La Sixième Croisade de Rachel Tanner

Ma Dame Rachel Tanner nous prodigue depuis depuis 2000 une fantasy à la fois le plus souvent ancrée dans un substrat historique solidement documenté (voui, la Belle est nantie d’une licence en histoire et d’une maîtrise en archéologie) mais non exempte de préoccupations toujours actuelles sur le pouvoir, la relativité des normes, le fanatisme et j’en passe. Mais ne vous y trompez pas, Rachel dit qu’elle ne souhaite pas assener des pensums à ses lecteurs et crée ce qu’elle-même aime lire, de l’aventure, de l’émotion, des personnages avec lesquels ont peut entrer en résonance.
Que ce soit sur le long cours avec son cycle L’Empreinte des Dieux  en Points Fantasy, une uchronie où Rome a vu triompher le culte de Mithra contre le christianisme, son roman préhistorique Le Rêve du mammouth chez Rivière Blanche, ou avec ses nouvelles au sommaire de nombreuses anthologies et son recueil Les Sortilèges de l’ombre, également chez Rivière Blanche Rachel nous régale avec son sens de l’épique.

Rachel 2

Photo Fabienne Rose

La biblio de Dame Rachel sur noosfere

La Belle Blonde nous offre ici une fantasy historique inédite sur deux hommes de bonne volonté du XIIIème siècle.

 La Sixième Croisade

 Le sultan du Caire Al-Khamil relisait la lettre de son ami l’Empereur des Chrétiens avec un désarroi grandissant. Une lettre émouvante, superbement calligraphiée. L’entrelacs des volutes et des hampes s’étiraient harmonieusement, ainsi qu’il plaît à Allah, dans un rythme aéré reflétant les beautés du monde naturel.
« Je suis ton ami, disait Frédéric. C’est toi qui m’as engagé à venir ici. »
C’est vrai, il avait demandé à l’Empereur de venir en Syrie. L’appel au Chrétiens répondait à l’appel aux Barbares lancé par son frère le sultan de Damas aux féroces escadrons khwaresmiens venus du fond de l’Asie centrale. Avec horreur, Al-Khamil voyait déjà sa belle terre d’Egypte dévastée par les bandes turques à demi-sauvages. Mieux valait le Sicilien raffiné, dont les propres populations musulmanes prospéraient dans leur ville de Lucera régie selon les préceptes coraniques, que le sabreur turc.
« De grâce, rends-moi la ville de Jérusalem, afin que je puisse lever la tête devant les miens. »
Il avait promis. Les Lieux Saints contre l’aide de Frédéric.
Mais…les circonstances avaient changé. Al-Moazzine, le sultan de Damas, venait de mourir abruptement, Inch’Allah. Al-Khamil n’avait plus besoin du Chrétien. D’autant que la nouvelle de leur accord s’était répandue parmi la population arabe et suscitait colère et torrents de larmes. Restituer les Lieux Saints aux Francs ! Cette terre vénérée des croyants. En bravant la volonté de son peuple, le sultan s’exposait à des troubles dangereux.
Mais il avait promis. Quand un homme ne tient pas sa parole, il ne mérite pas le nom d’homme. Dans sa lettre, Frédéric n’exigeait pas, il suppliait son ami de lui sauver la face. Leur amitié s’était construite au fil d’une correspondance dans laquelle étaient abordés les sujets les plus divers et les plus abstraits : la course des étoiles, la logique d’Aristote, l’immortalité de l’âme, l’éternité du monde… L’idée de trahir son ami était comme une flèche enfoncée dans le cœur du sultan.
En vérité, que faire ?

Le démon Hubal survolait le delta du Fayoum quand il entendit un appel de détresse qui l’attira comme un aimant. Il aimait le désespoir et le chaos. Aussi se réjouissait-il à la perspective d’embrouiller la situation. Ses interventions, doit-on préciser, n’annonçaient rien de bon.
Il vit le sultan en son palais. Il entendit, haut et clair, le cri torturé de son âme. Nectar pour le démon qui saisit aussitôt le potentiel destructeur du dilemme. Si Al-Khamil suivait l’inclinaison de son cœur, ô que de querelles, de batailles et de douleur en prévision. Les Arabes verseraient des larmes de sang dans les mosquées. Ces mêmes Arabes qui l’avaient chassé, lui, le dieu tout puissant, au profit d’une divinité étrangère. Les ingrats ! Quant aux Chrétiens, ce cadeau empoisonné décuplerait leurs querelles intestines. Le pape, qui détestait Frédéric au point de l’avoir excommunié, en ferait une jaunisse. Les Ordres des Templiers et des Hospitaliers redoubleraient d’animosité envers l’Empereur excommunié. Les barons francs se disputeraient comme des chiens.
Ce tableau enchanteur avait cependant un revers. Le démon Hubal nourrissait envers Frédéric une aversion justifiée. Cet homme, beau, blond, cultivé, d’un charisme puissant, incarnait la tolérance et l’ouverture d’esprit. Il prônait la concorde entre les religions et le respect des différences entre les sociétés. Et puis quoi ! Où allait-on si de tels hommes imposaient leurs vues ? Le démon en grimaça de colère.
Evidemment, cela n’avait aucune chance de se produire. La mesquinerie, l’avidité, l’obstination et la stupidité conduisaient inexorablement les humains. N’empêche, Hubal répugnait viscéralement à aider un homme tel que Frédéric.
En vérité, que faire ?

En apprenant les informations stupéfiantes sur ce qui se passait en Italie, Frédéric eut un haut-le-corps de fureur. Mais tel était son contrôle que cela resta invisible. Seul Hermann von Salza, le Grand Maître de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, perçut le voile qui brouillait le regard bleu de son ami. D’un haussement de sourcils, communication tacite entre deux hommes qui se connaissaient si bien, il l’invita près d’une fenêtre du château surplombant la contrée de Ricordane.
L’air sec charriait le parfum des bouquets d’oliviers qui parsemaient la campagne et le bruissement des moulins à vent. Au loin se dressaient les formidables remparts de Saint-Jean-d’Acre. Un paysage exotique, et pourtant pas si différent des Pouilles que Frédéric aimait tant. Ces Pouilles qu’on essayait de lui voler.
– Mauvaises nouvelles ? s’enquit von Salza d’une voix égale.
Grand et athlétique, le Thuringien dégageait une impression de force même au repos.
– Lis, mon ami, répondit simplement Frédéric en tendant la lettre, dix feuillets au bas mot, de son régent Thomas d’Acerra.
L’indignation assombrit le visage du Teutonique à mesure qu’il prenait connaissance de la lettre. Profitant de l’absence de l’Empereur, le pape Grégoire avait déclenché une contre-croisade contre ses Etats. Les troupes pontificales s’étaient alliées avec les nobles de Sicile et des Pouilles, investissant Naples, faisant irruption en Sicile où elles mettaient le pays à feu et à sang. Hermann, dont le tempérament équilibré était légendaire, serra le poing gauche sur son épée avec une telle force que ses articulations blanchirent. Il restait sans voix.
Un demi-sourire, à la fois triste et curieusement ironique, retroussa les lèvres du jeune Empereur. De précaire, sa situation devenait dramatique. S’il s’attardait en Syrie pour récupérer le Saint-Sépulcre, il perdait son royaume de Sicile. S’il partait sans avoir recouvré Jérusalem, il se déshonorait et perdait toute crédibilité.
En vérité, que faire ?

Un vieil homme se présenta devant le palais du sultan. Tous pouvaient voir qu’il portait les stigmates des possédés de Dieu car ses yeux divaguaient dans son visage d’idiot recuit par le soleil du désert et son bras gauche était atrophié. Ses dents étincelaient bizarrement. Un haut fonctionnaire, plus audacieux que la moyenne de ses pairs, le conduisit devant son maître.
– Eh bien, dit le sultan avec irritation, que signifie cette farce ?
Les tourments avaient altéré les manières de cet homme magnanime. Les courtisans prirent imperceptiblement leurs distances avec l’audacieux. À leurs yeux, il était déjà mort. Le haut fonctionnaire s’aplatit davantage contre le sol et répondit d’une voix étonnamment ferme.
– Ô illustre Commandeur des Croyants, je te demande de pardonner ma présomption. Mais je ne puis aller à l’encontre des volontés du Très-Haut. Il envoie une réponse à tes prières.
Les yeux du sultan, noirs et lumineux, s’attachèrent alors au vieux fou du désert. Il paraissait frêle au premier abord mais un examen plus attentif révélait la dureté d’une chair privée d’eau et des tendons saillants. À la ceinture de ses loques poussiéreuses pendait le sac des cléromanciens. Malik Al-Khamil, sultan d’Egypte, sentit un poids quitter ses épaules. Oui, il en eut soudain la certitude, un Autre que lui ferait son choix.
– Approche, ordonna-t-il à l’oracle.
Le démon Hubal, car c’était lui, bougea en roulant des yeux. Il marqua un temps d’arrêt, ôta le sac de sa ceinture et s’arrêta à peu de distance de l’estrade. Sur un geste du sultan, le sac de l’oracle fut déposé devant lui. S’ensuivit un silence tel que le brassement des éventails en plume d’autruche produisit des sons de vents qui gémissent.
Sans regarder, Al-Khamil plongea la main droite dans le sac et en retira le premier objet que ses doigts touchèrent. Ce que sa main extirpa fut une minuscule cuirasse en or portant la croix des chrétiens. Le démon Hubal en demeura stupéfait. Il n’avait pas mis cet objet dans le sac, il ne l’avait jamais vu. Il vacilla, sentant son masque d’idiot se craqueler comme une lampe enfermant une flamme trop intense. De l’écume coula sur ses lèvres, mais de toute façon personne ne le regardait.
Tous regardaient le sultan. La transformation fut tellement rapide qu’ils en restèrent saisis. Al-Khamil rayonnait. Son essence débordait de lui avec toute la présence sacrée que les rois auraient dû avoir. Il sut que le Très-Haut lui avait parlé, que sa destinée était tracée. Car, le matin même, il venait de recevoir la cuirasse, le heaume et le sabre de l’Empereur d’Occident qui, par ce geste inouï, se mettait à sa merci.
Le sultan du Caire conclut peu après un traité avec l’Empereur des Chrétiens, tel que l’Histoire n’en avait jamais vu et ne verrait plus jamais. Car bien sûr, étant ce qu’ils sont, les hommes s’empressèrent de rejouer à la guerre.

traité de jaffa 2

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*