Traveling à Manhattan, une enquête de Nuria Puigbert, de Philippe Ward

 Philippe Ward, alias Philippe Laguerre, avoue, il se commet depuis fort longtemps en tant que lecteur d’abord, puis en tant qu’auteur, éditeur (directeur de collection pour Rivière Blanche), anthologiste, dans tous les mauvais genres possibles, seul ou avec sa complice, Sylvie Miller.

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Môssieur Phiphi a reçu, entre autres, en 2000 le Prix Masterton pour son roman fantastique Irrintzina, et en 2013, avec Sylvie, le Prix Imaginales (catégorie Short Story) pour Un privé sur le Nil ainsi que le Prix ActuSF de l’Uchronie pour leur délicieuse série transgenre Lasser, détective des dieux publiée par les camarades/collègues libraires/éditeurs Critic.

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Philippounet & Sylvienounette interviewés par Jean-Luc Rivera aux Zutos/Festival du Gros Plant Nantais (photo-montage de Paul Saussez) en 2014.
L’interview (non parasitée), c’est par là : https://www.youtube.com/watch?v=1irqnREYang

Le site du Philippe : ward.noirduo.fr sur lequel vous pourrez trouver sa biblio complète, ainsi que sur wikipedia et sur noo!SFère.

Notre Philippounet s’est pris de passion pour la Grosse Pomme et a publié chez Black Coat Press/Rivière Blanche Manhattan Ghosts, un tout chouette petit bouquin dont les photos de son fiston Mickael Laguerre illustrent une nouvelle fantastico-policière pour une belle ballade dans New York. Et il prépare une antho sur NY.

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Tout à sa passion actuelle il était normal que Philippe choisisse Manhattan pour remettre en scène Nuria Puigbert, sa lieutenante de police catalane préférée (Meurtre à Aimé Giral, Dans l’antre des dragons). Merci pour ce beau cadeau touristico-policier mon Philippe.

Traveling à Manhattan
Une enquête de Nuria Puigbert

     Le souffle coupé, les yeux écarquillés, Nuria Puigbert demeura comme pétrifiée devant le spectacle qui s’offrait à elle.
Sans qu’elle s’en rende compte, sa main droite lâcha la poignée de sa valise qui vacilla avant de tomber lentement sur le trottoir. De chaque côté, des hommes et des femmes pressés la dépassaient sans lui adresser le moindre regard, buvant leur café en même temps. Boire en marchant était un exercice périlleux mais les New Yorkais maitrisaient à la perfection cet équilibre.
Les paroles de la chanson de Claude Nougaro revinrent à sa mémoire : « dès l’aérogare j’ai senti le choc… » Elle avait quitté l’aéroport JFK depuis deux heures et elle subissait maintenant ce choc.
Face à elle, se dressait, interminable, l’immeuble du New York Times. Á ses pieds, Nuria se sentait écrasée par la masse qui la dominait. Elle finit par se reprendre et regarda le plan que lui avait donné l’employé à JFK. Si elle ne s’était pas trompée, son hôtel se trouvait dans cette rue. Seulement, à droite ou à gauche ? Elle se décida pour la gauche.
Elle évita les plaques de neige qui recouvraient le trottoir. Quatre jours auparavant, New York avait connu une de ces terribles tempêtes dont l’hiver nord-américain avait le secret. Pendant trois jours, Nuria avait pensé que son séjour dans la grosse pomme allait être annulé. Finalement, la météo avait été clémente avec elle et son vol s’était déroulé sans anicroche.
Au bout d’une cinquantaine de mètres, face à un vendeur ambulant qui proposait des rolls salés, des hot-dogs et les fameux bretzels, elle regarda le numéro au-dessus la porte et comprit qu’elle avait fait le mauvais choix. Elle revint sur ses pas, repassa devant l’entrée du Subway et, machinalement, ses yeux remontèrent vers le ciel. Mais ils ne rencontrèrent que l’immensité des buildings. Elle était comme prise dans une nasse. Ce n’était pas à Perpignan qu’elle aurait eu cette vision.
Sur sa droite, c’était le défilé incessant de taxis jaunes, de bus, entrecoupé par des voitures de police. Elle éprouva un étrange sentiment de déjà-vu. Finalement, elle arriva devant l’entrée du Fairfield Inn et se trouva en sécurité dans le hall. Elle se dirigea vers la réception où une employée l’accueillit avec un grand sourire. Nuria puisa dans ses souvenirs d’anglais.
— Bonjour, je suis Nuria Puigbert et j’ai réservé une chambre pour trois nuits.
La réceptionniste pianota sur le clavier et lui répondit :
— En effet, vous avez la chambre 1010 au 10° étage.
Elle lui tendit une carte magnétique et lui expliqua le fonctionnement de l’hôtel. Alors qu’elle prenait sa valise pour se diriger vers les deux ascenseurs, la jeune femme l’appela.
— Excusez-moi, vous avez un message.
Nuria posa sa valise et s’empara du papier. Elle lut le nom de Mark Rainey. Inspecteur à la New York Police Department, il avait effectué un séjour de deux semaines au commissariat de Perpignan en tant qu’expert technique pour former les enquêteurs sur l’influence de la mafia russe. Nuria avait été son chaperon car elle était une des rares à parler anglais. Pour la remercier, il lui avait promis de lui faire découvrir sa ville si un jour elle avait envie de la visiter. Après une enquête difficile pendant laquelle elle avait cherché le trésor disparu de Benoit XIII, Nuria avait remis sa lettre de démission car sa promotion au grade de capitaine était passée une nouvelle fois à la trappe. Son supérieur lui avait demandé de ne pas agir sur un coup de tête et proposé qu’elle réfléchisse en prenant des congés. C’est pour cela qu’elle se trouvait à New York pour quatre jours et trois nuits, loin de tout, même de son fils Jordi. Mais, à dix-huit ans, il pouvait rester quelques jours tout seul, et sa grand-mère était là pour le nourrir.
Sur le message Mark Rainey lui indiquait qu’il aurait du retard car il était sur une enquête délicate, et précisait qu’il passerait la chercher à dix-sept heures. Elle pouvait commencer à aller prendre le pouls de Times Square.
Nuria s’installa rapidement dans sa chambre ; malgré le décalage horaire, elle ne ressentait pas la fatigue du voyage et il lui tardait de partir à la découverte de cette ville que tous les articles de journaux ou de magazines vantaient. Elle avait deux heures avant l’arrivée de son collègue.
Elle ouvrit le dossier que lui avait confectionné Jordi, avec une carte précise, son hôtel et les lieux qu’elle devait voir à tout prix. Elle remarqua que le Fairfield Inn se situait à moins de cinq cent mètres de Broadway et de Times Square. Elle se décida, elle n’avait pas de temps à perdre. Elle prit un plan, son iPhone et se lança à l’aventure.
Dehors, le froid la saisit, mais il était supportable. Elle se repéra rapidement, tout était simple à New York quand on avait comprit la numérotation des rues. La gare routière se trouvait face à l’hôtel et occupait tout un pâté de maison. Elle la longea et arriva à un croisement où elle aperçut la pancarte Broadway. Et, à nouveau, elle eut le souffle coupé en voyant ce qui l’entourait. Les immeubles, les lumières, les magasins, les publicités gigantesques, sans parler de tous les petits fast-food qui regorgeaient de monde. Et toujours cette affluence, mais ici c’était en grande majorité des touristes, comme elle. Et cette foule qui la happa pour la traîner sur Broadway. Elle était admirative devant des publicités simples mais immenses, faisant plusieurs étages et vantant des marques ou des spectacles.
Elle marchait, la tête en l’air, subjuguée. Elle passa devant une salle de concerts où se produisait Chuck Berry. Ensuite un Mac Do, puis le musée Tussaud et des magasins de souvenirs. Enfin elle arriva à Times Square et, là, le tableau prit une dimension plus impressionnante. A nouveau, les publicités agressaient tout son champ de vision, plus importantes les unes que les autres.
Et toujours cette foule dense qui parlait une multitude de langues, parmi lesquelles elle reconnut quelques phrases en français. Sans réfléchir, elle avança, les yeux tournés vers le haut puis revenant sur les devantures des boutiques avant de remonter sur les publicités. Elle s’arrêta devant un magasin de M’Ms, deux étages de sucreries pures et dures. Finalement, elle décida de faire demi-tour.
La féérie continua, elle avait traversé l’immense avenue et revenait sur ses pas. Elle regarda la vitrine d’une boutique de sport et nota d’y revenir pour acheter des habits à Jordi. Elle prit le chemin de son hôtel, mais elle avait encore du temps. Elle trouva un pub chic le long de Port Authority, la gare des bus et y entra.
Elle s’assit et commanda une Bud. Elle profita de cette halte pour envoyer un message à son fils et lui dire que tout allait bien. Elle posa son iPhone à côté d’elle pendant que le serveur lui apportait sa bière. Elle la paya de suite et regarda les New-Yorkais, qui mangeaient malgré l’heure, comme si justement il n’y avait pas d’heure pour se restaurer. Elle jeta un œil à sa montre, il était temps de rejoindre Mark. Elle se leva, chercha son téléphone. Il n’était plus sur la table. Elle fouilla dans son sac, rien. Elle déballa tout sur la table sans le trouver. Elle paniqua, regarda sous la table, sous la chaise, même sous celles d’à côté. Toujours rien.

Elle poussa un juron en se rendant à l’évidence. On lui avait volé son appareil. Elle réfléchit : à ses côtés, il y avait eu un couple et ils étaient partis cinq minutes auparavant.
Elle ferma les yeux, le visage de la jeune femme lui apparut. Une vingtaine d’années, maquillées, blonde mais décolorée, habillée de façon provocante, pas dans le style des copines de Jordi.
En revanche, elle n’avait pas prêté attention à l’homme. Il ne l’avait pas marquée.
Comme elle ne pouvait plus rien faire, elle regagna son hôtel. Elle était en colère contre elle-même mais elle décida de relativiser. Au Fairfield Inn, elle appellerait son fournisseur d’accès et bloquerait son forfait. Elle ne voulait pas gâcher son séjour pour si peu. Tant pis, elle était assurée et elle en achèterait un autre. Heureusement que Jordi lui avait noté tous les renseignements nécessaires, au cas où elle aurait un problème.
Elle monta dans sa chambre, téléphona et après cinq minutes, elle raccrocha perplexe. L’opérateur lui avait expliqué qu’en cas de blocage, l’iPhone serait détruit à distance, par le biais du numéro IMEI. Sachant qu’en conséquence, il ne serait plus possible de le localiser ni d’utiliser l’appareil par la suite, Nuria avait demandé un temps de réflexion. Elle allait demander conseil à son fils. Elle redescendit dans le hall où elle attendit Mark en lisant le New York Times.
— Désolé d’être en retard, dit Mark en pénétrant dans l’hôtel.
— Ce n’est rien, répondit Nuria en se levant pour l’embrasser.
— Nous sommes sur une affaire délicate. Tu as fait un bon voyage ?
Nuria lui raconta sa mésaventure. Il prit aussitôt son téléphone en lui demandant des informations sur son iPhone. Il composa un numéro et Nuria comprit qu’il appelait un collègue et qu’il lui demandait un service particulier.
— Avec un peu de chance on pourra le localiser.
— Ce n’est pas très grave, dit Nuria. Une simple déclaration de vol et je serai remboursée. Je ne veux pas que tu perdes ton temps avec cela.
— On va faire au mieux, je ne veux pas que tu aies une mauvaise opinion de ma ville, pour commencer une petite visite de la grosse pomme.
Il l’entraîna vers sa voiture, qu’il avait garée devant l’hôtel. Et quand elle fut installée sur le siège passager, il s’engouffra dans la circulation dense.
— Moi qui me plains de Perpignan, jamais je n’oserais conduire ici, dit Nuria en admirant la dextérité du policier.
— Simple, pratiquement que des sens uniques, tu te trompes, tu tournes trois fois à droite et tu reviens sur la route.
Il lui demanda des renseignements sur ses collègues et sur sa dernière investigation, elle répondit le regard toujours posé sur les rues.
— Et toi ton enquête ?
— On est sur la piste d’un sérial killer qui aurait tué entre quatre et une quinzaine de prostituées. Alors tu imagines la pression…
— Je connais, je viens de donner Si je te dérange je peux me débrouiller seule.
— Ah non, s’exclama Mark. Ce soir je t’emmène diner au restaurant de fruits de mer de Grand Central Station. Des fruits de mer, ça te va ?
Nuria acquiesça.
— Demain : Empire State Building, Central Park. Et tu mangeras à la maison.
— Je te remercie, mais…
— Il n’y a pas de mais.
Alors qu’il s’arrêtait à un feu, le téléphone de Mark sonna. Il répondit trois « yeah » et le reposa sur le tableau de bord.
— Il y a eu un signal de ton iPhone depuis Brooklyn. On y va….
Il accéléra et descendit par la 5° puis il prit Manhattan Bridge. Mark n’avait pas pris la voiture de service. Il en profita pour jouer au guide pendant le trajet. Finalement, il s’arrêta devant un petit parc comportant une stèle.
— C’est ici que mon ami a capté l’appel de ton iPhone, il y a…
Il regarda sa montre avant de dire :
— Quatorze minutes. Allons voir si ta voleuse ne s’y trouve pas encore.
— Je ne sais pas si c’est elle qui me l’a volé.
Il firent le tour du parc mais à cette heure et par cette température, la présence humaine était rare. Ils croisèrent deux joggeurs et deux autres personnes, mais aucune ne ressemblait à la voisine de comptoir de Nuria.
— Ce n’est pas grave, dit-elle, je n’en ferai pas une maladie.
— Si jamais tu viens demain au commissariat, je demanderai à un de nos spécialistes de faire un portrait robot et nous regarderons dans les fichiers.
— Cela ne va pas, non ? Je tiens à profiter de mes quatre jours de vacances ici, je ne veux pas en passer un enfermée dans un bureau de police, je me croirais au travail.
Ils remontèrent dans la voiture, Mark roula sur un kilomètre avant de s’arrêter. Il se tourna vers Nuria et lui dit en souriant :
— Je te laisse traverser le pont de Brooklyn à pied. Une expérience inoubliable.
Elle le regarda surprise.
— À cette heure ? Et je ne risque rien ?
— Rassure-toi, c’est sans doute un des endroits les plus sûrs de New York. Je te récupère de l’autre côté. Fais-moi confiance, tu ne le regretteras pas.
— OK, répondit Nuria en descendant.
Elle se dirigea vers le pont et constata qu’au milieu, il y avait une partie pour les piétons et les cyclistes, alors que de chaque côté trois voies étaient réservées aux voitures.
Nuria gravit la rampe d’accès et arriva à la première arche. Ses jambes refusèrent d’aller plus loin et son cœur se serra.
“First We Take Manhattan”
Après Claude Nougaro, c’était Léonard Cohen qui chantait dans sa tête. Car, sous ses yeux ébahis, la ville s’offrait à elle, sans fioriture, naturelle, comme si elle n’avait rien à cacher.
À sa gauche, au fond, perdue dans le brouillard avec la nuit qui arrivait, la statue de la liberté, ensuite les tours de Wall Street, sans les deux jumelles, disparues un matin de septembre. Puis encore des tours, les arches du pont et l’Empire State Building qui les dominait toutes. Toute la magie de Manhattan s’étalait devant elle.
Des tours, des gratte-ciels, des buildings, des immeubles, quelque soit le nom qu’on leur donnait, seuls ; ils n’avaient rien de vraiment particuliers, mais à eux tous, ils formaient un ensemble unique, et tout autour, l’eau.
Nuria se força à avancer ; ses pieds étaient comme collés au bitume. Elle marcha lentement pour savourer cet instant. Des joggeurs et des cyclistes la croisaient, écouteurs dans les oreilles, insensibles à leur environnement. Pour eux, c’était naturel mais, pour elle, la catalane, c’était merveilleux !
Le soleil était couché, et les lumières de la ville avaient pris le relais.
Elle se souvint d’une phrase de Paul Morand qu’elle avait lue sur Internet avant de partir : « Il faut plusieurs mois pour comprendre la grandeur délayée d’humidité de Londres, il faut plusieurs semaines pour subir le charme sec de Paris, mais faîtes-vous mener au centre de Brooklyn Bridge, au crépuscule, et en quinze secondes vous aurez compris New York ». Elle était entièrement d’accord
La fin de la traversée fut un pur moment de bonheur. Elle se sentait bien, comme chez elle. Elle s’arrêta plusieurs fois pour admirer un endroit précis, pour regarder Brooklyn derrière elle ou la plaque avec toutes les indications sur la construction du pont. Enfin, elle arriva à l’entrée et elle aperçut la voiture de Mark garé sur le côté gauche, dans une bretelle de sortie, à côté d’un véhicule de la police new-yorkaise comme elle en avait vu des centaines dans les séries américaines.
En la voyant, Mark salua son collègue et lui ouvrit la portière.
— Alors ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas de mots pour exprimer ce que j’ai ressenti, mais je te remercie.
— Ce n’est pas à moi que tu dois dire merci mais à New York. Allons manger.
Ils traversèrent rapidement Chinatown, puis Little Italy. Mark lui indiqua qu’ils y repasseraient en plein jour. Ils arrivèrent à Grand Central Station. Il se gara, mal mais avec une petite plaque pour indiquer qu’il était policier. Puis il l’amena dans un des meilleurs restaurants de New York. Ils commandèrent un plateau de fruit de mer. Nuria fut surprise par la qualité des crustacés. Mark lui parla de sa ville et Nuria l’écouta, subjuguée. Il était vraiment un amoureux de New York ; il y était né, comme son épouse, et leurs parents, et pour rien au monde ils ne voulaient la quitter.
Finalement, la fatigue tomba brutalement sur Nuria. Mark le vit à son visage pâle. Il paya, malgré les protestations de Nuria, et la raccompagna à l’hôtel. Il lui indiqua qu’il la prendrait à dix heures, comme cela elle aurait le temps de se reposer.
Nuria se retint machinalement à la rambarde, malgré les protections qui empêchaient les suicides, les accidents ou les fous qui voulaient connaître le grand frisson. Encore aurait-il fallu qu’ils arrivent à cacher leur parachute ou autre engin lors du passage aux différents contrôles, aussi drastiques que ceux d’un aéroport.
La jeune femme se fraya un chemin parmi la foule et s’approcha une nouvelle fois du bord. La vue était unique, magnifique, indescriptible. Hier, elle avait eu la vision de la ville à plat depuis le pont ; aujourd’hui, elle dominait New York depuis le 86° étage de l’Empire State Building. Mark se trouvait à l’intérieur, il avait reçu un coup de téléphone et il avait essayé de s’isoler, la laissant seule. De sa place, elle apercevait le sud de l’île. Elle imagina les deux tours jumelles. Même sans elles, le paysage était de nouveau à couper le souffle. Elle n’arrivait pas à partir. Elle avait déjà fait une fois le tour pour voir l’ensemble de New York, mais elle ne pouvait pas quitter les lieux. Elle revint sur sa gauche pour revoir le pont de Brooklyn et celui de Manhattan. Elle retourna encore sur ses pas pour admirer Central Park. Elle ferma les yeux et entendit Simon and Garfunkel qui chantaient The boxer.
Elle s’arracha avec difficulté à ce véritable spectacle, elle y aurait passé la journée, mais elle savait que Mark lui avait programmé plusieurs visites. Il lui avait dit qu’elle n’aurait pas le temps, en trois jours, de voir les musées. Elle devrait revenir pour visiter le Moma..
En redescendant, elle s’arrêta à la boutique. Mark lui offrit la photo traditionnelle où ils étaient tous les deux devant l’Empire State et elle acheta une statue avec King-Kong tout en haut. Elle la poserait sur son bureau au commissariat de Perpignan, si elle y revenait.
— Alors, c’était comment ?
— Féérique, après Brooklyn, on a l’impression de tout connaître de New York… Je crois que je vais tomber amoureuse de ta ville. Mais je ne pense pas pouvoir y vivre. C’est un monde à part.
— Tu as tout compris, une ville unique, la mienne.
Ils quittèrent l’Empire State Building où la queue arrivait déjà sur le trottoir.
— Je viens d’avoir des nouvelles de ton iPhone, toujours dans Brooklyn, mais cela a été bref. Pas la peine d’y aller. Mais, demain, tu auras une déclaration de vol. Maintenant, direction Central Park, pour avoir un peu de calme et profiter de ce timide rayon de soleil..
Mark se gara devant le Muséum d’histoire naturelle, derrière une voiture de police. Il discuta quelques minutes avec ses collègues pendant que Nuria admirait la statue de Theodore Roosevelt qui gardait l’entrée. Elle repensa au film que lui avait fait voir trois ou quatre fois son fils : « L nuit au musée ». Une nouvelle fois elle venait de passer de l’autre côté de l’écran.
Ils traversèrent la rue, Mark acheta deux hot-dogs avec du ketchup et des oignons et une canette de coca à un vendeur ambulant et ils pénétrèrent dans le parc.
— Tu mangeras mieux ce soir, mais à midi, le vrai new-yorkais ne prend pas trop le temps de manger.
— J’ai remarqué que le New-yorkais était multitâche.
Mark ne put s’empêcher de rire.
— Et pourtant Microsoft n’est pas une entreprise d’ici.
Nuria marcha lentement en avalant la nourriture. La neige recouvrait encore de nombreux espaces, donnant un aspect de conte de Noël au lieu. Et elle vit les mêmes cyclistes ou joggers qui la dépassaient ou la croisaient. Eux aussi faisaient partie intégrante de la grosse pomme, continuellement en mouvement.
Dans Central Park, elle se croyait à la campagne, les fameux écureuils traversaient devant elle, pas du tout apeurés, laissant quelques traces dans la neige pour aller trouver refuge dans les arbres. Et pourtant, quand elle regardait derrière les arbres, elle apercevait toujours les immeubles, de chaque côté, comme s’ils protégeaient cet îlot de verdure ; ou alors voulaient-ils l’emprisonner à vie ?
— Et ton enquête ? demanda Nuria, en jetant le papier de son hot-dog et la canette dans une poubelle.
— Tu penses encore au boulot.
— Non, mais je trouve le lieu si calme, si apaisant après la foule de toute à l’heure, je me suis dit qu’on pouvait en parler. Car, à voir ton visage, je me doute que toi aussi elle t’obsède. Je suis comme toi, alors je sais comment nous fonctionnons.
— Tu as raison, elle me poursuit. Et des journalistes sont sur le coup. Cela ne va pas tarder à exploser.
— C’est vraiment une histoire de sérial killer ?
Mark fit une petite grimace.
— C’est ce que nous avons cru au début puis tout s’est compliqué au fil des mois. Pour simplifier, tout à commencé par la disparition d’une jeune prostituée il y a plus d’un an. L’enquête a débouché huit mois plus tard, en septembre sur la découverte de son cadavre et de quatre corps démembrés sur une plage de Brooklyn, Brighton Beach. Des femmes âgées entre vingt-deux et vingt-sept ans, portés disparues entre 2007 et 2010. Et les quatre se prostituaient comme la première par l’intermédiaire d’un site de rencontre. On a retrouvé leur reste dans des sacs disséminés dans les dunes.
Mark donna un coup de pied dans la neige.
— Nous nous sommes rendus compte, poursuivit-il, que le tueur leur avait donné rendez-vous près de la plage. Il faut savoir qu’elle se situe près de la communauté russe qui s’est installée dans ce que l’on nomme Little Odessa.
— C’est pour cela qu’on a fait appel à toi ? Car ta spécialité, c’est la mafia russe.
— Oui, j’ai rejoint l’équipe d’enquêteurs au cas où il y aurait un lien avec les russes. Seulement en décembre, six nouveaux corps de femmes ont été découverts pas très loin des premiers. Mais le mode opératoire était légèrement différent, ils n’étaient pas enfouis dans les sacs et ils n’étaient pas démembrés. Et puis un corps d’homme et un d‘enfant s’y trouvaient .
— D’où l’idée d’un second serial killer… La plage servirait de cimetière à plusieurs tueurs ?
— Oui et non, car les six femmes étaient elles-aussi de jeunes prostituées. Le même homme a pu changer sa manière d’enfouir les cadavres. Et maintenant, nous avons peur de voir la liste s’allonger. Nous sommes plus de cent cinquante policiers sur cette affaire. Nous rouvrons tous les dossiers de disparition de prostitués depuis cinq ans.
— Je pense que son arrestation est une question de temps, ils commettent toujours une erreur et ils se font prendre.
— Seulement, nous avons un autre problème sur le dos. Le tueur a téléphoné début janvier à la sœur d’une des victimes. Six coups de fil, de moins de trois minutes, impossible donc d’avoir une géolocalisation précise immédiate Ils venaient tous de New-York, mais d’endroits avec de la foule, comme Times Square, Madison Square Garden, Macy’s, Broadway, le magasin de la NBA. Les vidéos n’ont rien donné, trop de monde.
— Qu’est-ce qu’ils disaient ?
— Des propos vulgaires, moqueurs et désobligeants sur le style de la vie de la jeune femme.
— Vous êtes sûr que c’est le tueur ?
Mark réfléchit quelques secondes avant de lâcher :
— Même pas, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il connaît les techniques policières, peu de temps au téléphone, cartes prépayées qui ne laissent aucune trace d’identité…
— Un flic, s’exclama Nuria.
— La piste d’un tueur policier n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Mais nous ne pouvons pas l’ignorer. Si la presse fait la relation…
Nuria compta mentalement onze femmes et un homme. Le sérial killer, s’il était seul, allait établir un record.
— Et du côté de la mafia russe ?
— Les prostituées ne travaillaient pas pour eux, mais elles faisaient peut-être de l’ombre à certaines de leurs activités.
Ils marchèrent encore près d’un quart d’heure en parlant du travail de Mark et du nombre décroissant de meurtres dans la grosse pomme, et ils arrivèrent devant une des nombreuses entrées.
— Puis ce que nous sommes dans le macabre, je vais te monter là où est mort John Lennon.
Ils quittèrent le parc et arrivèrent devant une dizaine de fleurs et de bougies posées sur le trottoir devant le Dakota Building. Hommage toujours vivace, trente et un ans après l’assassinat du Beatles. Nuria resta un instant à fredonner les paroles d’Imagine. Marc regarda sa montre et dit :
— Un petit tour sur la 5°, nos Champs-Elysées, et ensuite direction la maison. Nous ne mangeons pas à l’heure catalane ici.
Nuria sourit, Mark ne s’était pas habitué aux horaires catalans, et il ne comprenait pas comment elle pouvait dîner à vingt-deux heures.
Il la conduisit sur la cinquième avenue, et Nuria admira tous les magasins qui lui étaient hors de portée financière, comme Dior, Channel, Tiffany’s et autres boutiques, où un portier ouvrait le passage aux gens fortunés.
Elle s’arrêta dans le magasin NBA et acheta un maillot de l’équipe de basket de New York, les Knicks. Même si Jordi rêvait de devenir un rugbyman professionnel, il regardait souvent le championnat américain de basket.
Puis ils arrivèrent devant la Cathédrale Saint Patrick. Un chef d’œuvre d’art néogothique construite au dix-neuvième siècle, la plus grande des USA, mais qui paraissait minuscule entourée par les immeubles plus imposants qu’elle. Dans n’importe quelle ville, elle aurait été le centre d’attraction, ici on ne la voyait presque pas.
— Je ne vais pas te faire l’injure de t’amener à l’Apple Store, s’exclama Mark.
— Non merci, j’en trouverai un autre à Perpignan.
Ils regagnèrent la voiture et Mark prit la direction de son domicile situé à Brooklyn, tout en continuant à jouer aux guides.

Malgré l’heure matinale, la foule se pressait sur Times Square. Nuria avait décidé de consacrer cette matinée aux emplettes. Mark passait la prendre vers onze heure et l’après-midi serait réservée au Sud de Manhattan. Elle repartait le lendemain en fin d’après-midi pour Gérone ou elle avait garé sa voiture.
Les magasins ouvraient petit à petit. Elle avait commencé par les souvenirs dans le style I LOVE N.Y, cendrier, porte-clefs, balle de baseball ; il y avait de tout pour ses collègues et amis. Puis elle pensa à elle, compte-tenu du taux de change du dollar, les vêtements étaient beaucoup moins chers qu’à Perpignan, alors elle décida de ne pas se priver. Elle ne savait pas quand elle reviendrait à New York, si elle y revenait un jour.
Elle dévalisa Forever, acheta un sac à dos pour mettre les jeans trouvés chez Levi’s à des prix défiants toute concurrence et de petits ensembles à Aeropostale. Toutes les boutiques ouvraient presque douze heures par jour, sept jours sur sept et trois cent soixante-cinq jours par an. New York était bien la ville du dollar roi.
Elle se rendit compte que l’heure passait vite. Elle termina ses achats, se réservant sa dernière matinée pour Macy’s, le plus grand magasin du monde qui n’était pas très éloigné de son hôtel, du côté du Madison Square Garden. Elle avait retenu un taxi pour quinze heures. Le concierge du Fairfield Inn lui avait dit qu’il fallait une heure pour arriver à l’aéroport et son avion partait à dix-huit heures quarante-cinq. Mais, avec les formalités douanières, elle préférait arriver en avance. Elle n’avait pas voulu que Mark l’accompagne, il lui avait déjà donné beaucoup de son temps, pris sur ses congés.
Elle revint déposer ses emplettes dans sa chambre et redescendit attendre Mark. New York l’avait vraiment envoûtée, plus que Barcelone, la ville qu’elle adorait, mais tout était si différent pour une provinciale comme elle, cette ville était vraiment unique. Et malgré tous ses défauts, elle dégageait une force incroyable. Avant que Mark arrive, elle utilisa un des ordinateurs en libre service de l’hôtel pour envoyer un message à son fils, lui expliquant le vol de son iPhone. Puis elle revint s’asseoir en prenant un exemplaire du New York Times distribué gratuitement.
Le repas avec la femme de Mark et ses deux filles s’était très bien passé. Toute la famille l’avait accueillie avec de grands sourires et s’était mise en quatre pour la satisfaire, lui faisant découvrir un peu la cuisine américaine. Elle avait apporté des cadeaux pour les deux filles et pour la femme de Mark. Celui-ci l’avait raccompagnée vers minuit et elle avait vu que la ville vivait toujours comme à midi.
Marc arriva avec une demi-heure de retard, le visage soucieux.
— Encore ton enquête ?
— Oui, un nouveau corps a été découvert ce matin, sur la même plage, mais pas démembré.
— Une prostituée ?
— Je ne sais pas, mais laissons de côté cette histoire, tu dois profiter de ton dernier jour. J’ai abandonné la voiture pour le métro, tu vas avoir besoin de tes pieds.
— Pas de problème, j’ai des chaussures de marche.
Elle se laissa guider dans le subway. Lors de son arrivée, elle n’y avait pas vraiment prêté attention, préférant se concentrer sur son trajet de peur de se tromper, mais aujourd’hui avec Mark, elle avait l’impression de se retrouver dans un lieu sordide. Les couloirs semblaient tomber en ruine. Il lui semblait que le plafond allait se décrocher ou que les marches allaient s’ouvrir sous ses pieds. Au dessous du sol, les lumières de la grosse pomme s’obscurcissaient. Elle remarqua un stand de l’église de scientologie qui recrutait sans le moindre problème de nouveaux adeptes.
Ils attendirent cinq minutes l’arrivée de la bonne rame et s’assirent sur une banquette miteuse. Face à elle deux personnes étaient assises, le regard absent comme si elle n’existait pas. Pour cela tous les métros du monde se ressemblaient.
— Tu sais que New York se divise en deux : ceux qui y sont allés et les autres.
Nuria ne put s’empêcher de rire.
— Les autres connaissent la ville par les films et les séries, toi tu as traversé l’écran.
Nuria hocha la tête en signe d’acquiescement, Mark avait raison. Tous les lieux qu’elle avait vus en trois jours lui rappelaient des films : le pont de Brooklyn avec Woody Allen, King Kong l’avait tenue dans sa paume en haut de l’Empire State Building, elle avait écouté le concert de Simon & Garfunkel assise dans Central Park. Sans parler de toutes les séries policières qu’elle regardait le soir comme les Experts ou NYPB.
— Nous arrivons, lui dit Mark en se levant.
Ils quittèrent les sous-sols de New York pour retrouver la surface, toujours au milieu des gratte-ciel qui empêchaient la moindre parcelle de ciel d’arriver jusqu’à eux. Elle suivit Mark et ils débouchèrent devant un immense espace vide avec simplement des grues. Nuria comprit aussitôt qu’elle se trouvait à Ground Zero.
Elle se tourna et vit Mark les deux mains agrippées au grillage, le regard perdu dans le vide. Dix ans après la date qui avait marqué à jamais tous les New Yorkais, le souvenir tragique était toujours vivace. Le lieu était en chantier comme si il devait rester pour toujours un trou. Nuria laissa Mark à sa peine. Elle savait que de nombreux policiers avaient trouvé la mort et certains avaient dû être ses amis.
— New York n’oubliera jamais, dit Mark d’une voix tremblotante, même si on reconstruit ici un musée, rien ne remplacera pour nous les tours.
Ils avancèrent avant de s’arrêter devant une plaque commémorant tous les morts. Ils quittèrent les lieux et le visage de Mark retrouva un peu de sa jovialité en empruntant une rue sur la gauche.
— Prépares-toi à pénétrer dans l’antre du démon.
Nuria regarda la plaque de la rue et comprit.
Wall Street.
Un homme avec son chien inspectait une voiture, pendant qu’un autre attendait pour ouvrir le passage vers le royaume Dollar.
Ils arrivèrent devant le New York Stock Exchange que des centaines de touristes photographiaient. Nuria n’en revenait pas, comment pouvait-on photographier une bourse ? En plus c’était un monument qui n’avait rien d’extraordinaire, de vagues colonnes grecques, des statues d’hommes et de femmes nus. Nuria trouva le site quelconque et pourtant le cœur du monde, et pas seulement de la finance, battait derrière ses pierres blanches. Des milliards de dollars, d’euros, de yen ou de n’importe quelle autre monnaie changeaient de mains chaque seconde. Des entreprises naissaient, d’autres étaient absorbées, des pays tremblaient chaque jour à l’ouverture du marché américain.
— Tu veux aller voir l’intérieur. La visite est gratuite.
— Non sans façon, là j’avoue que je ne comprends plus. Ou que je comprends trop.
Tout ici respirait l’argent, les magnifiques immeubles, les voitures, les costumes, des passants. Elle était à nouveau dans un autre monde, celui des traders, elle devenait une figurante du film Wall Street, elle pouvait apercevoir Michaël Douglas entrer dans la bourse, avec son sourire de carnassier.
Sur la droite, un bâtiment retint l’attention de Nuria, en haut des marches la statue de George Washington. Elle se souvint avoir vu une photo de ce lieu prise lors du krach boursier de 1929. Malgré sa laideur, l’endroit possédait une force historique. Ils quittèrent le quartier du dieu dollar en passant devant de magnifiques immeubles comme celui de Donald Trump. Finalement, ils arrivèrent au bord de l’océan. L’air glacial fit frissonner Nuria. Elle s’approcha du quai où se trouvaient de nombreux ferrys, et vit la Statue de la Liberté. Majestueuse, au cœur de l’Atlantique.
— Tu veux aller la visiter ? demanda Mark.
Nuria regarda la longue queue qui s’étirait sur le quais. Les hommes et les femmes avançaient, serrés comme des poissons. Elle calcula qu’il y avait plus de deux heures d’attente et elle n’avait pas envie de les perdre. Tant pis pour Madame la Liberté.
— Sans façon, je préfère marcher dans Manhattan.
— Normalement il y a un bateau qui fait le tour et qui est gratuit, mais je pense qu’il y aura autant de monde.
— Laisse tomber, répondit Nuria en regardant l’océan. Promenons-nous dans ta ville.
Elle fixa le paysage. Derrière elle, les gratte-ciel, devant l’immensité plate de l’Atlantique. Nuria pensa aux millions d’immigrants qui étaient arrivés plein d’espoir. Certains avaient réussi, d’autres non, mais tous espéraient toucher la Terre Promise.
— C’est beau, dit Mark en se plaçant à ses côtés.
— Et symbolique, c’est vraiment la porte du nouveau monde. Ta famille venait d’où ? Si je ne suis pas indiscrète.
— Tu ne l’es pas. Celle de mon père d’Irlande, comme de nombreux policiers et du côté de ma mère de Russie. Mon arrière-grand père paternel a débarqué le premier, fuyant la famine irlandaise. Et mon autre arrière-grand père a fui la révolution russe.
— Dire que moi je suis Catalane depuis les temps préhistoriques ou presque.
— Vous avez une longue histoire, la nôtre commence juste. Si tu n’es pas fatiguée, nous pouvons aller vers le port à pied où nous mangerons.
— C’est parti.
Ils longèrent le bord de mer, à l’abri des immeubles pour arriver devant un petit port où se trouvaient amarrés plusieurs bateaux du XIX° siècle. Dans le fond, Nuria reconnut le pont de Brooklyn.
Nuria lut les plaques indiquant l’histoire de chaque bateau, faisant bien attention où elle mettait les pieds, car de la glace recouvrait les pontons en bois. Puis ils pénétrèrent à l’intérieur du restaurant.
— Aujourd’hui c’est moi qui t’invite, dit Nuria. Tu n’as pas eu de cadeau hier. Je n’ai pas osé te prendre une bouteille de Rivesaltes, j’ai eu peur qu’elle soit confisquée par la douane.
Le policier éclata de rire.
— Les filles étaient contentes de leurs ânes, elles ont cru que tu étais démocrate, avant que je leur explique que c’était le symbole de ton pays. Elles les ont mis sur leurs table de nuit.
Nuria sourit en se souvenant du regard des deux petites filles en découvrant un âne d’une trentaine de centimètres. Ils mangèrent du poulet frit, et Nuria prit une glace italienne avant de boire un café infect. Elle avait oublié que les seuls bons cafés se trouvaient dans les Starbuck. Mark ne put s’empêcher de rire en voyant la grimace sur le visage de Nuria.
— Un voyage en Chine ? Cela te tente ? Pas trop fatiguée ?
— Pas du tout.
Ils quittèrent le port, passèrent devant l’entrée du pont de Brooklyn et Mark l’entraina vers Chinatown où ils flânèrent devant les différents étals qui proposaient tous les fruits et légumes du monde, même si ce n’était pas la saison. À un moment donné, ils devaient être les deux blancs dans la rue. Nuria regarda cet autre partie de la même ville, qui n’avait rien à voir avec Wall Street, pourtant distant de quelques kilomètres. Et elle remarqua aussi les magasins de produits technologiques ou des montres et des bijoux qui devaient venir directement de Chine.
Nuria ne ressentait pas la magie de New York dans ce monde qui grouillait aussi mais totalement différent des autres parties de la Grosse Pomme.
— Il faut traverser ce quartier, pour dire j’y suis passé, murmura Mark. Ce n’est qu’un petit bout de Chine dans New York. Et je ne te conseille même pas les achats, les prix ne sont pas très attractifs.
La présence de Mark fit reculer les nombreux vendeurs, même si certains tentèrent leur chance pour essayer de proposer des bijoux à Nuria.
— Tu comptes vraiment donner ta lettre de démission ? demanda Mark en se frayant un passage dans la foule.
Nuria hésita avant de répondre, elle n’avait pas encore pris sa décision.
– Je ne sais pas, j’y pense de plus en plus. Surtout que j’ai une proposition intéressante dans le privé.
Ils s’arrêtèrent à un grand carrefour où la circulation était relativement dense. Moins dense pourtant qu’à Perpignan.
— Nous allons arriver dans le royaume de Don Corleone.
Nuria le regarda intriguée. Les inscriptions des devantures n’étaient plus en chinois, mais rien ne la marqua.
— Little Italy, Mais il ne reste plus que les clichés du cinéma. La véritable mafia est russe.
Soudain le téléphone de Mark sonna. Ils s’arrêtèrent devant un bijoutier. Nuria s’éloigna légèrement pour ne pas mettre son ami dans l’embarras. Elle n’entendit qu’une simple phrase prononcée plus forte, comme dans un cri : « You’re sure ? »
— Désolé, dit Mark en arrivant à sa hauteur, mais notre promenade se termine là.
— Ne soit pas désolé, je comprends très bien, je vais me débrouiller pour rentrer. J’ai mon plan, je trouverai le chemin pour l’hôtel, soit à pied, soit à métro.
— Je suis encore plus désolé, mais je t’embarque avec moi.
Nuria fut désorientée, elle pensa avoir mal compris la phrase de Mark.
— La prostituée dont le corps a été retrouvé ce matin sur la plage…
— Oui, tu m’en as parlé.
— Elle avait ton iPhone dans son sac.
Nuria ne put cacher sa surprise.
— Tu en es sûr ?
— C’est ce que vient de me dire un enquêteur. Ils ont fait la relation avec ma demande pour le retrouver. Ils envoient un policier nous chercher en voiture pour voir si tu peux identifier le corps ? Je suis vraiment désolé, mais tu es un témoin précieux. J’aurais préféré continuer notre promenade dans Manhattan, il nous restait encore tant à voir.
Nuria lui prit le bras et le serra.
— C’est normal, si je peux vous aider. Mais je dois partir demain. Tu crois que je vais devoir rester ?
— Non, j’essayerai de faire en sorte que cela aille rapidement. Mais j’ai peur que cela nous occupe toute la soirée.
Au bout de cinq minutes, une voiture bleue de la NYPD arriva, toutes sirènes hurlantes. Mark lui fit un signe et le conducteur freina dans un crissement de pneu. Nuria remarqua que tous les autres véhicules avaient laissé le passage sans le moindre problème. Mark lui ouvrit la portière et s’assit à côté d’elle.
Mark demanda des nouvelles à son collègue mais celui-ci ne savait rien, on l’avait simplement envoyé en urgence, pour les récupérer et les amener le plus vite possible à l’institut médico-légal où ils étaient attendus avec impatience. Nuria se laissa aller contre le dossier et savoura cet instant de conduite dans New York. Elle se sentait comme un personnage important, qui traversait la ville sans se préoccuper de rien, tout le monde lui laissant le passage.
Mark passa quelques coups de fils, Nuria essaya de suivre les conversations, mais il parlait trop vite. Elle comprit quand même que Mark parlait d’elle et de ses compétences en France. Finalement Mark raccrocha et mit son mobile dans poche.
— Tu vas être accueillie par les huiles, ensuite on te demandera si tu reconnais le corps. Et si c’est la personne qui était à côté de toi dans le pub. Si c’est le cas, alors on te posera les questions classiques ; tu ne seras pas dépaysée même si tu seras de l’autre côté. Tu es un témoin important, très important.
— J’espère être à la hauteur.
— Tu le seras. Après vingt-ans de métier, je pense que je suis capable de juger les gens et toi je sais que tu es un flic dans le corps et dans l’âme. C’est ce que je viens de dire à mes supérieurs. Il y aura aussi un traducteur, au cas où…
— Et toi ?
Mark secoua la tête.
— Aucune idée, je ne suis qu’à la périphérie de l’enquête.
— Alors tu peux dire à tes patrons que je souhaite que tu restes à côté de moi. Tu peux même leur dire que je l’exige.
Mark ne put s’empêcher de grimacer.
— Je ne sais pas s’ils vont être d’accord.
— Tu ne viens pas de dire que j’étais un témoin important ? Tu restes avec moi, c’est à prendre ou à laisser.
Mark ne répondit pas. Il prit son téléphone et parlementa. La conversation dura plus d’une minute. Enfin, Mark raccrocha en souriant. Il se tourna vers Nuria et lui dit :
— Tu as eu gain de cause : ils acceptent. Je crois que tu aurais pu tout demander, même une bouteille de Banuyls, des tapas et des danseurs de Sardane, tu aurais tout eu. Ils ont peur. À tous les coups un journaliste va parler de Jack l’Eventreur de New York et nous serons dans la merde.
Il arrivèrent devant l’institut médico-légal de New York et Nuria ne put d’empêcher de penser au roman de Patricia Cornwell qu’elle avait lu avant de partir « L’Instinct du mal » où l’héroïne était conseillère auprès du médecin en chef de l’Institut. Le chauffeur eut juste le temps de s’arrêter que la portière s’ouvrit déjà du côté de Nuria. Trois policiers l’encadrèrent pendant qu’elle s’extirpait du véhicule. Ils ne lui laissèrent pas le temps de souffler et elle se retrouva rapidement à l’intérieur. Elle regarda derrière elle, Mark la suivait. Cinq personnes l’attendaient, en grande tenue, quatre hommes et une femmes. Mark fit rapidement les présentations. Il n’y avait que du gratin. Nuria eut juste le temps de serrer les mains, pas même celui de parler, deux policiers la conduisirent dans les méandres du bâtiment, toujours accompagnée par Mark. Sa présence la rassura. Elle avait beau être habituée à voir des cadavres, elle n’était plus à Perpignan, chez elle, mais à New York et dans une enquête importante. Il lui indiqua que la femme, Ana Copley était inspecteur, une des rares femmes à avoir atteint ce grade, elle dirigeait la direction des opérations qui remplissait de multiples fonctions, dont celle qui consistait à assurer la liaison les divers services en cas d’événements majeurs dans la ville. Et cette affaire était considéré comme une des plus importantes.
Ils pénétrèrent dans une pièce blanche, éclairée par des néons. Nuria ne fut pas du tout dépaysée, cela ressemblait à ce qu’elle connaissait et qu’on voyait dans tous les feuilletons. Un homme vêtu de blanc s’avança vers elle.
— J’espère que la vue d’un cadavre ne vous dérange pas, dit-il en articulant et en parlant lentement.
— Pas du tout, répondit-elle. Je suis policière en France.
— Très bien, veuillez me suivre.
Ils arrivèrent devant une table sur laquelle reposait le corps, recouvert d’un drap blanc immaculé. Nuria se plaça sur le côté à hauteur de la tête et adressa un signe au médecin. Celui-ci découvrit le drap. Et le visage apparut.
Tout le corps de Nuria se mit à trembler. C’était bien sa voisine du pub, elle la reconnaissait parfaitement. Mais seul le maquillage avait coulé sur le visage et les traits étaient déformés par un mélange de peur et de souffrance.
— C’est elle, dit-elle de la voix la plus ferme qu’elle pouvait.
— Vous êtes sûre ? demanda un des gradés.
— Absolument, c’est bien la femme qui se trouvait à côté de moi au pub. Je la reconnais très bien, elle était à moins d’un mètre, et j’ai la mémoire des visages.
Le médecin remit le drap sur le cadavre. Le silence se fit dans la pièce. Il dura plusieurs secondes puis un des officiels s’avança vers Nuria.
— M. Rainey nous a dit que vous allez nous aider dans notre enquête. sachez qu’au nom de la police de New York et de toute la ville, je vous en remercie.
— Je suis avant tout un policier et je ne fais qu’un même devoir. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions.
Nuria fut conduite dans une pièce plus agréable où on lui servit un café ou plutôt de l’eau chaude avec un zeste de café. Elle fit la grimace et Mark demanda un vrai café qui lui fut apporté rapidement. Un vrai, un Starbuck.
Pendant plus d’une heure, elle décrivit le contexte du pub, ce qu’elle avait fait, qui elle avait vu, en particulier l’homme qui accompagnait la jeune femme. Un dessinateur vint et pendant l’heure qui suivit, ils essayèrent de dresser le portrait robot, mais cela ne satisfit pas Nuria. Elle avait beau fermer les yeux, se replonger dans ses souvenirs, elle savait qu’il était blanc, bien habillé, mais c’était tout, les traits du visage demeurait dans l’ombre du bar. Mark lui dit de se reposer un peu. Il lui apporta des cafés et une pizza et ils mangèrent tranquillement.
— Encore une fois, je suis désolé de t’imposer cela, dit-il.
— Arrête Mark, si tu avais vu un tueur à Perpignan, tu aurais été le premier à accepter de nous aider. Franchement, je ne fais rien d‘extraordinaire.
— En tous les cas, tu as déclenché la grosse artillerie, en ce moment le pub est passé au peigne fin. On va visionner toutes les vidéos des caméras qu’il y a dans le coin.
— C’est quand même la première fois que vous découvrez le corps aussi vite ? D’après ce que j’ai compris, certains des autres sont restés longtemps enfouis dans le sable ?
Un homme entra dans la pièce et déposa l’iPhone devant Nuria. Il lui tendit deux gants, qu’elle enfila sans qu’il ait eu besoin de lui expliquer. Elle l’alluma : son nom et une photo d’elle avec Jordi apparurent aussitôt. C’était son fils qui la lui avait installée en page d’accueil. Elle regarda son répertoire. C’était bien son Smartphone. Elle le reposa sur la table et enleva les gants.
— C’est le mien, mais je suppose que vous n’allez pas me le rendre.
— Non. Tu comprends, c’est une pièce à conviction. Il y a plusieurs empreintes dessus, on va prendre les tiennes pour voir.
Cinq minutes après, deux nouveaux inspecteurs pénétrèrent dans la pièce. L’un d’eux lui prit les empreintes et lui demanda s’il pouvait avoir un peu de son ADN. Elle accepta et il lui passa une espèce de long coton-tige dans sa bouche. Puis les questions reprirent. Nuria ne se départit pas de son calme. Elle répondit très consciencieusement, répétant trois fois la même chose à trois policiers différents.
Mark la laissa seule pour aller aux renseignements. Quand il revint, il était presque vingt-et-une heures et Nuria avait dû boire de deux litres de café, voire davantage, mais que du bon, la police de NY n’avait pas lésiné.
— C’était bien une prostituée et elle habitait Brooklyn, un appartement à côté du parc où nous sommes allés l’autre soir. Mes collègues y sont. Pour l’instant, on n’a pas trouvé grand chose au pub ; personne ne la connaît, ni ne se souvient d’elle, ni de toi d’ailleurs.
— Je pense que le tueur a commis une erreur en se débarrassant rapidement du cadavre. Il l’a abandonné au même endroit, mais sans le démembrer comme les autres. Il a dû avoir peur.
— J’espère que tu as raison. Les huiles vont te remercier et elles prendront contact avec tes supérieurs si jamais elles ont besoin de toi.
— Avec les moyens modernes de téléconférence, cela ne posera aucun problème.
— Et si tu le souhaites, je servirai d’intermédiaire.
— Tu es un idiot… Bien sûr que je le souhaite.
Un haut gradé pénétra dans la pièce et s’assit devant Nuria.
— Encore merci pour votre aide précieuse. Nous avons eu vos supérieurs à Paris, ils sont d’accord pour que nous vous contactions si nous avons besoin de vous dans l’avenir.
— Ce sera avec plaisir. Je suis à votre disposition.
Elle marqua un temps d’arrêt et poursuivit :
— Je peux rentrer demain ?
— Bien entendu, M. Rainey vous accompagnera à l’aéroport. C’est la moindre des choses que nous puissions faire pour vous remercier.
Il se leva et lui serra la main.
— Encore merci pour votre aide Mme Puigbert.
Nuria et Mark quittèrent les lieux, une voiture de police les attendait. Mark prit le volant et fit le tour du centre de Manhattan. Ils passèrent par Times Square et Nuria prit une dernière bouffée de New York. Elle lui désigna la rue où se trouvait le pub qui avait réouvert après le passage de la police. Il s’arrêta devant.
— On peut prendre un dernier verre, si cela te dit.
Nuria accepta. Peut-être des souvenirs lui reviendraient-ils ? Ils burent deux « cuba libre » pour fêter le dernier soir. Nuria regarda dans toutes les directions, mais rien ne lui revint. Mark lui dit de ne pas s’en faire, qu’elle les avait déjà beaucoup aidés.
Il la raccompagna à pied à son hôtel distant d’une centaine de mètres. Il indiqua au concierge d’annuler le taxi pour le lendemain, c’est lui qui la conduirait à l’aéroport.

Nuria rangea ses dernières acquisitions. Elle avait passé deux heures chez Macy’s à dévaliser les rayons. Heureusement qu’elle n’avait pas emporté grand chose : sa valise était pleine à craquer, comme son sac à dos. Maintenant, c’était le retour et la vie qui allait reprendre. Mais elle aurait des choses à raconter à ses collègues. Elle espérait quand même que les policiers new-yorkais retrouveraient rapidement le tueur. Elle quitta sa chambre en éprouvant un petit pincement au cœur.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Mark se tenait devant l’accueil, il vint aussitôt lui prendre sa valise.
— Tu n’as pas eu de problème à chez Macy’s. ?
— Moi non, ma Carte Bleue oui. Mais je me suis fait plaisir !
— Tu as eu raison.
— Je ne suis pas trop en retard ? J’aurai bien mon avion ?
— Rassure-toi, j’aurais demandé des motards si tu étais en retard, mais là nous sommes dans les temps.
Mark mit la valise sur la banquette arrière pendant que Nuria montait du côté passager de la voiture de police. Elle commençait à y prendre goût. Le trajet se déroula plus rapidement que prévu, aucun embouteillage ne les bloqua. Nuria regarda une dernière fois les tours de Manhattan qui s’éloignaient. A l’aéroport. Nuria enregistra ses bagages puis embrassa Mark.
— Merci pour tout, et tu sais que toi et ta famille serez toujours les bienvenus en Catalogne.
— Je vais y penser et encore désolé pour cette affaire qui a dévoré une partie de ton séjour.
— Au contraire, je vais pouvoir « frimer » au commissariat.
Ils s’embrassèrent une dernière fois et Nuria s’engagea dans la partie réservée aux passagers. Mark la regarda disparaître puis regagna son véhicule sans voir la silhouette qui se tenait près de la vitre. Celle-ci attendit un peu avant de sortir. La femme était mieux en vrai que sur la photo de l’iPhone. Et au moins elle était à l’heure pour prendre son avion, comme elle l’avait mentionné dans un de ses textos.
Nuria Puigbert, française pensa la silhouette. . Nous allons bientôt nous revoir puisque tu vas me servir de guide dans ton pays. Ensuite, tu reviendras dans ma ville.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

2 commentaires à propos de “Traveling à Manhattan, une enquête de Nuria Puigbert, de Philippe Ward”

  1. Rétroliens : Traveling à Manhattan, une enquête de Nuria Puigbert, de Philippe Ward | Vision de New–York

  2. Bravo pour cette nouvelle!
    J’avais lu les deux aventures de Nora a l’occasion d’une randonnée Collioure-Cadaques et j’étais désolé de ne plus avoir de nouvelles!
    Au fait, est-il vrai que tu comptes donner suite à Dimension New York et que tu lancerais un nouvel AT,?
    Enfin est ce que Manh

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