Follette de Nathalie Dau

Les Fées se sont vraisemblablement penchées sur le berceau de l’une d’entre elles. Nathalie Dau fut ainsi dotée d’un talent d’écriture rare et magnifique qui, s’il semble privilégier la Fantasy et le Fantastique, est fort capable de toucher les réfractaires aux genres tant les thèmes évoqués restent universels, mêlant leurs apports mythologiques à une voix sensible, poétique, d’une grande puissance narratrice.

 nathalie dau 1
Photo ActuSF

Ses Contes myalgiques chez Griffe d’Encre en sont une belle illustration, nourris de contes du patrimoine légendaire mondial, ces histoires fantastiques interpellent en oscillant entre ombre et lumière, entre douleur et enchantement.
Prix Imaginales 2008 pour l’ensemble du tome 1 et Prix Merlin 2006 pour Le Violon de la fée (contenue dans ce même premier tome, première parution dans Faeries n°17).

Son roman  La Somme des Rêves, est le premier tome, publié en 2012 chez Asgard, de son cycle de Fantasy Le Livre de l’Énigme. C’est un monde qu’elle porte en elle depuis1987, et que nous sommes plus que ravis d’apprendre en cours de gestation pour la suite, avec une publication prévue chez les Moutons électriques en 2016.

Tout comme Mélanie Fazi, autre gentille et talentueuse contributrice du Mille-Feuilles anniversaire, Nathalie appartient au groupe Deep Ones, collectif de musiciens et d’auteurs de l’imaginaire proposant des lectures de textes en live avec accompagnement musical.

La biblio de la Fée Nathalie sur nooSFère.
En image à la une, photo de Karim Berrouka

 

Nous sommes particulièrement fiers que l’opportunité de nous offrir le petit joyau féerique ci-dessous ait redonné à Nathalie l’énergie et l’élan nécessaires pour s’immerger à nouveau dans ses projets éditoriaux. Elle a ainsi presque terminé d’assembler un nouveau recueil de nouvelles sur le thème de la féerie, chacune étant liée au corpus général et formant un roman morcelé. Cet ouvrage paraîtra en impression à la demande et édition numérique chez Mythologica,
pour Trolls et Légendes 2015.
Merci ma Gente Dame.

 

Follette

     Le ciel pollué, hachuré de longs nuages sales, mélangeait le lie-de-vin, le jaune terne et le cyan délavé. Je contemplais cette tristesse en retenant mes larmes. Autant éviter de rajouter l’illusion de la pluie – même si mes yeux, eux, ne produisaient rien de toxique.
Un soupir m’échappa malgré tout. Je conservais le souvenir des azurs éclatants, des feux dorés, des blancs purs et des mauves apaisants. Les couleurs d’autrefois, déjà altérées durant les temps d’avant l’Échec.
Dans mes jeunes années, j’avais connu des ondées qui ne rongeaient aucune peau et n’empoisonnaient pas la terre, mais en exaltaient les parfums et stimulaient la sève. Le monde ronronnait quand le vent caressait le pelage d’herbe qui le recouvrait. J’y voletais en liberté, éclat solaire buvant aux perles de rosée, rêve chevauchant les brins verts à la poursuite d’autres rêves assortis. Je suivais les écharpes de brume légère et je m’insinuais, avec elles, dans les interstices des murs. Je les regardais mourir, pâmées d’adoration, devant les braises de l’âtre qui s’étiolaient avec elles. Le lutin assis sur la pierre du foyer me souriait en me souhaitant la bienvenue, comme chaque matin, quand je rentrais de mes vagabondages. Je m’étais gorgée de rêves nocturnes, toutes ces énergies poudreuses que les humains fabriquent à leur insu depuis le creux de leurs songes. Durant leur temps d’éveil, je les inspirais en retour, en me perchant sur leur épaule pour chuchoter les enchantements qui nourrissaient leur création. Et chaque objet de pierre, de verre, de terre, de métal, de fibre ou de bois devenait œuvre d’art autant qu’objet utilitaire.
L’industrie, les machines ont abîmé cela, ne m’ont laissé que les artistes. Puis est venu l’Échec. Les dents de fer enfoncées dans la terre. Les souffles délétères arrachés à l’âme du monde. La maladie des troupeaux et des hommes. Le maléfice diffusé par les lucarnes de télésenso – et la mort de millions d’êtres de ma sorte.
Pourquoi, comment avais-je survécu ? Aucune certitude à ce sujet. Peut-être Julian, le poète que je hantais alors, était-il plus insensible que les autres aux charmes bariolés du maléfice. Le soir de l’Échec, comme tant d’autres soirs, il avait sans doute négligé d’allumer sa lucarne. De se vautrer devant, un plateau-télé sur les genoux. C’est du moins ce que je soupçonne. J’étais déjà dehors, à explorer la nuit ; je ne peux pas vraiment savoir. Ce n’est pas important, après tout. L’essentiel demeure : moi, j’existe toujours.
L’Échec datait d’environ dix à vingt années humaines. Environ, oui. Ses conséquences m’affectaient trop – et m’affectent toujours –, alors ne comptez pas sur moi pour ce genre d’exactitudes. Je déprimais, ce qui inspirait à Julian de grands poèmes tragiques et l’envie de s’ouvrir les veines. Le jour où il a agi tout de bon, je me suis reprise comme j’ai pu – suffisamment pour lui éclaircir l’humeur. Depuis toujours, nous vivions en symbiose. Je nourrissais son art de tous mes souvenirs d’avant. Lui, il produisait des rêves que je pouvais butiner. Mon amour de ses rimes m’avait sauvée. Malheureusement, je ne pouvais lui offrir la réciproque. Et je le déplorais.
Car depuis l’Échec, il ingérait des aliments modifiés, de l’eau contaminée qui le tuaient lentement. Il n’avait pas le choix, bien sûr. Désormais, se maintenir en bonne santé représentait un coût exorbitant. La richesse matérielle n’appartenait qu’à quelques-uns, qui thésaurisaient sans le moindre scrupule. Ces gens-là me dégoûtaient au plus haut point. À mes yeux, ils n’avaient aucune excuse – contrairement aux dragons de jadis, qui tentaient simplement de préserver les veines aurifères, et qui avaient disparu moins par la lance des chevaliers que par les pioches et les foreuses des mineurs.
Ainsi, Julian dépérissait. Ce soir-là, celui où commence mon récit, les tristes feux du crépuscule soulignaient les vastes ombres sous ses yeux, le creux de ses joues amaigries, les zones de peau blafarde au sommet de son crâne, là d’où avaient chuté ses malheureux cheveux. Il ne se coiffait plus : le peigne assassinait à chaque fois une poignée de survivants. Il ne sortait pas davantage, faute d’argent pour remplacer le filtre de son masque. Il mangeait les rations que le répartiteur municipal lui avait attribuées, et qu’il recevait grâce au transport à tubes pneumatiques installé dans toute la ville sitôt que l’on avait compris tous les dangers de l’au-dehors. La vie humaine se confinait autant qu’elle le pouvait. Déprimant, non ? Et la vie féerique, du moins le peu qu’il en restait, ne valait pas beaucoup mieux.
J’aurais pu quitter la mansarde sous le toit, profiter d’une éclaircie pour me hisser sur un courant d’air moins souillé. J’aurais pu naviguer dans le ciel en évitant l’haleine corrompue des souffleries, et la béance noire des bouches d’aspiration – qui vous absorbaient pour vous livrer ensuite aux pales mortelles des grands ventilateurs. Je le savais par les derniers oiseaux – des volatiles déplumés qui semblaient avoir dérobé leurs ailes aux chauves-souris. Ils m’avaient assuré qu’il restait, loin de la ville où j’habitais, des lieux ayant échappé à l’Échec. Je les avais crus. En me concentrant bien, je pouvais capter les appels des génies du terroir exigeant le rassemblement de nos ultimes forces. Mais j’étais lasse et trop chagrine. Surtout, je répugnais à abandonner mon poète. Pas alors qu’il luttait contre la maladie pour m’offrir, strophe après strophe, des bribes d’art et de beauté.
Il était courageux, mon Julian. Il méritait mieux que le sort qui lui était promis. Hélas, qu’y pouvais-je ? Minuscule follette, impuissante à quasiment tout, j’observais à défaut d’agir.
Ce soir-là, pourtant, un changement s’invita dans mon quotidien.
Je m’en suis avisée tout de suite. Parce que j’étais gorgée des rimes du jour. Mes ailes étincelaient de brymant frais – cette poudre de fée qui peut chasser les cauchemars et repousser les agressions.
D’ordinaire, Julian écrivait sur du vieux papier recyclé, avec une encre bleue, très délayée, qui lui tachait le bout des doigts. Mais là, il se leva d’un coup, s’empara d’un charbon destiné à nourrir le poêle – à présent que le radiateur d’origine ne fonctionnait plus – et alla tracer sur le mur, en grandes lettres noires :
Qui sait le secret du brouillard ?
J’ai hoqueté de stupeur, car je n’avais pas inspiré ces mots. J’ai écarquillé mes yeux limpides et me suis propulsée, en quelques battements d’ailes frénétiques, dans tous les angles du plafond de la mansarde.
Mais rien. Personne. Ou plus exactement, aucune créature issue de Faërie, car j’y trouvai une grosse araignée mutante, qui m’étudia longtemps avant de décider que non, finalement, je n’étais pas quelque mouche comestible.
De chagrine, mon humeur devint colère. Quelqu’un s’amusait à empiéter sur mon domaine. Quelqu’un d’assez puissant pour éviter que moi, muse officielle et patentée de ce poète-ci, puisse percevoir l’intrusion. Je ne pouvais qu’en constater le résultat : une question posée en lettres charbonneuses, et mon Julian qui demeurait figé devant, ses lèvres balbutiant en boucle cette phrase-là, moins pour tenter d’en comprendre le sens que pour se saouler de son rythme et se vider l’esprit de toute autre pensée.
Je fulminais. Dans un monde désormais si chiche en poésie, si terne et si désenchanté, on me dépouillait des rimes à venir ! On s’emparait de mon rêveur, on le détachait de sa muse et on lui lessivait la cervelle avec un pseudo mantra hypnotique. Pouvais-je tolérer cela ?
La nuit tira brutalement, devant le soleil alangui, l’opaque volet des montagnes de l’ouest. Julian ne s’en soucia pas.
D’ordinaire, à cette heure-ci, il dépliait ses longues jambes maigres, massait sa nuque raide et rallumait le poêle. Sur la plaque chaude, il posait sa vieille cafetière à l’italienne, qu’il chérissait déjà avant l’Échec. Il allait inspecter le tube pneumatique, ramenait sa ration du soir et la versait dans une casserole cabossée.
Rien de tout ça, cette fois. Rien que le murmure incessant, et la contemplation du mur. Son ventre eut beau protester d’un gargouillis sonore, mon poète ne broncha pas.
Je vins chanter à son oreille. Je lui maquillai le visage avec tout l’or de mon brymant. Je mordillai, de mes quenottes pointues, la partie la plus sensible de son nez…
Là encore, il ne manifesta aucune réaction.
Cela m’inquiéta.
S’il négligeait de se nourrir, la mort le faucherait encore plus vite que prévu !
Il ne servait à rien de rester dans cette chambre, à le regarder dépérir. Je l’aimais trop pour ne pas désirer comprendre. Pour ne pas m’ébrouer les ailes et en chasser la lassitude. Pour ne pas tout risquer afin de le sauver.
Mon doux poète. Mon petit prince des rimes…
Sans plus un regard en arrière, je m’élançai dans la nuit.
J’avais volé longtemps, louvoyant entre les concentrés de pollution et les cheminées âcres expulsant aussi bien des débris que des cendres. J’avais trouvé un vent coulis habité par un esprit élémentaire famélique. En échange de rumeurs à propager, il m’aida à m’éloigner de la ville à plus grande vitesse, et à m’élever très haut sans trop m’user les ailes.
Au-dessus des lourdes fumées, je respirais plus à mon aise. Je recevais aussi, par chaque trouée dans les nuages d’altitude, le doux scintillement de mes cousines les stellaires. J’y puisai un regain d’énergie. L’audace de réclamer leur assistance. Car j’ignorais de quel côté aller, les anciens arbres de rassemblement ayant été détruits avec la plupart des forêts.
On alluma pour moi des repères argentés. Je parvins bientôt à la destination requise. Bientôt, oui, même si j’avais voyagé à l’autre bout de la mer, en direction du nord. Les êtres de ma sorte ont le pouvoir de replier l’espace et d’ignorer une grande partie des contraintes de temps.
Dans un espace déboisé, envahi par de courtes herbes et quantité de débris de béton, je découvris un arbre, ainsi que j’espérais. Un ancêtre imposant, lumineux tel un astre, et terriblement solitaire. Ce roi sylvestre n’avait plus de cour. Il se dressait au sommet d’une courte butte, noueuse et déformée par les ruines d’un mur à peine moins ancien que lui. Ses racines avaient jailli par endroits afin de chevaucher les moellons effondrés. À l’observer, on éprouvait le sentiment que l’arbre s’appropriait tous ces débris calcaires. Qu’il les revendiquait, défiait quiconque de les arracher à son étreinte – à croire qu’il se revanchait de la perte des siens, dont même les souches ne subsistaient plus.
Dans la ramure immense, largement déployée, de menues silhouettes, ailées de lueurs chatoyantes, glissaient joyeusement sur la courbe des branches, croquaient des têtes de champignon, se lançaient des défis de trilles inaudibles ou vantaient, en vocables excessifs, les mérites et talents des artistes de leur passé.
J’en fus ébahie. Cela faisait si longtemps que je n’avais plus côtoyé mes frères et sœurs ! J’étais heureuse d’en compter autant. Triste aussi, car leur nombre restait dérisoire en regard des rassemblements d’avant l’Échec.
On me vit, on s’agita, on s’élança à ma rencontre. La nuit sembla soudain éclaboussée de vœux filants. On s’extasia de ma présence, car beaucoup me croyaient morte. Un beau follet des marécages, sa lance accrochée dans le dos, me confia même que je lui avais manqué, et qu’il apprécierait de me bâtir un nid dans un cornet de feuille, puisqu’il fallait repeupler l’arbre – d’autant de fées que nous pourrions en engendrer.
« Plus tard, le rabrouai-je. J’ai plus important à résoudre, en premier lieu. »
On m’écouta raconter mon poète et la mystérieuse intrusion qui l’avait détourné de moi.
« Qui sait le secret du brouillard ? » répétèrent les jolies bouches dorées – quand j’eus achevé mon récit.
Je confirmai, attendis d’autres questions, un débat et des suggestions…
Mais rien. Juste les mots de mon Julian, repris encore et encore.
Au début, j’en fus ulcérée. Se moquait-on de mon poète ? Oh, j’avais bien compris que ces follettes et follets ne visitaient plus les artistes, ne les inspiraient plus. Ils vivaient de leurs souvenirs, et s’appliquaient surtout à protéger leur arbre. Ils avaient même commencé à en décaler la substance ; à la faire glisser, fibre après fibre, dans une autre réalité, inaccessible aux êtres humains.
Ils ne désiraient plus se mêler de rien d’autre. Pour eux, mieux valait se tenir à prudente distance d’un monde capable de causer l’Échec. Mieux valait attendre que les hommes aient fini de mourir, et considérer ce que la Terre inventerait de neuf afin de se régénérer.
Pourtant, depuis que j’avais prononcé les mots de mon poète, ils ne savaient que les reproduire à l’envi. « Qui sait le secret du brouillard ? » se demandaient-ils sans relâche, avec une angoisse croissante. « Qui sait le secret du brouillard ? » répondaient en bruissant les feuilles du grand arbre. « Qui sait le secret du brouillard ? » clignotaient les couleurs de toutes ces auras troublées – sirops limpides ennuagés soudain d’une larme de lait.
Je m’avisai enfin que ces fées étaient désormais prisonnières, elles aussi. Comme Julian, bien que de façon différente. J’en frémis d’horreur. Puis je tentai de les tirer de là, de stimuler leur curiosité naturelle, et même leur colère. Mais j’eus beau crier et tempêter, menacer de briser quelques rameaux, d’arracher des bourgeons lumineux, follettes et follets n’étaient plus que l’écho de l’étrange question qui m’avait volé mon poète.
Hélas ! Qu’avais-je fait ? Quelle malédiction avais-je apportée en ces lieux ? Pourquoi étais-je la seule immunisée, la seule capable de penser encore, et d’agir en conséquence ?
« Qui sait le secret du brouillard ? » bourdonnait l’essaim de follets affolés en se retranchant dans son arbre. « Qui sait le secret du brouillard ? »
Mon cœur cognait. Une chamade de tambour. Je ne supportais plus ce leitmotiv atroce. Une plainte jaillit hors de ma tendre gorge. Le sifflement aigu d’une bouilloire oubliée sur le feu…
Alors, la terre trembla et bouillonna au pied de la ruine de mur. Et une grosse tête brune émergea des éboulis qui obstruaient l’ancienne cave où résidait un gnome.
Malgré le fracas de cataracte produit par les pierres, follettes et follets échouèrent à se taire. Seuls leurs regards écarquillés, bleu porcelaine ou vert absinthe, traduisaient la terreur qui les habitait tous. À l’idée de rester prisonniers de la phrase maudite ? Ou parce qu’ils contemplaient cette effrayante trogne ravinée, lune noire se découpant sinistrement sur le blanc poussiéreux du calcaire soulevé ?
« Sottes follettes ! beuglait le gnome. Engeance immature et futile ! Puissent vos langues racornir et vous tomber hors de la bouche ! Puissent vos lèvres butiner de la résine en fait de miel, afin de demeurer collées ! Puissent les forces minérales inverser la Transmutation, et changer vos cervelles étourdies en solides mesures de plomb ! »
On dit souvent de moi que je ne fais guère honneur à ma race féerique. J’ai le caractère emporté et la bouche trop prompte à devenir fielleuse. Dans l’état où j’étais, aucun gnome grincheux ne pouvait m’impressionner. Je brûlais, tel un petit soleil environné d’étoiles éteintes. La colère m’arrachait des éruptions d’éclairs. Mes parfums sucrés viraient à l’ozone et au poivre.
« Et toi, bouffon de pacotille ! protestai-je avec véhémence. Ton esprit pesant vole aussi haut que des taupes en leurs galeries ! Rengaine ton vinaigre, ou bien je te ferai caucher par les mahres les mieux rencognées ! »
Je ne menaçais pas en vain. Les follettes ont le don d’influencer les rêves. Le plus souvent, nous les enluminons de brymant, cette poudre de fée ramassée dans les feux des solstices levants ou dans le talent des artistes. Mais nous pouvons aussi, si la rage est dans nos cœurs, déboucher nos flacons d’embruns nocturnes recueillis aux équinoxes. Alors, humant l’écume des tempêtes ainsi répandue par nos soins, les êtres de l’obscur, les maîtres de l’effroi quittent leurs antres retirés. Ce sont les mahres, qui accourent en claquant du sabot sur les pavés du songe. Ces fées noires atteignent promptement la chambre désignée, écartent les rideaux, envahissent le lit. Elles pèsent lourd, juste à l’endroit le plus solaire de la poitrine du dormeur. Elles l’éclipsent de ténèbres, l’oppriment de leur malveillance. Le repos expulsé cède la place au sanglot de terreur et aux suées glacées. Parfois, la mort s’invite à ce spectacle, venant cueillir un cœur fragile, récolter un ultime souffle exhalé par des lèvres bleues.
Le gnome avait beau être d’essence féerique, la perspective de gémir sous le poids d’un méchant cauchemar ne lui disait pas plus que ça. Il se rapetissa en voûtant les épaules et rétractant le cou, m’assassina d’un regard torve puis se tourna vers notre reine du moment, que désignait une auréole opalescente.
« Regina Folletta, déclara-t-il plus humblement, ma race est réputée pour l’ampleur de ses connaissances et le profond de ses pensées. Je ne suis certes pas le plus sage des gnomes, mes railleries grondeuses en portent témoignage. Pourtant, je crois que je pourrais rendre service à votre Cour. Et à moi aussi, par la même occasion, car je ne veux que le silence pour paiement de ce service. »
Des répliques mordantes me brûlaient la langue, mais son petit discours contenait un appât puissant. Je me trouvais désormais bien trop dévorée de curiosité pour prendre le risque de le faire fuir, son secret toujours en poche. Ma bouche se pinça donc et demeura muette. Notre reine, en revanche, continua de psalmodier :
« Qui sait le secret du brouillard ? Qui sait le secret du brouillard ? Qui sait… ?
— Votre question est si triviale ! » grinça le gnome en tirant de sa poche une boîte d’argent dont il fit sauter le couvercle, révélant du brymant qu’il se mit à priser. « En fait – éternuement –, la réponse – second éternuement – a moyen d’être découverte très facilement. D’où mon agacement. Bien légitime, vous en conviendrez. »
À ce stade-là, j’aurais pu penser que le sombre terreux se moquait de nous si je n’avais pu apprécier, en d’autres occasions, l’alambiqué des discours gnomes.
« Qui sait le secret du brouillard ? C’est bien là ce qui vous tracasse ? En ce cas, Regina Folletta, écoutez-moi très attentivement. J’ignore l’exacte nature de ce secret, mais je sais qui détient à coup sûr la réponse. Il suffit de s’adresser aux fées qui habitent dedans ! Ou plus exactement, dans le palais mouvant de par-delà les brumes. »
Il espérait nous avoir clos le bec. Il s’attendait à contempler des mines consternées par leur propre stupidité. Mais le silence ne vint pas. La question tournait encore de bouche en bouche, et les joues de l’essaim s’inondèrent de larmes de désespoir. Car, contrairement à mon poète, follettes et follets avaient conscience de leur situation.
« Quelque chose ne va pas, bougonna le gnome.
— Ah ! voilà qu’il daigne s’en apercevoir ! » le piquai-je à plaisir.
Cependant, force m’était de constater qu’il était, lui aussi, épargné par le maléfice. Le mystère s’épaississait. Qu’avais-je en commun avec lui, sinon peut-être un caractère pas toujours agréable ?
« J’ai besoin de calme ! Follette, fais-les taire, ou je les change tous en chenilles !
— Si tu crois que c’est facile… Ils sont ensorcelés, bougre de niquedouille ! »
Le gnome plissa les paupières, m’étudia avec soin, puis concéda que j’avais sans doute raison.
« Vas-tu donc suivre mon conseil et te risquer dans le brouillard ? s’enquit-il.
— Ai-je vraiment le choix ?
— Autrefois, afin de se protéger des incursions humaines, les Hautes Fées ont lâché de grands monstres au sein du rempart de brume. On m’a dit que l’Échec en avait renforcé le pouvoir. Que ces gardiens se montraient désormais agressifs envers tous, sans plus aucun discernement. Si tu pénètres leur domaine, Follette, leurs tentacules froids pourraient t’agripper au passage, et te réduire en charpie. En outre, je parie que tu ignores où tourbillonne le palais, en ce moment.
— Mais toi, tu le sais, j’imagine.
— Non. En revanche, je sais qui pourrait te renseigner. »
Fichu gnome ! Quel prix allait-il exiger, cette fois-ci ?
« Je n’ai plus de poudre à priser. Remplis ma brymantière, et je te dirai tout. »
En soupirant, j’entrai dans sa boîte d’argent et me mis à danser en agitant mes ailes.
Les exigences du gnome m’avaient épuisée. Incapable de refaire mes forces en butinant les rêves de mon doux poète, je fus contrainte de voleter gauchement, comme si j’avais bu un peu trop de nectar fermenté. J’eus bien du mal à replier l’espace et à m’affranchir en partie des contraintes du temps. Il me fallut tout ce que la nuit conservait en réserve, et les premières heures du jour, pour retourner de mon côté de la mer puis atteindre enfin ma nouvelle destination.
C’était une fontaine naturelle, au sein des masses rocheuses de l’est. Un lieu quelque peu escarpé, dédaigné par la folie des hommes, si bien qu’il avait survécu à l’Échec. Malgré ses alentours envahis de résineux – une variété d’arbres que ma race évite –, j’en appréciai le charme. L’onde claire, translucide, clapotait dans son bassin avant de s’écouler par un siphon au cœur de la montagne. Un dais de branches chargées de bourgeons fracassait la lumière en mille taches rondes sur le fond de galets plats, comme si le soleil y avait dépensé tout un trésor de vœux.
Sur la rive, une escarboucle empourprait le tapis d’aiguilles. Je me posai à l’écart, sur la droite, afin que même mon ombre évitât de toucher la pierre. Les guivres au bain n’apprécient pas que l’on dérange leurs affaires. Or celle qui nageait ici, sous sa forme ophidienne, était réputée pour ses colères imprévisibles et meurtrières.
Quand la fontaine se troubla de bulles d’eau brassée, je détournai les yeux, le temps que la serpente accroche son joyau et redevienne fée gracieuse.
« Que me vaut l’honneur, gentille follette ? »
Je retins de justesse un soupir de soulagement et me parai du plus lumineux des sourires.
« Noble guivre, je dois gagner de toute urgence la Cour des Hautes Fées, pour une question d’importance. J’ai donc besoin de ton aide afin de savoir où me rendre. Car où se tiennent-elles, en ce moment, ces éternelles vagabondes ? En quel jardin au-delà du brouillard ont-elles enraciné leur beau château mouvant ?
— Je vois. Changer ma fontaine en eau divinatoire est ce que tu requiers de moi. Mais quel paiement apportes-tu ? Autant te prévenir que les poèmes, les charades ou les plaisanteries grivoises ont perdu depuis bien longtemps toute valeur à mes yeux. »
Je grimaçai, soudain embarrassée. Je comptais en effet réciter quelques vers inspirés par mes soins à l’un de mes anciens poètes. Ou bien proposer une énigme et sa clef. Ou encore, colporter un ragot concernant quelque fée bien en vue. Les follettes paient toujours ainsi les services qu’on accepte de leur rendre – sauf quand elles tombent sur un gnome gourmand de brymant. Mais du brymant, je n’en possédais plus assez pour en offrir encore. Je n’avais donc aucune idée de remplacement, et ne parvenais pas à imaginer ce qui pourrait bien intéresser cette maudite serpente.
Le silence appesantissait l’atmosphère. La guivre me toisait avec un sourire amusé démenti par la glace glauque de son regard fixe. Du coup, je commençais à trouver déplaisant tout ce qui m’avait enchantée de prime abord. Ses longs cheveux ondulés et ruisselants – qui semblaient, au final, abriter des langues bifides et venimeuses. Ou les innombrables gouttelettes emperlant sa peau lisse, et dont les minuscules arcs-en-ciel prenaient peu à peu un inquiétant reflet d’écailles.
« Je veux le cœur de ton poète, déclara-t-elle enfin. Celui que tu inspires en ce moment. Je veux un amant à sang chaud, au membre vigoureux, et qui ne se lassera pas d’une éternité près de moi, entre mes bras et mes anneaux. »
Julian ! hurla une voix dans mon cœur. Mon favori, mon petit prince des rêveurs… Non !
Mais ma raison se souvenait qu’il était très malade. Que le monde d’après l’Échec le détruisait à petit feu. Était-ce sort plus doux que de laisser la guivre s’emparer de lui ? Honnêtement, je n’en savais rien.
En revanche, je savais que la phrase maléfique devait être combattue. Que Julian en était lui-même victime. Que s’il ne mangeait pas et ne s’hydratait plus, il allait en mourir.
Le temps nous était compté. J’avais besoin des talents de cette serpente. Alors je pris l’engagement de lui livrer mon poète. De le guider jusqu’en ce lieu, lorsque tout serait terminé.
La guivre me dépouilla d’un cheveu afin de garantir que je tiendrais parole. En cas de forfaiture de ma part, il lui suffirait de maudire ce cheveu-là, et le sort m’atteindrait de toute sa nuisance.
Je n’y vis pas malice. J’étais déterminée à honorer l’engagement que j’avais pris. Je pensais sincèrement au bien de mon Julian. Je n’avais pas envisagé…
Non. De cela, je parlerai plus tard. Quand viendra le moment.
La serpente usa de sa magie. Des images naquirent à la surface de son eau. Ma vision du futur s’éclaircit d’une pointe humide, hérissée de rochers tout encroûtés de sel.
Nantie de certitudes neuves, je m’envolai vers le sud-ouest.
Et ce fut de nouveau la nuit. La brume flottait par-dessus l’océan, telle une mousse de lait masquant les noirs liquides d’un cappuccino.
Avant l’Échec, mon poète en buvait beaucoup. Puis son corps n’a plus toléré le breuvage trafiqué qu’on affublait du nom de lait. Alors il s’est contenté de café, malgré le prix du grain moulu qui grimpait chaque jour davantage. C’était son vice à lui, son dopant, sa marque de fabrique. Sur le papier, l’encre se mêlait parfois aux empreintes circulaires oubliées par la tasse. Quand je venais sur son épaule, je humais l’arôme puissant qui montait vers nos visages, embuait ses lunettes et réchauffait nos joues…
Pas de chaleur, ici. Rien que des parfums salins, froids et mouillés. Des relents d’algues pourrissantes et de fientes d’oiseaux de mer. De vagues reflets d’huile secoués par le ressac. Un crabe mort, le ventre à l’air, prisonnier d’un creux de rocher. Un jeune poulpe, tout aussi crevé, ses bras éployés en étoile à huit branches…
Je frémis en songeant aux monstres, également tentaculaires, tapis dans le brouillard. Il fallait traverser pourtant. Se gorger l’esprit d’idées joyeuses qui formeraient un parfait répulsif, puisque les ennemis se repaissaient de la terreur qu’ils inspiraient.
Alors, j’invoquai mes souvenirs du beau palais mouvant et des êtres d’exception qui y régnaient.
À l’aube de la vie, les Hautes Fées ont partagé l’année en saisons équitables. Quand la nuit et le froid invitent les humains à rechercher les flammes ou le poids des duvets, le Roi d’Ombre prévaut ; sa parole, autant que son jeu de sourcils, dicte la loi. Mais quand le temps est guilleret, fleuri et amoureux, quand les farces se font moins cruelles, les poèmes moins tragiques, alors c’est qu’est venu l’instant de s’alléger le cœur et de ne plus chercher à plaire qu’à la Grand-Reine des Lueurs.
C’était justement son temps de règne. Les bourgeons des sapins, à la fontaine de la guivre, me l’avaient confirmé. Oui, j’avais eu besoin de leurs verts tendres afin de me situer dans la roue de l’année. À tant me confiner chez mon poète, j’avais perdu le sens des rythmes naturels. En ville, l’au-dehors uniformisait tout sous sa chape de pollution, et le printemps présent y prenait de vrais airs d’automne, ce qui prêtait à confusion.
L’image de Julian batifolant dans l’eau claire, parmi les parfums de résine et d’humus, me poignarda soudain le cœur. J’aurais voulu être d’une autre espèce, de celles que les hommes voient et peuvent enlacer. J’aurais voulu lui inspirer bien davantage que des vers. Avoir un corps à sa mesure, et des talents capables de guérir ses maux. J’enviais la guivre. La jalousie mordait en moi férocement, telle une bête fauve. Je haïssais ce sentiment, cette douleur, et cette maudite serpente qui représentait tout ce que moi je n’étais pas.
Mais je devais bannir cette pensée. Je devais me concentrer sur plus solaire, plus positif. Me convaincre que j’étais née d’un peu de rosée fécondée par le pollen d’un trèfle à quatre feuilles. Oui, j’étais chanceuse, en vérité, d’approcher les Hautes Fées quand la Grand-Reine des Lueurs les gouvernait.
Je conservais, d’un séjour précédent, maints souvenirs très agréables de sa Cour. En traversant les brumes épaisses et dangereuses, je me remémorais la beauté chaleureuse de la Reine, l’ovale exquis de son aura, les repas de lait frais et de tartines au miel dont je m’étais régalée à sa table…
J’ai donc volé à tire d’ailes, évitant les nappes les moins blanches au sein desquelles se devinaient des formes grises, froides et tentaculaires. Partout où le brouillard se délitait, je m’arrêtais un peu, le temps de reprendre mon souffle et d’apaiser la folle course de mon cœur. Puis je m’élançais de nouveau, en m’efforçant de ne songer qu’à ma joie, mon impatience de retrouver les pavanes des Hautes Fées, qui dansent au son de harpes d’or et de clochettes d’argent parmi des berceaux parfumés, fleuris de corolles violettes. De véritables merveilles ! Tout comme les rimes audacieuses, les badinages et sérénades enchantant cette Cour d’Amour…
Un sourire aux lèvres, fière d’avoir échappé aux gardiens, émoustillée par la perspective des retrouvailles, j’émergeai tout du bon du rempart de brouillard.
Le désarroi, la déception m’assaillirent aussitôt.
Qui avait gelé le printemps ? Partout, je ne contemplais qu’affliction et grisaille. Les Hautes Fées mâles et femelles ressemblaient à de longs fantômes délavés. Leurs gestes ne s’achevaient plus, tant pesaient lourd à leurs poignets les chaînes de leur désespoir. La table du festin, au centre de la Cour, n’offrait plus que plateaux de poussière, coupes de moisissures et miches desséchées.
J’avançais en volant prudemment, déplaçant autant d’air qu’un soupir de bébé ; pourtant un bruit cristallin de verreries brisées m’escortait. C’étaient les parfums des fleurs, devenus arabesques figées tout au bord des pétales violets – si fragiles, à présent, dans leurs habits de givre, que mes battements d’ailes en causaient l’agonie.
Mais le pire était peut-être le bourdonnement ambiant, plus effroyable qu’aucun silence. Un son lancinant, monocorde, s’échappant en continu des lèvres bleuies des Hautes Fées. En me concentrant attentivement, j’y découvris bientôt des syllabes puis des mots. Des mots pour une phrase répétée à l’infinie, en maléfique mélopée :
Qui sait le secret du brouillard ?
« Non ! hurlai-je. Non ! Pas vous aussi ! »
Le vertige me prit, le froid s’empara de mon être et je me sentis tomber, telle une sterne frappée sous le défaut de l’aile.
J’entendais un cœur. J’avais l’impression d’être nichée dedans. Des mains me réchauffaient, aidées par un souffle embaumant la guimauve. Je n’éprouvais aucune envie d’ouvrir les yeux. Au contraire, je me pelotonnais plus étroitement dans cette tiédeur merveilleuse. J’attrapai même le bout inférieur de mon aile gauche, pour le téter avec ferveur.
« Follette ? » fit une voix triste que je reconnus parfaitement malgré ma volonté de m’abstraire du monde extérieur. « Follette, il te faut partir. Je ne pourrai maintenir très longtemps ce brandon dans mon être. »
Le chagrin de la Grand-Reine des Lueurs me poignarda cruellement. J’ouvris les yeux, puis la bouche, afin de la questionner, mais tout ce que je pus prononcer, ce fut :
« Qui sait le secret du brouillard ? »
J’étais piégée, à mon tour. Des larmes s’accrochèrent à la pointe de mes cils dorés. La Reine s’efforça de me sourire afin de me réconforter, mais ses lèvres décolorées parvinrent tout juste à frémir aux commissures.
« Il m’a obligée à le faire, petite fée lutine. Durant son temps de règne, il a exigé que je cède et je n’ai pu m’y dérober. Le Roi d’Ombre commandait, comprends-tu ? Et il a entrepris de livrer bataille, afin de sauver le monde. Il ne veut pas rester passivement assis, à attendre la mort des humains et les nouvelles décisions que prendra la planète. Ce n’est pas qu’il les aime, mais il les considère comme son bien. Sa source de repas autant que de distraction. Il n’apprécie guère les changements, tu le sais bien. Ébranle un peu ses habitudes, et tu le verras sourciller. »
Je ne répondis rien. Je refusais de livrer de nouveau ma bouche aux paroles maudites.
« Il a harangué notre peuple, et demandé des volontaires. Trop peu se sont levés. Alors, il a exigé que chacun de nous contribue à l’effort de guerre. Et j’ai dû lui livrer ma fille. Mon unique enfant, la braise de mon cœur ! »
Elle se déplaça de son pas léger et glissant, afin de m’amener devant un grand miroir en forme de soleil. Dedans, une image figée : celle d’une jeune Fée que l’on contraignait à se pencher sur un bébé humain.
Je savais ce que cela signifiait. Autrefois, les Fées que l’on voulait punir se trouvaient incarnées de force dans semblables véhicules. Elles devaient vivre dans la pesanteur, subir les contingences matérielles, souffrir de leur sentiment de différence et d’exil. Souvent, pour que le châtiment leur soit leçon durable, elles étaient affublées de maladies inexplicables et de tourments constants. Pour obtenir la rémission de leurs fautes, elles devaient faire œuvre de création artistique, manifester leur obédience à l’une ou l’autre des deux cours, et endurer jusqu’au bout la décrépitude progressive de leur corps, sans jamais céder à la tentation du suicide.
Mais là, si je comprenais tout ce que la Reine suggérait, les Hautes Fées récemment enfermées dans la chair n’étaient coupables de rien. Cela m’horrifia. Pourquoi leur infliger pareille souffrance ? Pourquoi ?
« Il nous croit capables de réenchanter le monde. De devenir des guides parmi les hommes. Il veut que nous leur inspirions un regain de respect pour la planète. Ils doivent de nouveau se sentir humbles et redevables devant la Nature. Ce sont de nobles ambitions, Follette. Voilà pourquoi je ne l’ai pas contré durant son temps de règne. Voilà pourquoi je l’ai autorisé à empiéter sur ma période de l’année. Mais il a pris ma fille, sans mesurer les conséquences sur mon cœur de mère. Depuis qu’on me l’a arrachée, mes lueurs s’affadissent. Ma peine s’exhale au-dehors de mon être. Et ma Cour tout entière en porte les stigmates. »
Elle soupira. Je remarquai avec horreur que son aura dégoulinait comme un glaçon sous le soleil, mais que ces larmes durcissaient avant d’avoir atteint le sol. Son ovale doré s’en trouvait hérissé de piquants pareils à des esquilles d’os.
Abominable signature, ces aspérités sur une aura autrefois lisse ! C’était la marque du Roi d’Ombre. Le sourcilleux souverain de la saison obscure ! Certes, il n’avait jamais fait mystère de ses appétits de puissance. Tous les peuples de Faërie savaient depuis longtemps qu’il convoitait l’Année entière. Pour la courber sous l’implacable de son joug, la démence de ses idéaux. Jusqu’à très récemment, le Roi espérait nous lever en armée et jeter nos pouvoirs à la face des hommes, coupables selon lui de s’être détournés jadis afin de vénérer les dieux, et plus coupables encore dans les siècles récents, à présent qu’ils n’adoraient plus que l’idée d’amasser sans se soucier de la Nature.
Mais la Reine, indulgente et radieuse à la façon des mères, adoucissait toujours la cruauté de ses élans. Elle plaidait pour nos poètes, pour les ingénieurs auxquels nous inspirions des solutions non polluantes, pour les jeunes enfants qui nous rêvaient encore. Et les Hautes Fées se résignaient à se montrer patientes. Elles acceptaient de croire que les humains, un jour, reviendraient à des pratiques moins néfastes à la planète.
Le Roi ne voulait plus attendre. On forait jusqu’en ces domaines, on en menaçait l’équilibre délicat. Il fallait donc agir, ce qui impliquait d’abattre la Reine, d’éteindre ses lueurs, de la paralyser sous une chape de malheur.
Il l’avait embobinée avec des discours propres à la convaincre. Il avait joué de sa naïveté, j’en étais convaincue ! Tout ceci relevait d’une obscure machination – et je me trouvais déchirée. Car mon tempérament me poussait à combattre parmi les armées du Roi, mais mon cœur se serrait devant le désespoir de la Reine, et je voulais tout aussi fort la consoler.
« Tu ne peux rien pour moi, ma gentille Follette. Et rien pour mon enfant non plus. Rien sinon diffuser mon message. Ne plus le percevoir ainsi qu’une intrusion hostile. Ma petite fille… Elle doit entendre mon appel, comprends-tu ? Il faut qu’elle cherche le brouillard. Qu’elle y devine ma présence, mon amour. Qu’elle sache me rejoindre, en évitant les monstres et leurs tentacules glacés. »
Les yeux brillants de larmes, j’acquiesçai vigoureusement.
« Follette, je suis navrée d’avoir causé à tes pareilles tant d’inquiétude et de contrariété. Mais quel autre moyen m’offrait-on ? Ils sont désormais si nombreux à dénier notre existence ! J’ai accepté la réclusion, jadis, par crainte des combats qui auraient pu ensanglanter trop d’existences, aussi bien dans les rangs des humains que ceux des êtres féeriques. Et depuis, l’on m’oublie. Ainsi n’ai-je plus de forces, Follette. Plus d’énergie ni de courage pour affronter à tes côtés les pièges du brouillard. »
Je saisissais parfaitement. Sans les poètes et les rêveurs qui m’avaient maintenue vivante, et surtout capable d’émotion devant leurs créations, j’aurais sans doute succombé dans le terrible labyrinthe, happée par quelque tentacule attiré par le gris de mon chagrin.
« Puisque j’ai capté ton attention, Follette, puisque tu m’es fidèle, puisque le bon vouloir illumine ton teint, l’espoir a quelque chance de renaître en cette Cour. Va donc ! Colporte auprès des tiens, inspirez vos artistes ! Qu’ils racontent partout mon histoire, afin que ma petite fille puisse entendre ; afin qu’elle puisse me connaître et désirer me retrouver. Le secret du brouillard, Follette, est que j’attends dedans, figée, lasse de tout et prête à me laisser mourir. Le secret du brouillard est qu’il s’ouvrira devant elle, si elle parvient à retrouver le souvenir de sa nature. Si elle parvient à alerter les hommes, avant que leur folie ne les expose à la vengeance du Roi d’Ombre. Comprends-tu, ma jolie miette de couleur ? Le secret du brouillard est qu’il faut le défier afin de s’éclaircir l’esprit. »
J’ai regagné mon arbre, transmis le message, vu l’essaim s’apaiser et se libérer aussitôt du sortilège. Cela m’a rassurée. Un espoir demeurait. Je parvins à en convaincre mes frères et mes sœurs. Nombre d’entre eux acceptèrent de retourner parmi les hommes et d’y œuvrer comme autrefois. Ils inventèrent même un jeu, se défiant mutuellement de retrouver une Haute Fée incarnée et d’en renforcer les pouvoirs en la nourrissant de brymant.
Plus tranquille, je suis retournée vers mon poète.
Il avait une mine affreuse. Depuis mon départ, il n’avait ni mangé, ni dormi. Ses yeux injectés de sang larmoyaient devant les lettres charbonneuses. Sa gorge desséchée croassait les mots sinistrement.
Ses jambes ne le portaient plus. Il s’était avachi devant le mur, enveloppe de chair désertée par l’instinct de vie et réduite à l’état de loque.
J’ai compris aussitôt qu’il était en train de mourir. Que jamais il ne pourrait me suivre vers la guivre et sa fontaine. Que la serpente frustrée allait déchaîner sur moi tous les venins de sa malédiction.
Alors j’ai pris la décision qui s’imposait. Même si je n’avais ni l’envergure, ni les pouvoirs des Hautes Fées.
Doucement, je me suis posée sur le crâne de Julian : là où autrefois, quand il était bébé, palpitait sa fontanelle. J’ai embrassé sa peau, à l’aplomb de la soudure des os, et j’ai attendu.
Dehors, la nuit bleuissait lentement, elle préparait ses fards et ses poudres dorées pour accueillir le jour. En son sein demeurait pourtant, falote et solitaire, une étoile accrochée qui me clignait de l’œil.
« Chère cousine stellaire, ai-je murmuré, présente mes excuses à la guivre, et convainc-la de m’épargner toute vindicte. Dis-lui… que j’aime à la folie le parfum des corolles violettes. Que je veux que l’on me rende l’alouette et le renard, le chant des loups à chaque nuit de pleine lune, le souffle d’embrun des baleines et les ancêtres honorés près de l’âtre. Dis-lui que le brouillard est partout dans la tête des hommes. Que les monstres y ont déployé leurs tentacules, et qu’ils arrachent l’essentiel pour mieux diriger leurs victimes sur les chemins de perdition. Détruire et polluer pour amasser, encore et encore, d’immenses tas de détritus dans lesquels ils voient des trésors… Dis-lui que je m’élèverai contre cette injustice. Que j’écrirai un hymne révolutionnaire, que je le chanterai à la tête des foules éployées dans les rues, et que le rouge se mélangera au vert pour que circulent de concert, éveillés, vigoureux, tous les flots de la vie. »
L’étoile a brillé plus fort. J’y ai vu de la connivence. Une promesse, aussi. Cela a conforté mon courage.
Il en fallait, pour infliger pareille souffrance à Julian ! Car il a hurlé, mon poète. Il a hurlé à en briser ses cordes vocales enrouées, quand les os de son crâne se sont écartés pour me livrer passage.
Je me suis introduite en lui, et je m’y suis dissoute. Je n’étais plus Follette, il n’était plus Julian. Mais nous nous sommes relevés, car ce corps le pouvait de nouveau. Nous avons regardé l’étoile, nous lui avons souri.
Ensuite, nous avons allumé le poêle, préparé du café, dévoré les rations entassées dans le tube pneumatique.
Puis nous avons saisi la plume chargée d’encre délayée, le papier recyclé, nous nous sommes assis et nous avons raconté mon histoire, avant que je ne m’efface tout à fait.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*