Cohabitation d’Yves & Ada Rémy

La « Blanche » a Aragon & Triolet, Sartre & Beauvoir, et bien nous on a Rémy & Rémy. Et, croyez-nous, ils valent aussi leur pesant de ducats.

Les éditions Dystopia ont eu l’excellente initiative d’extraire de leur retraite discrète ce couple d’auteurs. S’ils ont peu œuvré en science-fiction, se consacrant essentiellement à la réalisation de documentaires, leurs (trop) rares apparitions dans notre domaine se sont révélées comme des coups de maître.

Les Soldats de la mer (1ère édition chez Juillard en 1968) est une oeuvre qu’on peut qualifier de majeure,  préfigurant ce qui est devenu la fantasy européenne, sachant mêler les genres pour faire vibrer toutes nos cordes émotives. Des contes militaires qui dessinent l’architecture de cette Fédération qui fleure bon le Premier Empire, qui m’ont évoqué parfois Buzzati ou Alfred de Vigny mais tellement plus encore…

Le Prophète et le vizir, quant à lui, est un ouvrage inédit, une sorte de conte philosophique oriental (enfin, deux. Une novella et une nouvelle) très futé et plein d’humour où les auteurs ont su avec bonheur habiller le traditionnel d’une élégante fluidité de style.

Dystopia nous annonce pour fin 2014 la parution de Le Mont 84 de notre couple chéri Yves & Ada Rémy, « un beau gros roman inédit qui mêle science-fiction et polar dans l’esprit du feuilleton », et courant 2015 la réédition de La Maison du cygne.

Oui, notre « couple chéri » parce que nous avons eu le grand bonheur de les recevoir en mai 2013 et de goûter en direct l’humour, la chaleur et le talent d’Yves & Ada qui nous offrent aujourd’hui une belle nouvelle inédite témoin, s’il en est,
de leur indéfectible complicité.

Yves et ada remy
Yves & Ada chez Bédéciné en mai 2013

Et pour pour vous documenter sur leur biliographie je vous engage à la consulter sur l’éminent site nooSFere :
http://www.noosfere.org/icarus/livres/auteur.asp?NumAuteur=532

http://www.noosfere.org/icarus/livres/auteur.asp?NumAuteur=531

COHABITATION

Je ne suis pas seule dans ma grande maison.
On ne respecte pas ma solitude, on me persécute. Je n’ai pourtant l’âme occupée que de ma vieillesse et de ma lassitude. On se joue de moi et je ne conçois rien à cela. Pourquoi ces tourments, ces agaceries, ces contrariétés ? Et Georges n’est plus là pour me prendre dans ses bras et me réconforter comme il le faisait pendant nos cinquante ans de vie commune.
Je vais et je viens dans les langueurs de l’habitude. Je ne me sens heureuse nulle part, à nul moment. A travers les pièces, j’erre sans but. Près de fermer une porte, je m’arrête et tourne la tête : j’éprouve ma solitude, guettant une ombre dont je sens confusément la présence.

Quelquefois, quand le soir tombe, j’entre au salon et m’abandonne dans un des fauteuils crapauds que nous avions achetés, Georges et moi, au Village suisse… J’étais alors charmeuse, tout agacée de boucles blondes et ma bouche était comme une Belle de Choisy… Mais c’est si loin.
Le bateau laissait craindre qu’il ne chavire d’un moment à l’autre et sur le pont incliné balayé par les eaux un gilet de sauvetage glissait. Georges a pu s’en saisir et il me l’a lancé mais lui n’en avait pas et j’ai vu la vague qui l’a arraché du pont. Je n’arrivais pas à enfiler le gilet et j’ai perdu connaissance. Après un grand trou dans ma vie, on a dû juger que je pouvais être ramenée à la maison. Mais seule. Georges n’était pas parmi les rescapés.
J’erre dans ma maison, refermant soigneusement derrière moi chaque porte, ne supportant pas le plus faible des courants d’air. Mais la fatigue me surprend toujours.
C’était dans les commencements de notre mariage et j’étais, comme on dit, heureuse. Georges nourrissait pour nous deux des projets fous, des croisières maritimes sur des mers de paradis, des voyages dans des Transsibériens de légende, des circuits aériens en super-constellations pour vous envoler au septième ciel… On vivait dans les atlas et les prospectus. Sans jamais nous décider. Jusqu’au malheureux jour où Georges m’offrit une croisière en Norvège dans les îles de Lofoten. Le nom l’avait séduit à cause de Milosz dont il m’avait de mémoire réciter deux vers :
 » Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine… »
Moi aussi je connaissais ce poème et je savais que les vers chantaient surtout les morts de Lofoten.
Je m’assoupis, mais est-ce vraiment le sommeil, on dirait plutôt que le temps s’est interrompu. Quand il recommence d’égrener silencieusement les heures, la porte bâille. Oh ! Il ne me viendrait pas à l’idée d’en être effrayée ! Je suis trop vieille et je n’aspire qu’à rejoindre Georges dans le royaume des morts où nous poursuivrons notre vie de vieux amants.

J’ai aussi d’autres tourments que le jour sécrète : ce n’est pas qu’une trop vive clarté me blesse mais je ne supporte plus les lumières trop crues, il me faut toujours fermer les persiennes. Je veux que ma maison me tienne lieu de tombeau. Je ne veux plus rien connaître des autres qui mènent leur vie au-delà de mes murs. Mais à peine me suis-je éloignée, à peine ai-je quitté une pièce rendue à l’ombre que déjà dans mon dos on rouvre la fenêtre et fait claquer les volets. Pourquoi ces tracasseries, je suis si lasse ? Parfois, je cède à l’envie de faire un peu de musique, aussi bien par ennui que pour vaincre mes indolences. Je m’oblige à monter au second dans une des mansardes où j’ai remisé mon violon. L’escalier n’en finit plus, chaque marche me pèse comme une insomnie. Que d’années ont passé pour qu’il me paraisse aujourd’hui désuet, fragile dans son étui garni de feutre vert dont j’étais si fière du temps où j’allais au Conservatoire ! Les souvenirs m’épuisent et déjà la force me manque de vouloir l’accorder. Mais je me gronde : tes mains sont pâles à faire peur, longues et maigres, tu leur donnerais avec profit un peu d’exercice.
A la cuisine, j’ai beau nettoyer et ranger, je retrouve toujours un couvert abandonné sur la table. Je suis obligée de faire la vaisselle bien que l’assiette soit à peine salie. Je la laisse sécher sur l’égouttoir. Invariablement, on en use quelques heures plus tard. Pour moi, je suis devenue si délicate, si frugale… quelques biscuits secs que je feins de grignoter… Qui donc s’obstine à me faire croire qu’il prend des repas dans ma cuisine ? Je n’ai pas franchi la grille pour aller au marché depuis un temps que je ne saurais évaluer.
Quelquefois, je sors un livre de la bibliothèque. Je m’assois sur l’ottomane et m’efforce de lire. Je le ferme bientôt et me rends à cette indéfinissable langueur, à ce détachement secret qui me pénètrent de plus en plus au cours de ces journées sans fin. Je reprends mes errances. Quand je reviens, on a rangé le volume à l’exacte place qu’il occupait sur les rayons.
On abandonne sur les fauteuils des revues défraîchies. Dans les pièces traînent, à certaines heures, des odeurs de tabac. On a sorti la vieille blague que j’avais offerte à Georges et que je n’ai pas le cœur de vider de son reliquat d’Amsterdamer. Je la remets dans le tiroir de son secrétaire. Je la retrouve sur le guéridon du salon.
Et pourquoi sortir du placard ses brodequins de jardinier et les abandonner dans le couloir ? Il me faut toujours ranger, comme du temps de Georges qui laissait tout traîner. Voudrait-on épuiser ma patience ? Pourtant je suis vieille et oubliée de tous. Jamais le facteur ne glisse de courrier dans la boîte de la grille. De derrière mes rideaux, je le vois qui passe, jette un coup d’œil et ne s’arrête pas.

Je fais effort pour sortir mais pas plus que la lumière trop crue je ne supporte l’air vif. Je descends les marches du perron, je fais quelques pas dans l’allée bordée de troènes. Depuis qu’il avait pris sa retraite, Georges passait des heures entières à la taille des arbustes et au désherbage. Je le vois encore se redresser, les mains appuyées sur les reins, avec son grand chapeau de paille qu’il portait en tout temps. Aujourd’hui, les troènes grandissent en désordre et le chiendent envahit le gravier. Je n’en tire pas de dépit et rentre frileusement.
Le lendemain, à moins que ce ne soit le surlendemain ou une autre semaine, j’esquisse une nouvelle sortie. On a désherbé une partie de l’allée et taillé un peu la haie. Souhaite-t-on me rendre folle ? Mais sans doute suis-je trop détachée des choses de ce monde et ma lassitude est-elle trop grande pour que je m’en fâche. Il semble que ma vie se dilue.
Je retrouve sur le secrétaire de vieilles lettres auxquelles j’ai négligé de répondre depuis la disparition de Georges. Et que je croyais avoir classées. On m’épie, on vit à côté de moi. Je referme le secrétaire. On le rouvrira demain.

Hier, j’ai pu, sur mon violon, esquisser les premières mesures de la Méditation de Thaïs qui plaisait tant à Georges. Mais j’ai vite abandonné l’instrument sur une commode et me suis rendue en d’autres lieux épuiser mes heures trop lentes.
J’ai perdu le sommeil. Je crois que ma raison m’échappe. Les heures de la nuit, comme celles du jour, je les occupe à dériver au hasard dans ma maison. Ces éternelles allées et venues ont-elles un sens ? Auront-elles une fin ? Ma vie est si menue. Et si je rêvais ? Tout est couleur de jamais et d’autrefois.
N’ai-je donc pas mérité de conduire mes derniers jours dans la paix et la tranquillité et d’en remettre l’issue à une mort honnête et discrète ?

*
* *

Dois-je adopter un chien pour que s’enfuient les farceurs et les mauvais plaisants qui hantent la maison ? Dois-je passer le plus clair de mon temps à rouvrir des portes qu’une heure plus tôt j’avais largement ouvertes ? Qui donc s’acharne à fermer les volets du rez-de-chaussée alors que je voulais voir pénétrer dans la salle à manger le premier rayon de soleil ?
Par habitude je dresse mon couvert trois fois par jour sur la table de la cuisine. Mais je n’ai d’appétit pour rien et quand je me retire on dessert la table et on fait la vaisselle. Pourquoi suis-je contraint à rechercher mon tabac et ma pipe que j’avais laissés sur le guéridon du salon et qui a retrouvé sa place dans le tiroir de mon bureau ? Je devrais pourtant hausser les épaules car si l’envie d’aspirer et de souffler une bouffée d’Amsterdamer me taraude toujours, au moment de bourrer le fourneau le besoin s’évanouit.
Je ne supporte pas l’obscurité et je retiens dans les embrasses les lourds rideaux de velours que Léa avait cousus. Ce n’est pas du goût de ce misérable génie ou vil lutin qui doit avoir les yeux fragiles et ne supporte pas la lumière car à peine ai-je le dos tourné qu’il occulte à nouveau les fenêtres.
J’ai délaissé depuis quelques temps les allées du jardin et la haie de troènes : je me convaincs d’aller faire un peu de jardinage mais je souffre trop des reins pour entreprendre un travail de longue haleine. Le sécateur en mains, je rabats quelques sujets et je bine sur deux ou trois mètres le gravier de l’allée. Au temps où Léa vivait encore, j’avais plus d’énergie. Aujourd’hui, je me lasse aussitôt. Le corps ne suit plus et la volonté se fait chétive. Je rentre et abandonne mes godillots et le sécateur dans le corridor. Une heure plus tard ils réintégreront le placard d’où je les avais sortis.
Qui se cache ? Qui se permet ? Qui se moque de moi dans l’ombre ?

J’ai laissé en désordre quelques magazines parmi les derniers que j’avais achetés peu de temps avant notre tragique croisière et j’ai tendu un fil pris dans la travailleuse de ma bonne Léa dans l’embrasure de la porte du salon. Le lendemain les magazines avaient rejoint le porte-revues. Mais le fil était resté tendu d’un chambranle à l’autre.
Mille et mille fois j’ai vérifié les verrous de sécurité des deux portes d’entrée, fouillé de fond en comble la maison, ouvert toutes les armoires, regardé sous les lits et même derrière les fauteuils crapauds que nous avions, Léa et moi, achetés à je ne sais quel antiquaire.
Est-ce qu’avec la vieillesse et la solitude de prétendus fantômes vous sortiraient des yeux et des oreilles ? Car je surprends des ombres diffuses aux coins de mon champ visuel et des soupirs derrière moi.

Ce matin, je suis sorti dans le jardin pour surveiller discrètement les fenêtres du salon et de la salle à manger. Surprendre une pâle silhouette derrière une vitre, une ombre derrière un rideau, voir une main diaphane refermer les persiennes, un petit visage lunaire et grimaçant avec des oreilles pointues dans l’œil-de-bœuf de la mansarde.
Dieu que je me sens seul et vulnérable dans cette grande maison qui se joue de moi…!
Sans doute ai-je eu un moment d’inattention : quand je relevai les yeux, on avait dénoué les embrasses des rideaux de nuit et plongé les pièces dans cette attristante obscurité qui semble si chère à cette chose qui couve au plus profond de la maison.
Ce chien que je souhaitais adopter pour qu’il fasse fuir les voyous ne pourrait-il pas en grondant me désigner celui des miroirs qui me trahit et par lequel on m’envahit ?

Voici des mois, dirait-on, que ce jour maudit du naufrage a vu ma vie brisée. Le transbordeur donnait affreusement de la bande, les déferlantes balayaient le pont et Léa à quelques mètres de moi s’accrochait au bastingage. Je lui ai lancé un gilet de sauvetage quand j’ai vu une lame la soulever et l’emporter par dessus bord, enveloppée, roulée dans sa gabardine blanche comme une momie dans ses bandelettes ou comme un matelot mort, enfermé dans un sac que les hommes d’équipages inhument en mer. J’ai crié et je criais encore mon désespoir au sein de cette mer cruelle, je criais mon amour noyé et je criais encore, paraît-il, sur la plage où la mer m’avait rejeté, le corps en loques et vomissant les dernières goulées d’eau salée dont je m’étais gavé à en mourir. Et quand je me suis enfin tu, après un dernier  » Léa où es-tu ?  » j’ai entendu qu’on avait retrouvé son corps sans vie, échoué sur les rochers de la côte. C’est ici dans notre grande maison que j’ai retrouvé mes esprits. Combien de jours, combien de nuits ne l’ai-je pas pleuré ? Mais les larmes ne servent de rien, tout au plus à entretenir les désespoirs et à creuser les joues.
Du poème de Milosz, ce sont maintenant deux autres vers que je peux me réciter à satiété :
 » Ah ! les morts, y compris ceux de Lofoten
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi…  »
Le rosier a fleuri. Hier j’ai cueilli deux roses, je les ai disposées dans un vase sous la photo que j’avais fait agrandir et encadrer de Léa assise en robe blanche dans la bergère du salon. Elle me souriait tendrement depuis plus de quarante ans et maintenant son sourire a des airs de mémento. Ce matin, je me perds en conjectures, on a mis de l’eau dans le vase, et on l’a changé de place : il est devant notre photo de mariage.
Je m’habitue lentement à la disparition de Léa, sentant grandir en moi tous les égoïsmes. S’il n’y avait chaque jour ces petites persécutions qui blessent ma vie, je vivrais dans ma coquille comme un escargot par temps sec, mais je ne peux indéfiniment me laisser jouer et tourner en dérision. Maintenant, je ne range plus mes chaussures, je laisse mon stylo sans capuchon, j’abandonne sur la moquette un magazine que je relisais pour la dixième fois et je salis intentionnellement mon assiette. Ces provocations ne lassent pas mon étrange escorte. On glisse aussitôt derrière moi, je sens une présence impalpable qui s’active. Et bientôt mes chaussures ont réintégré le placard, mon assiette est sur l’égouttoir, les portes du buffet de la cuisine sont refermées.
J’ai peur d’être le jouet de kobolds, de gobelins ou autres esprits farceurs. J’ouvre le secrétaire, me rendant à de plus terre à terre occupations, j’ai tant de courrier en retard. Mais tous ces gens à qui je me dois de répondre me semblent si lointains, si peu intéressés par mon existence… J’ouvre mon stylo, je commence une lettre : «  Mon cher ami… » mais je renonce bientôt à la poursuivre.

La nuit dernière, j’ai cru entendre dans la mansarde, juste au-dessus de ma chambre, un air de violon. Quelques notes m’ont permis de reconnaître la déliquescente “ Méditation de Thaïs “ de Massenet, le confiseur français comme l’appelait Brahms et que Léa jouait chaque jour que Dieu faisait. Mais je souriais, en ces temps-là, comme un grenadier les pieds dans l’eau glacée devant le petit empereur. J’ai ouvert les yeux dans l’obscurité et j’eus un haut-le-cœur : ce n’était pas un rêve, on jouait pour tout de bon, là-haut, au-dessus de moi. Mais craignant que mon imagination n’aille se figurer quelque folie, je demeurai coi. Une fois encore les coups d’archet déchirés et languides reprirent les premières notes de cette méditation sirupeuse. Je les reconnaissais malgré l’horrible sonorité de l’instrument désaccordé. Puis le silence est revenu, aussi insupportable.
Alors seulement la stupeur et l’effroi s’emparèrent de moi et me cerclèrent comme un tonneau. Tout prenait enfin un sens que ma raison voulait refuser : Léa était revenue et hantait la maison. C’était son fantôme inquiet qui se glissait de pièce en pièce, faisant un ménage superficiel, c’était son âme en peine qui repoussait par toutes sortes de fragiles manœuvres la trop grande luminosité du jour et détournait les roses de leur destination première comme pour tenter ingénument de nier sa mort et d’en chasser les preuves. Qui d’autre qu’elle aurait pu esquisser sur son propre violon des notes mille fois jouées de son vivant ?

Comment avais-je pu si longtemps m’aveugler sur les cent détails qui trahissaient sa présence ? Et pourquoi mon cœur ( suis-je si vieux si desséché ? ) n’avait rien deviné ?
Dès les premières lueurs du jour, je suis monté à la mansarde. Le violon, sorti de son étui, était abandonné sur la commode. Je me mis à crier :  » Léa ! ! Léa ! Au nom de notre ancien amour, fais-moi signe ! Es-ce possible que tu sois ici ?  » J’ai descendu le violon et son étui dans le salon. Qu’elle racle ici les cordes à s’en épuiser, pendant que je rêve au passé, effondré dans mon fauteuil crapaud !
La vieille maison s’ouvrait lentement à la vie, dans le soleil naissant. Je courus dans sa chambre, voisine de la mienne et dont je ne m’étais pas résolu à ouvrir la porte depuis sa mort. La courtepointe blanche, brodée à la main, gardait une empreinte légère, comme si un corps infiniment ténu, aérien, s’y était abandonné. Sur la coiffeuse, je répandis sa boîte à bijoux.
Dans les pièces du rez-de-chaussée, je criai encore son nom, vainement.
Elle vient, elle va dans la maison, faisant chaque jour mille petits gestes incertains, glissant invisiblement à mes côtés. Je ne crie plus son nom. A quoi bon ? Elle ne m’entend pas, ou elle m’ignore. Je cède au désespoir. Pourquoi la Mort ne m’a pas entraîné avec Léa dans ce naufrage ?
Je suis resté prostré toute la matinée, au comble de l’abattement, me demandant si je n’étais pas le jouet d’une crise de démence sénile.
Le silence de Léa me devenait insoutenable. J’ai écrit alors sur une grande feuille arrachée à son cahier de dessin ces mots déraisonnables :  » Léa, je t’en prie, si tu as pitié de moi, fais-moi comprendre par un signe que tu es à mes côtés. » J’ai signé d’un grand « Georges » lisible. Et j’ai abandonné mon message bien en vue au milieu de la table de la salle à manger. Je devenais insensé. Il me venait des idées folles : y aurait-il une sorte de pudeur qui l’empêche de communiquer avec moi ?
Je me suis enfermé dans la cuisine. Il était tard, la nuit commençait de tomber, je me décidai enfin à retourner au salon. Avait-elle laissé un signe sur mon message ?
Elle avait répondu ! Mon cœur bondit de joie et je lus, le cœur serré, incrédule. Une minute plus tard, je relus son message et mon cœur comprit qu’il n’avait plus d’émotions humaines à me faire ressentir.
 » Je suis une pauvre veuve que tu tourmentes. Qui es-tu, toi qui prétends être Georges ? Qu’es-tu devenu ? Pourquoi ne puis-je te voir, t’entendre ? Même mort, je te serrerais contre moi.  » Signé Léa .
Il m’en a coûté beaucoup et je crois que je suis tombé au plus bas du désespoir. J’ai dû mourir à mon insu et c’est moi qui fréquente encore maladivement cette vieille maison où vit une veuve infiniment discrète et enfermée dans ses rêves.
Quel bouleversement d’apprendre qu’on est mort et réduit à n’être qu’une ombre virtuelle. Quelle épouvante, quelle détresse de n’avoir même plus comme issue, celle de tirer sa révérence en se suicidant !
Je suis monté dans ma chambre, lourd et misérable.

Pendant que j’étais allongé sur mon lit, j’ai à nouveau entendu le violon au rez-de-chaussée. Je me suis levé sans bruit, mais dans l’obscurité j’ai dû heurter quelque chose sur le palier qui a effrayé Léa. Elle avait quitté le salon, emportant l’instrument. Je suis remonté à la mansarde. Le violon était posé sur la commode. Il me faut donc convenir que nous nous sommes croisés dans l’escalier. Qu’elle ne m’ait pas vu, confirme évidemment mon inexistence en tant qu’être de chair mais que je ne l’ai pas aperçue me crie jusqu’au plus profond de moi qu’elle aussi n’est plus du monde des vivants.
J’ai en effet encore en mémoire cette lame qui la soulevait et l’emportait dans la mer en furie. De même que je me croyais vivant et veuf, peut-être elle se croit, elle aussi, vivante et veuve dans cette trop vaste demeure que nous occupons tous deux, étrangers l’un à l‘autre et d’humeurs si contraires.
Il faut que je lui réponde en lui proposant de nous rencontrer, à un moment précis, à un endroit précis où nous serions si proches l’un de l’autre que, fantômes ou esprits, nous pourrions effleurer nos mains, peut-être les étreindre et briser l’infime pellicule qui nous isole l’un de l’autre comme deux bulles d’air libres au sein d’un flacon d’eau et qui n’en font plus qu’une sitôt qu’elles se touchent.

*

De toute la douzaine de neveux et nièces, première et deuxième génération, de Georges et Léa, Renata et Phil étaient les seuls à vivre en France où ils achevaient leurs études à Paris sans pour autant se fréquenter.
Les membres de la tribu éclatée, les Albions et les Florentins, trop occupés à gérer de difficiles affaires, s’étaient entendus pour leur demander de rencontrer Me Arnaud qui avait été chargé de la succession.
Renata était missionnée par la branche apparentée à Léa, expatriée en Italie. Les Florentins avaient eu vent d’un ambitieux plan de réhabilitation, devant transformer le quartier en une zone résidentielle de grand luxe. Ils étaient donc partisans de retarder la mise en vente de la maison.
Phil était délégué par la branche parente de Georges, expatriée à Southampton. Les Albions entendaient se débarrasser au plus vite de cette grande demeure que personne dans la tribu ne souhaitait garder comme maison de vacances ou de rapport.
Renata et Phil se donnèrent rendez-vous au cimetière. Ils s’embrassèrent du bout des lèvres, se donnèrent des nouvelles de leurs parents et d’eux-mêmes et allèrent déposer quelques fleurs sur la tombe de Georges et Léa qu’ils avaient à peine connus de leur vivant au cours des rituelles réunions de famille. Puis ils se rendirent chez Me Arnaud. La partie des actifs bancaires n’avait pas posé de problèmes. Il n’en était pas de même de la maison, en indivision jusqu’à nouvel ordre.

La survie secrète et tranquille de Georges et Léa dans leur grande demeure allait se jouer.
Qu’allait-elle devenir, cette maison, une fois vidée de tous ses meubles vendus à la salle des ventes, acquise par un particulier auteur de six enfants plus bruyants qu’une classe de CM2, entièrement repensée par un architecte moderniste destructeur de cloisons et d’escaliers anciens pour en créer de nouveaux ?
Cette perspective condamnait Léa et Georges à une deuxième mort. Phil commença l’hallali en déclarant qu’une maison inhabitée depuis six mois…
« Inhabitée, le coupa Me Arnaud, c’est selon ce qu’on entend par ce mot. Est-elle inhabitée  » Une maison dont les volets ou les rideaux s’ouvrent et se ferment tout au long du jour, battant comme un cœur  » ? C’est le facteur qui passe devant ses grilles qui s’exprime ainsi. Il est un peu poète. Vous avez demandé à monsieur Deloncle, notre jardinier communal d’entretenir sommairement les abords de la maison. Deloncle m’assure qu’il n’a relevé aucune effraction. Reste que les volets et les rideaux de la maison s’ouvrent et se ferment régulièrement. Je vous conseille d’effectuer avec moi une visite pour vérifier qu’aucune personne n’occupe frauduleusement les lieux. Le seul trousseau de clefs existant n’a pas bougé de mon étude depuis la succession.

Ils visitèrent la maison de bas en haut. Aucune chambre, aucun placard, aucun réduit n’échappa à leur inspection. Incontestablement, elle était inhabitée. C’était l’automne et elle gardait encore une atmosphère pleine de quiétude et de tiédeur tranquille et solitaire. Elle était telle – du moins pouvaient-ils le supposer – que le vieux couple l’avait laissée quand ils étaient partis, il y avait six mois, pour cette malheureuse excursion dans les îles Lofoten, en mer de Norvège.
Ils s’attardèrent au rez-de-chaussée. Dans la cuisine, une boîte en fer blanc contenant quelques gâteaux secs était posée sur la table et un couvert sur l’égouttoir. A l’examiner de plus près, ils constatèrent que l’assiette était encore humide ! Ils ne pouvaient plus en douter, une personne extrêmement discrète mais n’en demeurant pas moins odieuse et possédant un double de la clef de l’entrée, fréquentait la maison. Ils allaient probablement devoir déposer une plainte.
Puis Renata s’étonna qu’un vase, sous le portrait de Léa et Georges en jeunes mariés, puisse contenir deux roses encore fraîches. Elle en tira une, renifla sa tige.
« Et l’eau n’est pas croupie ! » s’écria-t-elle.
Cette délicate attention les amena à reconsidérer la décision de plainte envers l’intrus. Rien n’avait été dérangé là où d’habitude sont remisés des objets de valeur. Un coffre à bijoux sur une coiffeuse était garni de boucles d’oreilles et de bagues de prix. Il n’avait pas cherché à dépouiller la maison. Me Arnaud qui s’était écarté pour ouvrir le secrétaire, jetait un œil sur le courrier qu’avait reçu leur grand-oncle avant de partir. Sur un bloc de correspondance, il avait commencé une réponse :  » Cher ami, vous me pardonnerez mon silence quand je vous aurai dit quel grand malheur s’est abattu sur moi. Ma chère Léa est morte et j’ai été le… » Ecrit à la diable, le mot était inachevé.

Me Arnaud depuis un moment observait Renata et Phil à la dérobée.
« Qu’en pensez-vous ? leur demanda-t-il. La lettre n’est pas datée. Mais votre grand-oncle l’a écrite après la mort de son épouse. La seule explication qui s’impose est la suivante : l’homme qui est enterré dans le caveau de votre famille n’est pas votre oncle.
– Je me souviens pourtant que les alliances, les bagues et la liste des objets trouvés sur les défunts ne laissaient guère de doutes, dit Renata. Les papiers en revanche étaient totalement illisibles. L’ambassade avait joint également les photographies des visages des corps rejetés par la mer. Méconnaissables, aux dires de mes parents.
– Toujours est-il qu’il a échappé au naufrage. Il est rentré en France incognito et vit ici.
– Mais comment ? remarqua Phil. La poubelle est vide. Il n’y a pas trace de boîte de conserve. Il ne se nourrit tout de même pas de quelques biscuits.
– Les cercueils que les Pompes Funèbres Générales ont réceptionnés étaient plombés, reprit Me Arnaud. Celui de votre grand-oncle doit être occupé par celui que les autorités norvégiennes ont identifié à tort comme étant votre parent. Nous serions peut-être bien avisés de prévenir la police.
– Il n’en est pas question, dit Renata.
– On ne va pas mettre la police aux trousses d’oncle Georges ! » confirma Phil.
Renata lui saisit la main et l’embrassa. Son geste n’avait pas échappé à Me Arnaud.
« En revanche, nous devons lui venir en aide. Il se cache, c’est évident. »

Tout plaidait en faveur d’un vieil oncle original, mystérieux, peut-être mêlé à une affaire criminelle, réfugié dans sa maison en ce moment même, terré peut-être dans un cabinet secret, les épiant, les écoutant, quand Renata découvrit une feuille de papier à dessin qui leur avait échappé dans la salle à manger. Elle lut :  » Léa, je t’en prie, si tu as pitié de moi, fais-moi comprendre par un signe que tu es à mes côtés.  » C’est signé d’un grand  » Georges  » lisible.
Elle s’arrêta, laissant à Phil et au notaire le temps d’assimiler cette révélation. Elle poursuivit :
«  Une autre petite écriture répond :  » Je suis une pauvre veuve que tu tourmentes. Tu es qui, toi qui prétends être Georges ? Qu’es-tu devenu ? Pourquoi ne puis-je te voir, t’entendre ? Même mort, je te serrerais contre mon cœur.  » Signé Léa.
– Seigneur, murmura Me Arnaud, cette maison est inhabitée mais comme dit le facteur qui passe tous les jours devant ses grilles  » elle a un cœur qui bat. »
– Georges a répondu, reprit Renata dont la voix s’était mise à trembler :  » Donnons-nous rendez-vous à la nuit tombante dans le salon. Tu seras assise dans un fauteuil crapaud, toi, une ombre qui croit être une veuve d’un certain âge aux côtés d’une autre ombre assise dans l’autre fauteuil. C’est ton vieux mari qui se croyait veuf mais qui, comme toi, n’est plus du monde des vivants. » Signé Georges. »
Un tel coup de théâtre les laissaient sans voix, comprenant qu’ils étaient à la limite d’un monde interdit aux vivants.
«  Qu’est-ce qu’a répondu Léa ? demanda finalement Phil.
– … Ceci…mais il y a des traces de larmes qui ont un peu délavé l’encre. Je ne savais pas que les fantômes pleuraient.
– Il paraît qu’on les entend quelquefois gémir, au cours des nuits sans lune, dans les greniers et les couloirs éteints.
– Elle a écrit :  » Nous avons appris l’un de l’autre que la Parque avait coupé nos fils de vies mais n’avait pas tranché le lien de notre amour. Il nous fait vivre encore un peu. Tous les soirs, à la nuit tombante, au salon, essayons de nous rapprocher l’un de l’autre et de nous tendre la main. Te souviens-tu de cette poésie de Verlaine  » Dans le vieux parc solitaire et glacé deux spectres ont évoqué le passé… » Nous ne serons pas comme eux, nous essaierons de nous tenir la main. » »
Ils restèrent un long moment silencieux. Il y avait quelque chose de pathétique dans cette tentative de deux anciens amants de se retrouver. Mais combien de temps leur restait-il encore avant de s’éteindre définitivement comme les tintements d’une cloche qui se font encore entendre de plus en plus faiblement après qu’elle ait cessé de battre ?
« Partons vite, dit Renata, ne les dérangeons pas !
– Remettez cette feuille en place, mademoiselle, votre grand-oncle ne l’a peut-être pas encore lue. Souhaitons-leur de pouvoir prolonger de quelque temps leur union amoureuse.
–  C’est à dire repousser à plus tard la vente de la maison. Les Florentins y sont tout disposés mais de mon côté le vais devoir convaincre les Albions en plaidant la future montée des prix de l’immobilier dans ce quartier. Cependant on ne gagnera qu’un an ou deux. »
Une fois encore Renata saisit la main de Phil. Elle était ravie qu’il partage ses craintes : cette maison avait un cœur qui battait, ils devaient tout entreprendre pour qu’un coup mortel ne lui soit pas porté trop vite.

«  Le conseil municipal vient de renvoyer aux calendes grecques le projet de créer un quartier résidentiel ici même. Je voulais vous en parler. Mais il me vient une idée. » ajouta Me Arnaud qui avait jeté un coup d’œil amusé vers les deux jeunes gens qui semblaient depuis peu d’une sensibilité bien accordée.
«  Ne travaillez vous pas tous deux à Paris ? demanda-t-il. Nous sommes ici à soixante kilomètres de la capitale. Les trains sont fréquents. Pourquoi ne pas proposer à vos parents respectifs de vous louer cette maison ? Elle est suffisamment grande pour que vous ayez tous deux votre coin privé. A la russe. Je pourrais rédiger un projet de contrat en tenant compte de vos moyens financiers. Je leur dirai en outre pour appuyer ma proposition, si vous l’acceptez, que cette maison a perdu beaucoup de sa valeur depuis qu’on raconte que des esprits la hantent. »
Il examinait tour à tour leurs visages, devinant quelles pensées brusquement libérées les envahissaient.
Phil souriait. Renata, un moment rêveuse, s’écria que c’était une idée merveilleuse. Plus subtile que Phil, elle n’eut pas besoin de lui demander son avis.
«  Cependant, un notaire soucieux des intérêts de ses clients, conclut Me Arnaud, ne loue pas une maison gâtée par deux fantômes, fussent-ils de la famille .
– Nous cohabiterons, s’empressa Renata. Nous savons comment leur parler, avec de l’encre et du papier. Seul, le violon m’inquiète. Je crois avoir entendu dire que Léa en touchait un brin. J’espère qu’elle ne joue pas du Paganini à longueur de nuit ! »

Yves et Ada Rémy
Perpignan Août 2014

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

4 commentaires à propos de “Cohabitation d’Yves & Ada Rémy”

  1. Yves & Ada ? Talentueux et trop choupis ! On projette une nouvelle rencontre à la librairie quand sortira leur prochain roman chez Dystopia.

  2. Rétroliens : Rencontre/dédicace avec Yves & Ada Rémy et Anne-Sylvie Salzman samedi 27 juin | Librairie Bédéciné

  3. Rétroliens : Nouveaux arrivages au Rayon SFFF – Juin 2018 – Troisième corbeille

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