Trois commissariats plus loin d’Alain Grousset

 Tout petit déjà, Môssieur Alain Grousset aime déjà la BD et surtout la science-fiction qui le conduit à créer la revue Fantascienza.
Avec la rencontre de sa complice Danielle Martinigol il commit en commun avec elle un certain nombre de nouvelles sous des supports aussi variés que Fluide Glacial,
La Vie du Rail, Fiction, Le Lézard, etc.
Comme la dame lui fit, dit-il, une infidélité littéraire en publiant son premier roman pour la jeunesse, L’Or Bleu, il décide de lui rendre la pareille et s’exécute avec La Citadelle du Vertige. Et toc !
Et son second roman jeunesse Les Chasse-marée est récompensé en 1993 par le Grand Prix de l’Imaginaire.
Depuis il continue à sévir tous azimuts dans le domaine de la littérature jeunesse, avec ou sans son acolyte Danielle.
En 2013 il amorce une nouvelle forme de collaboration, cette fois-ci avec Pierre Bordage, un diptyque original, Gigante, chez l’Atalante, dont chaque opus pourrait se lire indépendamment (Au nom du fils par Alain Grousset en Atalante jeunesse – Au nom du père par Pierre Bordage en Atalante Dentelle du Cygne) mais dont je vous recommande vivement la lecture des deux, pourquoi pas en famille.

 alain photo
photo Ellen Herzfeld/Quarante-Deux – 2012

le site de Môssieur Alain où vous pourrez trouver sa bibliographie :
http://alain.grousset.monsite-orange.fr/

Retrouvez Alain  et Danielle (et bien d’autres auteurs dont certains déjà publiés dans cette rubrique : Jeanne A. Debats, Christian Grenier) au salon Scientilivre samedi 18 et dimanche 19 octobre.

 Petite visite trois commissariats plus loin avec Alain Grousset (nouvelle publiée en 1987 dans la revue Poivre Noir). En reviendrez-vous ?

TROIS COMMISSARIATS PLUS LOIN.

Une nuit froide et humide, anonyme.
Enfin, pas tout à fait puisque celle-ci portait le nom de nuit de Noël.
Il était presque minuit. Les lumières blafardes de quelques néons tachaient le noir, malgré un brouillard qui s’épaississait d’heure en heure. L’un deux, guère plus lumineux, se détachait du mur lépreux où il était fixé. De forme rectangulaire, ses six lettres bleues s’inscrivaient sur un fond blanc : POLICE.
Le petit commissariat du quartier était faiblement éclairé. Il semblait aussi désert que le pâté de maisons qu’il desservait. Pourtant, à l’intérieur, un homme veillait. Antonio Cockney était un jeune brigadier stagiaire fraichement nommé à ce poste, les tâches les plus ingrates lui incombaient. C’est à lui que revenait l’insigne honneur d’être de garde le soir du réveillon. En vérité, il s’en foutait pas mal d’être de service, cela lui évitait de se retrouver entre quatre yeux avec sa mère.
— Ah ! Antonio, si ton père pouvait te voir dans ton bel uniforme, comme ii serait heureux ! Ça lui aurait fait drôlement plaisir, aurait-elle rabâché toute la soirée.
Portugais par sa mère – Antonio, c’était bien d’elle, ça – Irlandais par son père, Cockney n’avait pas la fougue qu’on serait en droit d’attendre de ses origines. À croire qu’elles s’annihilaient tout simplement. Il se sentait avant tout américain moyen, il était ce qu’on appellerait un flic testamentaire. Sous cette dénomination se cachait son véritable problème : il n’avait pas la vocation. Son destin était tracé depuis sa naissance. Petit fils de militaire du côté de sa mère, fils de flic ; il ne pouvait être, à son tour, qu’un représentant de la loi. Peut-être encore plus depuis que son père s’était bêtement fait descendre par un dealer minable qui planquait quinze grammes de drogue chez lui. Quinze grammes, une vie, qu’est-ce qui pesait le plus lourd ? Le jeune fonctionnaire étouffa un bâillement. À quoi bon ressasser toujours les mêmes rengaines ? Il ouvrit un Play Boy qu’un collègue avait laissé dans l’un des casiers destinés aux formulaires et tenta de se changer les idées en se rinçant l’œil d’agréables anatomies. Ce fut à ce moment précis que le tintement du carillon de la porte d’entrée lui fit relever la tête. Un individu, de stature moyenne, venait d’entrer et se tenait près du bureau.
Apparemment très troublé, il se mit à débiter une phrase tel un élève récitant mécaniquement sa table de multiplication :
— Je viens me constituer prisonnier, j’ai tué un homme il y a moins d’une heure !

Une chape de plomb s’abattit instantanément sur les épaules du jeune policier. Un meurtrier· ! Son premier assassin, là, devant lui ! Que faire ? Instinctivement, sa main droite frôla la crosse du pistolet – un héritage de son père – qu’il portait à la hanche, pendant que la gauche tentait maladroitement de refermer le poster du mois.
Encore sous le coup de l’émotion et trop hébété pour lui répondre quoi que ce soit ou lui faire accomplir les formalités d’usage, le jeune homme se leva, les jambes flageolantes, puis conduisit l’inconnu dans l’unique cellule du commissariat.

De nouveau assis à sa place, Antonio réfléchissait. Surtout pas de panique. Le meurtrier était sous les verrous, c’était l’essentiel. De toute façon, pas la peine d’essayer de contacter le chef il s’était éclipsé dès le début de la soirée et avait exigé de ne pas être dérangé afin qu’il puisse manger en toute quiétude la dinde familiale. De toute manière il serait de retour vers six heures du matin, juste avant la relève.
Pourquoi cet homme avait-il tué ? Surtout le soir de Noël ? À première vue, il avait l’apparence de monsieur tout le monde. Au fait qui avait-il tué ? Le con ! Il ne lui avait même pas demandé. À cet instant, il ne se sentit pas le courage d’aller l’interroger. Perdu dans ses pensées, ce fut à peine s’il entendit à nouveau le carillon. L’homme, LE MÊME HOMME, était là devant lui.
— Je viens me constituer prisonnier. J’ai tué un homme il y a moins d’une heure !

Les mots de cette phrase percutèrent le cerveau du flic comme autant de coups de marteau sur une enclume. D’un bond, il se précipita vers la cellule. Vide, elle était vide ! Comment était-ce possible ? Il revint immédiatement dans le bureau. L’inconnu l’attendait, apparemment tranquille.
La gorge d’Antonio se noua, et il lui fut impossible d’émettre le moindre son. Cependant il réussit tout de même à lui faire signe, l’invitant à (re)gagner la cellule. De retour dans la grande salle, le jeune policier chercha fébrilement dans sa poche une pièce de cinquante cents qu’il glissa aussitôt dans le distributeur. Quelques instants plus tard, il porta à ses lèvres un gobelet rempli d’un mauvais café noir. Bon Dieu ! Il était pourtant certain d’avoir vu rentrer ce gars-là quelques minutes auparavant. Il jeta la tasse en plastique à moitié pleine, sachant pertinemment qu’il abusait de ce genre de breuvage. Par contre, il ouvrit une armoire bourrée de bouteilles – le bar du commissariat – et se servit une bonne rasade de scotch. Le feu de l’alcool lui brûlant la poitrine eut pour effet de le calmer. Le plus lucidement possible il essaya de comprendre ce qui lui arrivait. La seule explication logique qu’il imagina sortait de ses lectures de science-fiction il se trouvait devant un cas de décalage temporel. Oui ! C’était forcément cela.

Le troisième tintement provoqua chez lui un frisson d’horreur. L’AUTRE était là, qui débitait de nouveau sa phrase idiote. Antonio se retint de lâcher son verre. « Ne rien dire, surtout ne pas prononcer un mot. Reste calme, vieux ! »
Il prit le bonhomme par le bras, l’entraîna vers la cellule qu’il savait vide et le poussa à l’intérieur. Une fois la serrure bouclée à double tour, il appela l’inconnu et lui fit signe d’approcher. Il lui saisit alors la main, passa une menotte à l’un de ses poignets puis fixa l’autre extrémité au barreau.
D’un sourire qu’il voulait ironique, il salua bien bas le meurtrier. Si meurtrier il y avait. Car cela y était, il avait compris : ils lui faisaient la blague du bleu-bite. C’était sûrement un collègue qu’il ne connaissait pas et qui devait avoir les clés de la cellule et de la porte donnant sur la cour. Mieux, si cela se trouvait, il avait affaire à des jumeaux ; l’un se délivrant tandis que l’autre entrait et faisait son cinéma. Ils avaient dû bien rigoler avec leur petit manège, mais maintenant c’était terminé. Le bougre allait passer une bonne nuit de Noël au poste, même s’il lui racontait toute la vérité. À moins que ses collègues ne viennent le libérer.

Antonio en riait encore quand le quatrième tintement retentit. « Très fort ! Chapeau mec, ce n’est pas donné à tout le monde d’ouvrir des menottes. »
— Je viens me constituer prisonnier…
— Oui, oui, je sais, répondit le jeune policier. Si Monsieur veut bien me suivre.
Une quatrième fois, il le raccompagna vers la cellule. Bien entendu, les menottes pendaient aux barreaux, fermées.
— Vous devez commencer à connaitre le chemin? Mais rira bien qui rira le dernier.
Il se précipita vers son bureau, ramena une chaise qu’il posa à l’intérieur de la cellule dont il claqua la porte. En soupirant d’aise, il s’installa bien face du prisonnier et regarda droit dans les yeux « l’objet du délit ». Les quelques minutes qui suivirent furent sans histoire : deux hommes, minuit passé, dans l’unique geôle d’un miteux petit commissariat. L’un n’arrêtant pas de fixer l’autre qui essayait de ne pas paraitre troublé par cet étrange comportement. Cet état de fait aurait pu continuer ad vitam aeternam, si Antonio, pourtant bien décidé à faire la lumière sur cette affaire, n’avait pas fermé les paupières ! Lorsqu’il les rouvrit, l’homme avait disparu !
Oh ! Pas pour bien longtemps, à peine d’écarquiller les yeux, puis de regarder désespérément partout dans la cellule, que la sonnette d’entrée se faisait entendre. Le pas lourd et l’esprit complètement englué, notre flic se dirigea vers son bureau. Le fait d’avoir dû, avant, ouvrir la cellule pour sortir ne manquait pas de cocasserie, mais n’arrangeait en rien son moral.

Ce fut à ce moment précis qu’une faille s’insinua dans son cerveau, devenu soudain très vulnérable. Quelques synapses se brisèrent, rompant ainsi définitivement un flux neuronique précieux. Toute sa raison s’engouffra dans cette brèche, à la découverte de la folie.
— Impossible, balbutiait-il.
Ce mot revenait continuellement à ses lèvres, telle la dernière syllabe d’un disque rayé. C’est en marmonnant qu’il conduisit encore deux ou trois fois l’homme vers sa cellule. Était-ce un vestige de raison ou de conscience professionnelle ? Nul ne le saura jamais. Cependant, à chaque passage, l’individu lui apparaissait plus flou, ses contours s’estompaient, même sa voix se déformait. C’était peut-être dû à la folie qui le gagnait, ou aux nombreux verres de whisky qu’il buvait cul sec à chaque apparition de l’inconnu.

Pas une fois il n’essaya d’interroger l’homme, ni de chronométrer la fréquence de ses arrivées qui semblait pourtant réglée comme une horloge. Mais qui peut connaître sa propre réaction face à une telle situation ? Antonio apparaissait définitivement déconnecté de la réalité. Toujours est-il que le jeune policier trouva alors LA solution qui primerait sur toutes les autres.
Depuis longtemps, il avait perdu toute notion du temps et du nombre de passages de l’inconnu. Il lui semblait que cela durait depuis une éternité. Ce qu’il savait parfaitement c’était que, dans quelques instants, l’inconnu franchirait la porte et débiterait sa phrase qui n’avait pas varié d’une syllabe. Une étonnante tranquillité l’habitait désormais. Plutôt une froide détermination.
— Je viens me constituer prisonnier. J’ai tué un homme, il y a moins d’une heure !
Un calme étrange s’instaura dans le commissariat. Les deux hommes se regardèrent longuement. Antonio Cockney savait que c’était la dernière fois qu’il entendrait cette litanie. Lentement le brigadier prit son arme qu’il avait posée à plat sur son bureau, la leva et la pointa en direction de l’inconnu. Criant plus que parlant, il éructa « Va-t’en au diable ! »Ensuite, il tira.

L’individu recula sous l’impact du terrible projectile craché par l’arme et s’effondra sans pousser un cri. Antonio lâcha son pistolet qui tomba avec un bruit sourd sur le parquet, il attendit plusieurs longues minutes, prostré, l’esprit entièrement vidé. La mare de sang, s’élargissait depuis la poitrine de la victime, ondulait tel un tentacule pour rejoindre ses chaussures. Ce contact sembla l’électrocuter. En quelques secondes, il réalisa qu’il venait de tuer un homme qui ne disparaissait plus. Le mort était là à ses pieds, lui, le meurtrier. D’un seul coup, il éprouva le besoin de partir le plus vite possible de cet endroit, et il serra les dents pour ne pas hurler. Il erra un certain temps, marchant sans but dans la nuit froide. Par instants, il percevait des échos de rires lointains et diffus, derrière des volets hermétiquement clos. Sans s’en être rendu compte, il s’aperçut qu’il se trouvait à proximité du commissariat d’un autre quartier. En un ultime soubresaut, sa raison lui conseilla d’en franchir le seuil. Lentement, il ouvrit la porte du poste. Une clochette tinta. Un flic se tenait en face de lui, assis au bureau des permanences. Antonio Cockney s’approcha doucement, puis d’un trait, débita la première phrase qui lui vint à l’esprit, mais qui en fait s’était inscrite dans son cerveau de manière indélébile :
— Je viens me constituer prisonnier. J’ai tué un homme, il y a moins d’une heure.
Le policier le regarda fixement, sans rien dire, puis, pointant son arme dans sa direction, lui cria :
— Va-t’en au diable ! avant de tirer.

FIN

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Une réponse à “Trois commissariats plus loin d’Alain Grousset”

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