Emily de Mélanie Fazi

Mélanie Fazi est notre lumineuse ténébreuse,
notre « princesse du fantastique français ».
Sa première nouvelle, soumise à la revue Ténèbres, a été retenue par son rédacteur en chef Daniel Conrad pour figurer au sommaire de son anthologie De Minuit à minuit au Fleuve Noir en 2000.
Depuis, Mélanie se partage entre la traduction de textes anglophones et l’écriture, principalement de nouvelles, bien qu’elle nous ait  donné deux bien beaux romans, Trois pépins du fruit des morts, et  Arlis des Forains
(Prix Merlin 2004 et Prix Masterton 2005).
Question récompenses, voila une Damoiselle qui les collectionne. Pour ces nouvelles : un Grand Prix de l’Imaginaire, deux Prix Masterton, et deux Prix Merlin. Et un Grand Prix de l’Imaginaire pour sa traduction de Lignes de vie de Graham Joyce.
Mélanie oeuvre pourtant essentiellement (et magistralement !) dans un genre qui semblait avoir moins bonne presse depuis une décennie.
Jolie analyse qu’elle en faisait sur le Cafard Cosmique,
Le fantastique d’un paradoxe à l’autre.
« Il y a dans le fantastique un vertige bien particulier que je n’ai jamais trouvé ailleurs : celui du moment où une porte s’entrouvre et nous laisse entrevoir l’indicible. C’est lui aussi, je crois, que je cherche en écrivant. Malgré la litanie des paradoxes, je continue à espérer qu’il viendra d’autres générations pour apprécier ce frisson-là.
Quelle que soit la peau sous laquelle il cache sa fourrure. »
Tutafait ma toute Belle. Or donc, si vous n’êtes déjà fan, je vous invite d’urgence à découvrir une plume belle et sensible qui saura vous faire vibrer, rêver et frissonner.

Depuis mai 2013, la Miss fait partie du groupe The Deep Ones , un collectif de musiciens et d’auteurs de l’imaginaire proposant des lectures de textes en live avec accompagnement musical. Voui-voui, parce que Mélanie n’est pas l’ermite misanthrope que les clichés attachés aux auteurs de fantastique pourraient vous faire accroire. C’est une magnifique personne tout à fait accorte et conviviale.

mélanie
Photo Vinciane Verguethen

La biblio de la Damoiselle sur noosfere, et son blog à elle,rêves de cendre

jardin-silences
Son petit dernier chez Bragelonne.
« Un bal secret au coeur de l’hiver, une violoniste dont les notes soulèvent le voile des apparences, une dresseuse d’automates dépassée par sa création : à travers ces douze textes ciselés, découvrez ou retrouvez l’univers envoûtant de Mélanie Fazi, auteure rare à la plume délicate, qui joue des mots émotions avec une justesse bouleversante. »

Mélanie nous offre cette belle histoire d’enfance qui tire sa révérence, publiée en 2008 dans le supplément spécial Imaginales de La Liberté de l’Est et de L’Est Républicain.
Merci Mélanie !

Emily

     Dans chaque hôtel où je descends, je retrouve des repères immuables. Le couvre-lit bien net, les tableaux insipides aux murs, les petits savons dans leur emballage. Les bruits de course dans le couloir. Et parfois – souvent – une voix qui nous appelle, mon frère et moi, avec l’accent anglais.
« Anthony ! Laura ! »
Lors de mes trajets de la chambre au restaurant, j’ai toujours le réflexe de guetter une frêle silhouette aux cheveux bouclés.
Quand j’avais neuf ans et Anthony sept, nous avions séjourné à Londres en famille pendant les vacances. Nous explorions des heures entières les couloirs de l’hôtel : un labyrinthe à notre échelle.
Vers la fin du séjour, nous avions croisé une fillette de l’âge d’Anthony, assise en haut d’un escalier, qui semblait s’ennuyer. C’était elle qui avait lancé cette partie de cache-cache. Nous communiquions par gestes à défaut de parler la même langue. Mais nous avions échangé nos prénoms sans trop de mal. Elle disait s’appeler Emily.
Nous avions bien perçu chez elle, dès le début, un décalage qui ne tenait pas qu’à la différence de langue et de culture. Le motif de son chandail à rayures datait d’au moins dix ans, le velours râpé de sa salopette évoquait une vieille moquette de chambre d’hôtel.
Nous nous étions poursuivis vingt bonnes minutes dans ces couloirs. Nous nous cachions dans les recoins pour en jaillir en poussant des cris perçants. Puis nous nous donnions la chasse en pouffant de rire. Pas besoin de parler la même langue pour comprendre le langage universel des jeux. Emily courait vite. Nous ne la rattrapions jamais.
Au détour d’un couloir, nous avions failli bousculer une dame aux cheveux argentés qui verrouillait sa porte. Emily nous précédait. Je m’apprêtais à raser les murs pour contourner l’intruse, mais Emily ne lui prêtait aucune attention. Elle avait continué droit devant elle sans ralentir.
Puis la dame avait hurlé en lâchant sa clé.
Anthony m’avait tirée en arrière et j’avais perdu l’équilibre. Il m’avait fallu un moment pour comprendre.
Emily n’avait pas évité la dame. Elle l’avait traversée. Puis, l’entendant hurler, elle avait foncé droit vers un mur.
L’instant d’après, plus d’Emily dans ce couloir. Plus qu’Anthony et moi. Et la dame au tailleur qui balayait les lieux d’un regard paniqué.
Le mur avait avalé notre compagne de jeux.
Bien plus tard, je m’en suis voulu de m’être alignée sur une réaction d’adulte. Nous savions déjà qu’elle n’était pas comme nous. Si la dame n’avait pas hurlé, nous n’aurions pas pris peur. Emily voulait seulement jouer. Ce qui l’avait fait fuir, ce n’était pas ce cri : c’était le mouvement de recul d’Anthony.
J’y ai souvent repensé depuis. Car Emily nous cherche encore. À croire qu’elle habite les murs de tous les hôtels du monde où je descends. J’entends ses baskets marteler la moquette du couloir tandis qu’elle nous appelle, d’abord perplexe, puis furieuse.
« Laura ! Anthony ! It’s not funny ! »
Ça ne se fait pas, vous comprenez, d’interrompre une partie de cache-cache.
Un soir, j’ai ouvert ma porte pour attendre son passage. Je l’ai retrouvée telle que dans mon souvenir, figée dans ses sept ans avec ses habits démodés, sa crinière frisottée, son nez retroussé. Je l’ai appelée par son prénom. Elle m’a lancé un coup d’œil agacé, comme si j’interrompais une tâche essentielle. Puis elle s’est détournée en haussant les épaules. Elle ne m’avait pas reconnue.
Les fois suivantes, elle ne m’a pas davantage écoutée.
Ce n’est pas moi qu’elle cherche, en réalité. Plus maintenant. Mais quand je l’entends nous appeler, Anthony et moi, sa colère et son désarroi me blessent à travers les ans. Je me demande comment réparer notre abandon d’alors. Et lui dire à quel point je regrette. Elle reste sourde à mes excuses – et le temps passe.
Il faudrait pourtant qu’elle comprenne : les enfants qu’elle cherche dans ces couloirs d’hôtel n’existent plus depuis longtemps. Mais si ce n’est pas moi, qui le lui apprendra ?

couloir

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Une réponse à “Emily de Mélanie Fazi”

  1. Rétroliens : Nouveautés Février 2016 au Rayon SF & Cie II – Librairie Bédéciné

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