Lucie Chenu est une Fée. Une Bonne Fée, mais qui ne s’en laisse pas conter. Ma Dame Doctor en génétique se consacre depuis une dizaine d’années essentiellement à son activité littéraire. Novelliste, anthologiste, directrice littéraire, chroniqueuse, elle est actuellement responsable de la fiction francophone pour la revue Mythologica et membre du comité de rédaction de la revue Galaxies.
Lucie nous offre ici une nouvelle inédite qui illustre superbement son goût et ses connaissances sur les mythes.
Vous pourrez trouver l’étendue de ses activités littéraires et sa biblio sur son blog , sur l’onglet pages et CV et publications : http://les-humeurs-de-svetambre.over-blog.com/
Triple Déesse
J’errais le long des rues obscures, cherchant vainement la muse qui m’avait abandonné sans me laisser le moindre espoir de finir à temps l’historiette pour enfants dont un éditeur – l’un des rares à accepter encore de me verser un à-valoir conséquent – m’avait passé commande. J’avançais, le nez en l’air, tentant – de moins en moins – de retrouver l’inspiration, tenté – de plus en plus – de finir la nuit au Cabaret de la Lune Rousse afin d’y combler le vide de mon âme.
À force de ne pas regarder où je mettais les pieds, je percutai de plein fouet un réverbère.
Je connus un instant de panique. L’année dernière, pareille mésaventure m’était advenue alors que je séjournais dans la petite ville danoise de Hirschholm. S’en étaient suivies de terribles hallucinations ; après cet épisode, je demeurai persuadé de longues semaines durant d’avoir été attaqué par une lionne féroce, la déesse Sekhmet. J’avais toutefois guéri de cette croyance étrange, aidé par l’alcool de prune dont j’usai régulièrement depuis.
Cette fois, rien de cela n’arriva. Nul félin ne vint se frotter contre mes jambes, nulle beauté fatale – le regrettai-je ? – n’apparut à la clarté du réverbère. Mais celui-ci s’éteignit, comme si sa rencontre avec mon front lui avait été néfaste, et je me retrouvai dans la plus profonde obscurité.
Je tâtonnai. À ma grande surprise, je ne sentis autour de moi aucun réverbère. Inquiet, j’avançai en glissant un pied, puis l’autre, en un pas de patineur malhabile, craignant la chute.
Je ne tombai point. Mais je ne rencontrai ni le bord du trottoir, ni le mur de l’immeuble que je longeai avant de me cogner. La frayeur naquit en moi, une peur sournoise et sans fondement logique, mais réelle et prégnante. Étais-je subitement devenu aveugle ? Le choc sur mon crâne aurait-il pu causer une cécité ? Et dans ce cas, retrouverai-je un jour la vue ?
Paniqué, je tâtai mes poches à la recherche d’une boîte d’allumettes suédoises. J’en trouvai une, presque vide. Deux ou trois bâtonnets soufrés, pas plus, répondirent en cliquetant au mouvement spasmodique de mon poignet agitant la boîte comme des castagnettes. Je l’ouvris avec moult précautions… le croyez-vous ? Je l’ouvris à l’envers et les allumettes tombèrent !
De plus en plus affolé, je me jetai à terre, sentant la boue maculer mon costume alors que je croyais rencontrer le bitume. J’eus beau toucher, palper, caresser le sol, arracher un à un les brins d’herbe (des brins d’herbe ? sur le trottoir ?), je ne retrouvai aucune allumette.
Alors je fis ce qu’aucun être sain d’esprit ne devrait être amené à faire : je me mis à hurler, longuement, à m’en déchirer la gorge.
Et, à mesure que je criais ainsi, bizarrement, je me rassérénais. Quand j’eus recouvré mon calme, j’étais transformé. Je n’étais plus le petit écrivaillon sans talent se prenant pour un poète maudit ; j’étais redevenu le prêtre de la Triple Déesse, son servant le plus fidèle.
Je la vis. Vêtue d’une longue robe si blanche qu’elle en paraissait irréelle, sa silhouette irradiant une douce lueur argentée, elle s’approchait de moi, un sourire aux lèvres. Ébloui, je la laissai me saisir.
Éperdu d’amour et de désir, je balbutiai « Séléné, Artémis, est-ce toi ? » lorsque soudain elle me frappa violemment au visage, me rendant mes sens. Je découvris alors que ses épaules supportaient trois têtes. Je reconnus la lionne que j’avais déjà rencontrée, j’aperçus une jument dont je devinai que je la reverrai un jour, tandis que la louve tentait sauvagement de me mordre.
Mais ma métamorphose était accomplie, à présent.
Mon museau s’était allongé, mes poils avaient repoussé, et un sourd grondement s’échappait de ma gorge.
La bataille fut rude et intense. Nos sangs mêlés coulèrent en flots rouges et chauds dont nous nous abreuvions, ivres d’amour et de rage. Lorsque enfin nous nous arrêtâmes, flancs palpitants, gueules rougies et sexes délicieusement endoloris, ma douce Hécate me dit :
« Ô mon poète, mes pouvoirs s’affaiblissent. Le temps est proche où l’homme foulera le sol de mon refuge. Sans doute est-ce notre dernière rencontre… et comme les autres fois, tu oublieras.
— Cela ne se peut, ô ma Déesse ! Je t’aime et te vénère trop pour cela !
— Et pourtant, cela sera. Avant de nous quitter, un souhait, un seul, je puis t’accorder. Que veux-tu de moi ?
— Ainsi que je t’ai pénétrée, aussi fort que le désir que j’éprouve pour toi, je veux être le premier à pénétrer ton antre. »
Alors, le corps d’Hécate se détripla ; Séléné surgit à sa droite, tendre fillette mutine, Artémis à sa gauche, farouche chasseresse. Les Trois m’entourèrent et je tombai dans un tourbillon sans fin.
Je repris pied sur la Lune. Longtemps, j’explorai le domaine de ma Triple Déesse. Séléné, rieuse, m’entraîna à sa suite tandis qu’elle menait son char dans le ciel, irradiant sa lumière divine vers la Terre, loin au-dessus de nos têtes. Avec elle, je plongeai dans les océans, remontai les fleuves et bus l’eau des ruisseaux. Toutefois, elle me dit : « savoure cette eau, mon ami, car bientôt elle se changera en sel et la Lune sera asséchée. »
Avec Artémis, je courus les bois peuplés d’arbres étranges aux feuilles d’or et d’argent qui éclairaient les alentours, remplaçant ainsi les rayons de l’astre solaire trop éloigné de sa sœur. De son arc d’or, nous tuâmes quelques bêtes souffreteuses, mais elle me fit cette confidence : « profite de la lueur de ces bois, car bientôt ces arbres ne vivront plus que dans l’âme de poètes tels que toi, et je n’aurai plus à tuer car les hommes s’en chargeront. Hélas, alors que de mon arc, je vise l’équilibre, leur soif de sang les conduira à anéantir les espèces animales… y compris la leur ! »
Enfin, Hécate me conduisit sous terre – ou devrais-je dire sous lune ? Je plongeai à sa suite au plus profond sous-sol. J’y vis des cavernes splendides, étincelant de mille feux à mesure que la Déesse approchait et les illuminait, me nommant les gemmes et les minerais de métaux ruisselant le long des stalagmites. Il y en avait là de toutes sortes, connues ou inconnues sur Terre, et avec Hécate je priai pour que jamais l’homme ne découvre l’entrée de ces grottes.
À la fin du long – mais trop bref – jour lunaire, les Trois de nouveau m’entourèrent.
Je repris conscience auprès du réverbère. La bosse sur mon front témoignait de notre rencontre. J’avais dû m’évanouir, assommé… J’avais fait un rêve, assurément. Je regagnai mon logis en courant, me répétant sans cesse les paroles de la Triple Déesse, craignant d’en oublier la teneur avant d’avoir pu le coucher sur papier.
J’écrivis, jusqu’au bout de la nuit. Puis, apaisé, ma muse retrouvée – encore que cette histoire pour enfants… bah ! on verrait ça plus tard ! – je m’endormis.
Laissant la fenêtre ouverte afin que les rayons de la Lune veillent sur mon sommeil.
FIN