, elle ne savait plus où donner de la tête. Soudain, un bruit strident l’arracha de sa rêverie. Leur ancien interlocuteur, aidé de trois collègues, était en train de fermer la porte par laquelle elle avait pénétré dans le bâtiment avec son bien-aimé.
— Pourquoi fermez-vous les portes ? s’étonna-t-elle.
— Plus personne n’est attendu, répondit le vigile d’un ton sec.
— C’est parce que l’exposition est mauvaise que vous nous enfermez ? De Rafélis a peut-être peur que ses invités s’enfuient trop vite, plaisanta Clément.
Les hommes en costume blanc ne relevèrent pas ce trait d’humour et achevèrent de fermer les portes en silence.
Clément se tourna vers sa compagne et arqua un sourcil interrogateur.
— Je ne sais pas, je ne suis pas au courant, chuchota la jeune femme.
— Surprenant, n’est-il pas ? chanta une voix féminine.
Les amoureux firent volte-face ; une femme vêtue comme une actrice des années folles se dressait devant eux.
— Oh, bonjour Laurélie ! s’exclama Néa.
— Bonsoir, répondit la madone en tendant nonchalamment sa main gantée.
La journaliste la salua d’une poignée de main, puis se tourna vers Clément pour le présenter.
— Clément, je te présente Lau…
— Laurélie van Bommel ! Critique d’art, spécialiste du cubisme analytique, amateur et collectionneur de créations en pâte d’argent.
— Clément Catala, répliqua l’intéressé. Professeur de droit, spécialiste en droit pénal et en criminologie, amateur de pâtes à la carbonara.
Laurélie van Bommel se figea un instant puis éclata de rire.
— Il a de l’humour ! J’aime ça, minauda-t-elle.
— Hélas, les vigiles ne sont pas aussi réceptifs à mes plaisanteries. Il n’est donc plus possible de sortir ?
— Pas avant la fin du discours de l’artiste ! Comme tous les grands, de Rafélis a ses petits caprices. Mais réjouissez-vous, c’est un honneur d’assister à ce vernissage. L’entrée n’est autorisée qu’aux personnes invitées par le créateur et aux représentants de presse agréés par son service de communication
— J’ai conscience de la chance que nous avons, renchérit Néa. De Rafélis est sans aucun doute un des artistes les plus doués de sa génération.
— Et tu n’as pas encore vu ses dernières toiles ! Suivez-moi, c’est tout simplement grandiose.
La critique d’art les conduisit à travers la foule à la découverte des œuvres de Louis de Rafélis. Comme la plupart des gens qui côtoyaient ce milieu, Laurélie van Bommel était un personnage. Vêtue d’une robe noire griffée par un grand couturier et coiffée d’un bandeau Charleston terminée par une plume d’autruche, cette femme blonde d’une quarantaine d’années paraissait sortir d’une autre époque. Néa avait pu échanger avec elle à plusieurs reprises lors d’expositions. La jeune journaliste ne savait jamais comment l’aborder. Surtout que Laurélie ne venait pas toujours spontanément vers elle pour la saluer. Aussi, elle s’en méfiait. Laurélie van Bommel était un être charmeur à l’humeur changeante. Néa la comparait à un mamba noir1. Un animal froid, fascinant, imprévisible et dangereux.
— Et voilà ! lança la critique en s’arrêtant devant les œuvres.
Néa et Clément tombèrent des nues. Toutes les toiles sans exception étaient blanches, vierges de toute trace de peinture.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda l’Italienne.
— De Rafélis n’a pas encore livré son explication. Je suppose que la démarche de l’artiste est de démontrer que la beauté n’est pas dans les choses mais dans le regard qu’on leur porte. Qu’en dis-tu Néa ?
— C’est vraiment puissant, persifla Clément. J’ai besoin d’un verre pour me remettre de mes émotions. Mesdemoiselles, puis-je en profiter pour vous apporter une coupe de Champagne ?
— Volontiers, fit Laurélie.
— Pas pour moi, merci Clément !
Le professeur se dirigea vers le centre de la salle où était situé le buffet. Celui-ci offrait un large choix de toasts sophistiqués, de pâtisseries haut de gamme et de boissons avec ou sans alcool. Une ribambelle d’éphèbes en costume blanc se chargeait du service. En connaisseur, Clément repéra une bouteille de Dom Pérignon millésime 2003 et s’empressa de commander les coupes.
Alors que le serveur versait le précieux liquide, le professeur jeta des regards désespérés aux œuvres qui l’entouraient. La salle regorgeait de chevalets supportant des tableaux de diverses tailles, certains pouvaient rentrer dans la poche, d’autres mesuraient plusieurs mètres. Mais tous étaient d’un blanc sans nuance.
Dire que ces croûtes se négocient plusieurs centaines de milliers d’euros, pensa Clément. J’ai raté ma vocation, j’aurais dû faire artiste, pas prof.
— Bonsoir Monsieur le professeur, siffla une voix suave.
Clément se retourna. Un homme de grande taille aux cheveux poivre et sel lui faisait face. Celui-ci se tenait très droit ce qui lui donnait une impression de solidité malgré sa minceur. Habillé d’un costume cintré beige et s’appuyant sur une canne richement sculptée, l’inconnu avait de l’allure, un certain magnétisme même. Un frisson parcourut l’échine de Clément. L’identité de ce dandy moderne ne faisait aucun doute.
— Monsieur Louis de Rafélis ?
L’intéressé eut un sourire carnassier.
— Lui-même. Je suis ravi de vous voir ici, Monsieur Catala.
— Tout le plaisir est pour moi. Je vous remercie de m’avoir invité avec ma compagne, Néa Belleville !
— C’est moi qui vous remercie. J’étais impatient de vous rencontrer. Votre thèse a retenu toute mon attention.
— Vous avez lu ma thèse ? s’étonna le professeur.
— J’ai même lu toutes vos publications. Vous savez structurer et retranscrire votre pensée avec justesse. Votre réflexion sur l’instinct criminel m’a particulièrement intéressé.
— L’intérêt que vous portez à mes travaux m’honore. J’ignorais qu’un artiste de votre rang pouvait se passionner de criminologie.
— Et pourtant c’est bien le cas. J’admire même nombre de criminels. Jack l’Éventreur, le gourou Charles Manson, le docteur Petiot, Dean Corll le candyman, Al Capone ou encore Erzsébet Bàthory dite la comtesse sanglante figurent parmi mes artistes préférés.
— Des artistes, s’indigna Clément. Je regrette, je ne trouve aucune beauté dans les actes commis par Manson, Petiot ou encore Al Capone.
De Rafélis pouffa de rire. D’un geste lent, l’artiste se saisit d’une des coupes de Champagne commandées par son interlocuteur. Il en but une gorgée tout en fixant ce dernier avec intensité. La façon qu’il avait de le regarder mit Clément mal à l’aise. Cependant, le professeur avait l’habitude des intimidations et goûtait au jeu des joutes oratoires. Il soutint le regard de son contradicteur et répondit avec un rictus provocateur.
De Rafélis reprit le fil de son propos :
— La représentation que vous avez d’un artiste est fort réductrice. Presque caricaturale. L’art n’est pas la recherche de la beauté. C’est la recherche de l’immortalité. L’artiste, le créateur au sens noble du terme, a pour prétention de survivre à travers ses œuvres. Or, par leurs méfaits, ces criminels ont réussi à marquer de leur empreinte l’Histoire de l’humanité.
— Effectivement, ces personnes ont acquis une certaine célébrité en raison de leurs actes, mais…
— Non, je ne parle pas de célébrité ! Je parle d’immortalité. Songez à Ravaillac ! En assassinant Henri IV, il est entré dans l’Histoire de France. L’audace et le panache de son geste subliment le destin même du Roi. Et que dire de Jack l’Éventreur ? Plus d’un siècle après sa mort, on continue de parler, d’écrire, de rechercher à son sujet. Il inspire des romans, des films, des chansons… Il fascine le monde entier ! Vous ne pouvez pas dire le contraire. D’ailleurs, je sais que ces criminels vous fascinent vous aussi, n’est-ce pas ?
Clément resta silencieux un instant. Le discours de son interlocuteur semblait l’avoir remué. Il se racla la gorge puis répondit calmement :
— Vous faites erreur. S’il est vrai que la criminologie me passionne, je ne suis nullement fasciné par les criminels. Je reconnais à certains une forme d’intelligence, de charisme et de sang-froid, mais je ne les admire pas. Je n’éprouve pas de plaisir malsain à étudier leur comportement. Si j’ai souhaité devenir criminologue c’est parce que mon oncle a été tué quand j’étais adolescent. Un crime gratuit, comme on dit les médias à l’époque. Depuis, j’ai toujours cherché à comprendre les raisons qui poussent un homme à donner la mort à un autre. La criminologie est à la fois une réflexion sur l’humanité et un souhait de la préserver. Il y a un monstre au fond de chacun de nous. Et je veux faire en sorte qu’il ne se réveille pas.
Les yeux de Louis de Rafélis s’illuminèrent. Un sourire mystérieux se dessina sur son visage.
— Vous êtes un homme plein de surprises, souffla-t-il. Tant mieux ! J’espère que celle que je vous ai préparée vous plaira.
Sur ces mots, l’artiste prit congé de son allocutaire et disparut dans la foule. Clément restait sous le trouble que lui avait causé sa discussion avec ce curieux personnage. Lui qui avait un don pour lire dans le jeu des autres peinait à cerner la personnalité de Louis de Rafélis. Sa confusion était telle qu’il renversa le verre de Champagne qui l’attendait sur la table.
Le professeur s’excusa auprès du serveur et sortit un mouchoir en papier de sa poche pour réparer l’incident. Alors qu’il épongeait le vin souillant la nappe, le brouhaha ambiant s’estompa soudainement. Tous les regards convergèrent vers l’escalier d’honneur. De Rafélis juché à son sommet s’apprêtait à proclamer son discours. L’artiste s’approcha du microphone en forme de tête de mort, déposa un objet recouvert d’un voile noir sur la rambarde de l’escalier puis leva les bras au ciel à la manière d’un prophète.
— Chers amis, tonna-t-il. Quel plaisir de vous voir ! Je vous remercie d’être venus, et ce de tout mon cœur.
Un concert d’applaudissements retentit dans la salle. Clément se prêta au jeu et tapa des mains avec entrain tout en scrutant l’objet que dissimulait l’épais tissu noir. Celui-ci paraissait à la fois long et lourd. De quoi pouvait-il s’agir ?
— Vous vous interrogez sûrement sur la signification de mes toiles, poursuivit le créateur. Si celles-ci sont entièrement blanches, c’est parce que ce soir, les œuvres d’art, c’est vous !
Un nouveau tonnerre d’applaudissements et de cris éclata dans le monument parisien.
À l’écoute de cette phrase, Clément repensa aux paroles qu’il avait échangées avec de Rafélis quelques minutes auparavant. Il réalisa avec effroi que toutes les issues étaient bloquées et qu’il n’avait plus aucun moyen de communiquer avec l’extérieur. Le sang du criminologue ne fit qu’un tour.
— Merde, jura le professeur. Il va… Néa !
De Rafélis souleva d’un geste brusque la bande de tissu noir et révéla un fusil à pompe. Il s’empara de l’arme, mit en joue le public qui continuait à applaudir, et ouvrit le feu. Le coup résonna dans la salle en un vacarme assourdissant.
Un homme s’effondra sur le sol, la chemise maculée de sang. Des hurlements de terreur retentirent un peu partout dans le Grand Palais. Dans une cohue indescriptible, les personnes composant l’auditoire se mirent à courir dans tous les sens.
Clément chercha sa compagne dans la marée humaine, bousculant les malheureux se mettant en travers de son chemin. De Rafélis, lui, continuait son œuvre, tirant sur la foule à cadence régulière. Certains invités se précipitèrent vers le fond de la salle frappant désespérément sur la porte par laquelle ils étaient entrés. D’autres se dirigèrent dans les pièces jouxtant la salle, quêtant une cachette, une issue, un espoir de survie. La boutique de l’exposition et les toilettes furent prises d’assaut. Certains se cachèrent dans les placards à balais, d’autres essayèrent de forcer les issues de secours à coup de chaise. En l’espace de deux ou trois minutes, la salle principale s’était vidée.
De Rafélis descendit calmement les escaliers d’honneur, un sourire béat aux lèvres. L’artiste marchait tout en contemplant la douzaine de cadavres qui jonchait le sol. Celui-ci semblait se délecter de ce spectacle macabre et commentait à voix haute la beauté des corps sans vie. Tout à coup, alors qu’il arrivait au centre de la salle, il entendit quelque chose siffler près de son oreille gauche. D’un réflexe, il tourna la tête et encaissa un violent coup dans le nez. Le meurtrier recula d’un pas et porta une main à son visage. Du sang coulait abondamment de ses narines. À terre se trouvait l’objet du délit : un bougeoir en verre que quelqu’un venait de lui lancer en pleine figure.
L’artiste observa les alentours à la recherche de l’offenseur. Il s’avança lentement en direction du buffet situé non loin de lui. À son grand plaisir, il découvrit un homme caché derrière une table. De Rafélis tira sans sommation sur l’individu qui s’écroula sous le coup porté. L’assassin s’approcha de sa victime et sourit à la vue de son visage.
— Adieu Monsieur Catala, souffla-t-il.
Néa s’était réfugiée dans les toilettes des dames avec Laurélie van Bommel. Cette dernière avait déchiré sa robe de bal et jurait comme un charretier à l’encontre de Louis de Rafélis, homme qu’elle avait couvert d’éloges quelques minutes plus tôt. Ne pouvant barricader l’entrée de la pièce, les deux femmes cherchèrent un moyen de sortir du Grand palais. Laurélie fit remarquer à la jeune journaliste la présence d’un conduit d’aération au sommet d’un mur.
— Fais-moi la courte échelle, murmura-t-elle. Je vais retirer la grille.
— Tu es complètement folle, lui répondit l’Italienne. On n’est pas dans Piège de cristal ! C’est trop étroit, on ne pourra jamais passer ! Et on ne sait même pas où débouche ce conduit.
— Tu as peut-être une meilleure idée ? rétorqua la critique d’art.
Plusieurs coups de fusil résonnèrent non loin des toilettes, faisant sursauter les deux complices.
— Bon sang, fais ce que je te dis, s’emporta Laurélie. Ce taré ne mettra pas longtemps à nous trouver !
Sous la pression, Néa s’agenouilla et présenta ses mains en position d’eucharistie. Laurélie se déchaussa puis posa son pied nu sur l’appui créé par la journaliste. Lentement, la critique se dressa jusqu’à s’agripper à la grille du conduit d’aération. Celle-ci tira de toutes ses forces sur les barreaux métalliques puis les secoua avec vigueur jusqu’à ce que la grille soit complètement retirée du mur.
— Ça y est, s’exclama la blonde plantureuse.
Soudain, une détonation retentit dans la pièce. Plusieurs gouttes de sang éclaboussèrent le visage délicat de Néa. Laurélie van Bommel tomba raide morte à côté d’elle, le dos empourpré de sang.
La journaliste resta immobile, complètement pétrifiée par la peur. Derrière elle se trouvait de Rafélis qui pointait son arme dans sa direction. L’homme avec ses cheveux hirsutes, son visage en sueur et son costume souillé n’avait plus rien d’un dandy.
— N’aie pas peur, dit calmement l’artiste. Ce n’est pas une mort que je t’offre, mais une renaissance. Je vais faire de toi une œuvre d’art. Sois fière de l’honneur qu’il t’ait fait.
À ces mots, l’artiste pressa lentement sur la gâchette. Un « tic » se fit entendre. De Rafélis baissa son arme.
— Plus de munition, rugit-il.
Soudain, une bouteille éclata dans son dos et le costume de l’assassin s’embrasa. L’artiste exulta : « Oui ! C’est encore mieux que prévu ! Ce sera le point d’orgue de mon œuvre ! »
Les flammes se rependirent sur tout son corps, dévorant avec appétit ses mains, son cou, son visage… Transformé en torche humaine, de Rafélis jeta son fusil aux pieds de la journaliste et quitta la pièce d’un pas lent et assuré.
Clément apparut et se précipita vers Néa pour l’enserrer dans ses bras. La journaliste, encore sous le choc, peinait à réaliser ce qui venait de se passer.
— Clément, j’ai eu si peur, gémit-elle. J’ai cru qu’il t’avait tué.
— Je l’ai cru aussi, confie l’intéressé. Mais, ce salaud a raté son coup. Il m’a tiré dans l’épaule et j’ai fait semblant d’être mort. Dès qu’il a eu le dos tourné, j’ai préparé un cocktail Molotov avec les bouteilles du buffet.
Néa ferma les yeux et se blottit contre son bien-aimé. Le criminologue pensa à voix haute : « Il m’a raté… Ou alors, il m’a épargné pour que quelqu’un raconte ce qui s’est passé… »
De Rafélis marcha plusieurs minutes dans l’enceinte du Grand palais tout en déclamant des mots insensés. Celui-ci semblait animé d’une volonté surhumaine et parvenait à se traîner malgré le feu qui le consumait. Arrivé sous la coupole, centre de l’édifice, l’homme leva une dernière fois les bras au ciel.
— Immortel, dit-il avant de s’effondrer.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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