Yzengremer d’Olivier Talon

Olivier TALON, quand il ne joue pas au chercheur en chimie, réfléchit sur les néologismes en compagnie de son vieux compère Gilles Vervish avec lequel il partage la paternité du Dico des mots qui n’existent pas mais qu’on utilise quand même.
Une nouvelle mouture vient tout juste de sortir chez Omnibus, tant ce fichu langage qui est le nôtre (enfin, celui de certains) évolue plus vite que l’ombre de Luky Luke et le solitaire lui-même (mais moins vite que la tornade de la tante de Dorothy comme diraient nos voisins Bretons).
Il s’adonne également volontiers entre deux éprouvettes (sûrement d’autres outils plus sophistiqués, mais l’image me séduit…) à écrire des nouvelles dont Vases communicants (avec du conjectural dedans) a été publiée en 2010 dans l’anthologie Si la vie est cadeau, 12 Bonnes Nouvelles chez Max Milo. Nouvelle particulièrement remarquable et remarquée par sa tante (moi-même), mais pas que (bande de médisants/médisantes !).

Pour célébrer notre mémorable (y’a intérêt à ce qu’elle le soit) Journée Spéciale Zombie pour nos 20 bougies, Olivier nous offre une nouvelle administrato-zombiesque de bon aloi.

Merci Mon grand chéri
Ta Tatakati qui t’aime (plus que son dernier festin, mais moins que le banquet chez Odin de son grand-père)

Le blog de Gilles, Olivier et de leur Dico : « Quelques grammes de philo », c’est par là : http://blog.letudiant.fr/gilles-vervisch/  « Quelques grammes de philo »

Olivier talon 1

Yzengremer

1. Chasseur de zombies.

Barthélémy a trente-huit ans, mais il en paraît quarante-deux. Il a juste un tout petit peu moins de cheveux qu’il ne devrait en avoir à son âge, peut-être un trou de ceinture de trop, mais ce point pourrait être résolu s’il faisait un peu de sport. Toute sa vie il a paru un tout petit peu plus vieux que son âge. À neuf ans il en paraissait neuf et demi, à dix-huit ans il en paraissait dix-neuf, à trente ans trente-deux. Cela peut sembler insignifiant, et ça l’est, mais pour lui c’est un traumatisme. Pas tellement le fait de paraître plus vieux que son âge, même si le processus semble s’accélérer, mais le fait que ce soit insignifiant.

Tout chez lui a toujours été insignifiant, et ça le mine. Il a été un élève moyen, un adolescent puis un jeune adulte fade, qui ne suscitait que modérément la convoitise du sexe opposé, juste ce qu’il faut pour ne pas déprimer totalement, a fait des études certes supérieures mais médiocres, ne s’est jamais démarqué en rien. Adolescent pourtant, il aurait pu devenir un super-héros, comme Superman. Adolescent il savait voler. Enfin pas vraiment, il lévitait un peu, à quelques centimètres du sol, mais toujours quand il était seul, dans un lieu désert, où personne ne pouvait le voir. Il n’en avait jamais parlé à personne, sachant bien qu’on ne le croirait pas et qu’on se moquerait, et ne parvenant ni à trouver une utilité à cet insignifiant super-pouvoir ni à le développer, il avait fini par le perdre. Du reste il n’est plus bien certain de l’avoir jamais réellement eu. Il en est ainsi de certains souvenirs de l’adolescence, on ne sait plus trop bien s’ils sont réels ou si on les a rêvés, ou si on a simplement sincèrement pensé les vivre. Barthélémy sait parfaitement par exemple qu’il n’a jamais couché avec Victoria Principal, pourtant il en garde un souvenir très précis, pas comme si c’était un rêve qu’il avait fait la nuit suivant la diffusion d’un épisode de Dallas. Il en est probablement de même avec son super‑pouvoir de lévitation. Barthélémy a quand même une théorie à ce sujet… Peut-être que les super-héros n’existent pas, mais qu’ils auraient tous pu exister. Peut-être que les super‑héros sont créés par d’anciens adolescents qui avaient eu comme lui un embryon de super‑pouvoir qu’ils n’avaient pas su ou pas voulu développer, et qui plus tard avaient su sublimer leurs souvenirs en poussant chez leur créature ce pouvoir. Marcel Aymé, adolescent, avait découvert par hasard qu’il pouvait rentrer une phalange dans un mur, et plus tard il avait su passer toute une main à travers une porte. Il n’était jamais parvenu à aller plus loin. À quarante ans, Marcel Aymé crée Garou-Garou, le passe-murailles. En 1926, à l’âge de douze ans, Jerry Siegel découvre que, quand il est seul, il peut léviter de quelques centimètres. En 1928 il n’y parvient plus. En 1932 il crée Superman. C’est du moins la théorie de Barthélémy. Évidemment, s’il avait un peu de talent, Barthélémy pourrait envisager de créer son super‑héros à lui, mais il n’a pas de talent, et de toute manière Jerry Siegel a déjà créé Superman, il n’y a donc plus rien à faire avec ce pouvoir qui ne lui aura de fait jamais servi à rien.

Mais Barthélémy s’en fiche bien. Parce que même s’il n’est pas un super-héros, il est tout de même chasseur de morts-vivants. Un vrai chasseur de zombies, le seul vrai chasseur de zombies. Enfin le seul vrai chasseur de morts vivants de la Somme, parce qu’en fait il y a cent chasseurs de morts-vivants en France, un par département. Mais tous les zombies de la Somme sont pour lui. Pas question de laisser le chasseur de zombies de Seine-Maritime chasser sur son territoire. Pas question qu’il pose un pied à Mers-les-Bains, celui-là, il n’a qu’à rester au Tréport ! Bien sûr, pour tout le monde, enfin pour tous ceux qui le remarquent, Barthélémy n’est qu’un insignifiant fonctionnaire territorial au crâne un peu dégarni, pas un chasseur de zombies. Pour eux, Barthélémy travaille au Conseil Général de la Somme, dans un petit bureau insignifiant de la rue de la République à Amiens, avec un petit ordinateur, un petit téléphone, et une grande armoire pleine de petits dossiers, dont il ne sort que pour aller à la machine à café. Ils ne réalisent pas que c’est un grand chasseur de morts vivants. Pour eux le travail de Barthélémy est assez simple. Il consiste à récupérer auprès des organismes habilités le trop perçu d’allocations versées anticipativement par le Conseil Général de la Somme à des personnes depuis décédées, bien souvent des personnes âgées isolées en maison de retraite, au prorata de la partie de l’année que ces personnes n’auront pas vécue.

C’est très important, car beaucoup de vieillards meurent au mois de février, dans les maisons de retraite de la Somme. Si l’on considère que tout mois entamé est dû, un vieillard qui meurt au mois de février, à supposer que l’on laisse le trop-perçu à ses ayant-droit, cela représente quatre-vingt-trois virgule trente-trois pourcents de perte sèche pour le Conseil Général à la fin de l’année. Tout ça pour un mort-vivant, alors il faut bien les débusquer ces morts-vivants, pour qu’ils deviennent bien morts et que le Conseil Général récupère le trop-perçu. Quatre-vingt-trois virgule trente-trois pourcents ! Les gens ne se rendent pas compte.

2. La circulaire.

Jusqu’à ce matin c’était simple. Des fichiers à recouper, des doutes qui s’éveillaient, des vérifications en recoupant quelques fichiers complémentaires, voilà qui suffisait bien pour les débusquer. Radiation du fichier, envoi d’une lettre recommandée aux ayant-droit, relance si nécessaire. Il y en a qui renâclent un peu, mais c’est rare. Jamais de problème. Jamais d’erreur, aucune plainte d’un vieillard pas encore complètement mort. Un aigle, Barthélémy, le meilleur. C’était simple, jusqu’à ce matin.

Ce matin il a reçu une circulaire du Ministère. Modification de la procédure, dorénavant il faut se rendre sur place pour vérifier. La faute à trop d’erreurs, à trop de plaintes, et, semble-t-il, à un petit manque d’humanité dans la procédure. Trop d’erreurs ? Pas dans la Somme, en tout cas… En Seine-Maritime, peut-être, mais pas dans la Somme. Ah ça, ce n’est pas un aigle, celui de la Seine-Maritime… Bref, changement de procédure, et en plus on lui met à disposition un véhicule de fonction. Tout cet argent public gâché, et surtout son rendement qui en souffrira immanquablement. Il faudrait faire un mémo pour protester contre cette circulaire absurde, mais en attendant, la procédure, c’est la procédure.

Le prochain sur la liste de Barthélémy, c’est Eutyque Lazard, 78 ans, rue Saint-Médard à Yzengremer. Drôle de nom. Il habite avec son fils et sa bru. D’après les recoupements de fichiers de Barthélémy, il est sans doute mort depuis au moins trois mois. Trois mois de trop-perçu. Yzengremer… Soixante-huit kilomètres par la D936, autant dire une heure et demi de route, une demi-journée pour un seul dossier. Fiente de circulaire. Fiente de journée.

3. Yzengremer.

Une heure vingt-sept, très exactement. Barthélémy arrive devant le 7 de la rue Saint-Médard. Pas un chien dans la rue, mais au moins ce n’est pas difficile de se garer, juste derrière la camionnette du facteur. Il sonne. Une deuxième fois. Des pas derrière la porte, un bruit de clé, la porte s’ouvre sur un négligé tout maigre, assez grand, avec un bas de survêtement vert trop large mais trop court et une chemise d’une couleur moins nettement définissable mais un peu mieux ajustée. Il paraît une bonne cinquantaine d’années, mais en a probablement quelques-unes de moins, lui aussi. Le fils, sans doute. ‘voulez quoi ? Monsieur Lazard ? Ouais… ‘voulez quoi ? Bonjour Monsieur Lazard. Je viens ici au nom du Conseil Général de la Somme. Vous êtes bien le fils d’Eutyque Lazard ? Ouais… c’que vous lui voulez, au vieux ? Monsieur Lazard, il apparaît que votre père Eutyque Lazard perçoit mensuellement des allocations versées par le Conseil Général. Monsieur Lazard, pardonnez-moi de vous poser cette question de manière un peu abrupte, mais dans un souci de régularisation de nos fichiers, j’aurais besoin de savoir si votre père est bien toujours en mesure de percevoir ces allocations ? … Monsieur Lazard, permettez-moi de reformuler ma question. Monsieur Lazard, votre père est-il toujours de ce monde ? Est-il bien toujours vivant ?

Devant l’air embarrassé du fils qui ne semble guère savoir que répondre, Barthélémy risque un œil par-dessus son épaule. Enfin sur le côté, plus exactement. Derrière le fils, un petit vestibule, garni d’une espèce de broc de cuivre trop grand pour les deux parapluies qu’il contient et d’un râtelier auquel pendouille un pardessus démodé. Au bout du vestibule, une porte ouverte sur la cuisine. Un chien tenu par une courte laisse accrochée au pied de la table grogne. À l’autre bout de la table, le torse et les jambes maintenus à une lourde chaise par des sangles, un vieillard décharné, au regard vide, partiellement décomposé, semble se délecter en grognant plus fort que le chien de la cervelle du facteur au crâne fracassé.

Merci Monsieur Lazard, ce sera tout. Veuillez m’excuser du dérangement. Au revoir.

Allons bon. Des vrais zombies, maintenant. Ça ne rentre pas dans les cases des formulaires, un zombie. Ni mort ni vivant. Pas prévu dans la procédure, ça. Même pas dans la circulaire. Il va falloir rédiger un mémo pour demander à la hiérarchie ce qu’on fait dans ces cas-là. Fiente de journée.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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