La Belle est la Bête de Sophie Jomain

 La délicieuse Sophie Jomain dit d’elle-même qu’elle est bavarde (tiens donc !). Un bavardage romanesque qui, loin d’être oiseux, nous ravit depuis 2011 avec ses romans de fantasy urbaine avec de la romance dedans pour ados (Les Etoiles de Noss Head – éditions Rebelle & j’ai lu) et pour les plus grands ( Pamphlet pour un vampireFelicity Atcock – éditions Rebelle & .J’ai Lu) et même de la romance sans conjectural dedans mais pleine d’humour (Cherche jeune-femme avisée – J’ai Lu). Un humour qu’elle sait manier avec brio, je vous laisse découvrir dans lesquels de ses romans.
Notre éminent ami Jean-Claude Dunyach disait à propos de sa série Felicity Atcock : « …/… J’aime décidément cet univers sexy et déjanté, rempli de créatures étonnantes, de chocolat et de moments chez le coiffeur. C’est vivant, ça bouge bien, et c’est beaucoup plus fin et profond qu’on pourrait le croire au premier abord. »

  sophie jomain photo

Le blog de Sophie sur lequel vous pourrez, entre autres, trouver sa biblio : http://www.sophiejomain.com/

Je vous invite à retrouver Sophie chez Bédéciné samedi 18 octobre à partir de 15h. Une Sophie délicieuse, comme je vous le disais plus haut, et extrêmement attentive à ses lecteurs. Nous avions pu en juger lors de son premier passage en nos murs en 2012.

Merci Sophie de nous offrir pour nos 20 ans ce très beau conte, publié en 2012 dans une trop confidentielle anthologie, Artbook raconté (La Porte Littéraire) textes  « illustrant » les peintures de Fleurine Rétoré.

 LA BELLE EST LA BÊTE
Conte de toujours…
Au milieu de nulle part…

Lorsque nous commençâmes à descendre la chemin en direction de Shiryaevo, j’étais épuisée et ne rêvais que d’un bain chaud et d’un bon lit douillet. Transie de froid, je levai les yeux au ciel. Le soleil était sur le point d’incendier l’obscurité de ses premiers rais de lumière. Dans quelques minutes, il percerait les frondaisons et nous n’aurions plus besoin de lampes torches. La forêt était si calme depuis trente minutes… Les oies sauvages et les canards pouvaient dormir sur leurs deux oreilles, nous en avions terminé avec eux.
— Belle nuit, ma colombe, tu ne trouves pas ?
— Pas pour eux ! ronchonnai-je en jetant un œil aux volatiles morts reposant sur ses épaules.
— C’est la vie, Kaliéra, l’homme doit se nourrir, lui aussi.
Je haussai les épaules. La chasse nocturne au gibier d’eau n’avait jamais été une nécessité pour mon père, mais un plaisir avant tout, une passion que je n’avais jamais partagée. Pour autant, depuis que j’étais en âge de le suivre, je n’avais jamais pu me résoudre à le laisser arpenter les bois seul, au grand dam de feu ma mère. Juste avant l’hiver, la forêt était dangereuse. Les ours n’hibernaient pas encore, les loups étaient forts de l’été à peine passé et nombreux… Deux fusils valaient mieux qu’un.

Ma chapka vissée sur le crâne, les mains dans les poches pour les réchauffer, j’avais hâte d’arriver. La neige était déjà épaisse, bien que l’hiver fût encore loin, mais je pressai le pas, laissant derrière moi les traces profondes de mon passage.
— Pas trop vite, Kaliéra. Je veux pouvoir te garder à portée de vue. Tu sais que si nous nous perdons, notre réseau mobile ne passera pas.
— Je ne suis plus une enfant, papa ! Et je connais cette forêt comme ma poche !
Il rit affectueusement, décidant de me laisser marcher à mon rythme. S’il allait bien moins vite, c’est parce qu’il portait tout. Sa besace, son fusil et ses trophées. Oui, les siens, je ne tuais jamais moi-même. La chasse m’ennuyait. La seule raison pour laquelle je ne m’endormais pas dans la tonne flottante pendant nos longues heures d’attente était qu’il y faisait humide et froid. Il aurait fallu être saoul pour y parvenir et, hélas, les trois verres de vodka que je buvais chaque nuit de guet ne suffisaient pas à m’enivrer.
— Kaliéra, je ne te vois plus, me sermonna mon père.
— Mets tes lunettes, le raillai-je. Moi, je te vois très bien !
Je me tournai pour vérifier et m’arrêtai net.
— Papa ?
— Kaliéra, où es-tu ?
— Là ! Je suis là !
Le brouillard était tombé d’un seul coup, je n’avais plus aucune visibilité.
— Secoue ta lampe que je voie le faisceau lumineux, m’ordonna-t-il. Je te rejoins.
Ce que je fis, mais comble de malchance, ce fut le moment précis que choisirent les piles pour rendre l’âme. Nous en avions toujours de rechange, dans la besace de mon père, évidemment.
— La torche ne fonctionne plus, papa, gémis-je. Guide-toi avec ma voix.
— J’arrive, ne bouge pas !
Je m’exécutai sans cesser de parler. Après quelques secondes de monologue, je commençai à paniquer. Il ne m’avait pas rejointe et plus répondu une seule fois.
— Papa ?
J’attendis sa réponse, elle ne vint pas.
— Papa ?
Rien.
— Papa, ce n’est pas drôle !
Et pour cause, il ne s’amusait apparemment pas.
— Papa ! hurlai-je.

Je tournai en rond pour retrouver mon père. Au bout de ce qui me parut une éternité, je dus bien avouer que nous étions bel et bien séparés.
— Merde ! Merde, et merde !
À tâtons, je continuai à avancer, espérant retrouver le chemin balisé, souhaitant tout aussi fort qu’il en serait de même pour mon père.
En pleine pente, j’atteignis l’orée du bois et restai immobile de stupéfaction. Le brouillard s’était complètement levé à cet endroit et je n’avais aucune espèce d’idée d’où je me trouvais. La forêt s’interrompait pour laisser place à un champ vallonné, puis continuait à perte de vue. Aucun signe de vie humaine, rien.
— Kaliéra Andreï, tu n’es qu’une sombre idiote ! Tu fais quoi, maintenant ?
Je m’arrêtai de vociférer. Un crissement de feuille avait attiré mon attention.
— Papa ?
Le bruit s’amplifia de toute part et je sus qu’il ne pouvait s’agir de lui.
Je décrochai le fusil de mon épaule, désamorçai la sécurité et me tins prête à tirer. Embuant l’air de mon souffle bruyant, je regardai derrière moi, à droite, à gauche. Terrifiée, je les vis sortir un par un de la pénombre des bois. Cinq loups agressifs et déterminés. L’espèce s’attaque rarement à l’homme, sauf quand elle est en meute, que ses membres ont faim et que leurs petits ne sont pas loin. J’avais tiré le gros lot, ceux-là correspondaient manifestement à ces trois critères.
— Partez ! Partez ! criai-je.
La seule réponse que j’obtins d’eux fut un grognement menaçant qui pénétra ma peau comme un millier d’aiguilles. Je ne me souvenais pas avoir déjà eu aussi peur. Je sentis une boule se former dans mon estomac avant de durcir comme un bloc de plâtre.
Le plus grand des loups s’approcha, les autres suivirent.
Sans réfléchir, je le mis en joue et appuyai sur la détente. Je ne fus pas surprise de rater mon coup : il n’y avait pas plus mauvais tireur que moi. Par chance, la détonation suffit à les faire filer aussi vite qu’une envolée de moineaux.
Un vent glacial se leva presque aussitôt. Je commençais à ne plus sentir mes orteils dans mes boots. Alors, avant que ceux-ci ne me lâchent et que je ne puisse plus marcher, je me décidai à avancer en quête de civilisation. Il me fallait faire vite, les loups reviendraient. Ils reviennent toujours…

Je progressai difficilement dans la neige, gelée jusqu’à la moelle, sans aucun espoir de trouver un abri de sitôt. Je fis halte un moment et mis la main en visière pour me protéger les yeux des rayons rougeoyants du soleil se dressant devant moi. Quelque chose scintilla dans les arbres et je m’arrêtai de respirer. À peine cinq cents mètres plus loin, en contrebas de la colline et au beau milieu d’un sous-bois, s’érigeait la toiture d’un château. Des dizaines de hautes tourelles métalliques semblaient concourir pour savoir laquelle d’entre elles serait capable de toucher le ciel.
— Oh… b-b-bon sang ! bégayai-je, les lèvres bleuies par le froid.
Je fréquentais cette forêt depuis mon plus jeune âge et je ne l’avais jamais vu. Il semblait avoir pris naissance au milieu de nulle part, juste pour que je puisse m’y protéger.
Galvanisée par l’adrénaline et la détermination, je me précipitai en direction de la bâtisse.
Le vent souffla un peu plus fort, emportant avec lui la poudreuse qui me donna l’illusion d’une pluie verglaçante. En à peine quelques minutes, le tissu extérieur de mes vêtements était gelé. Je ne tiendrais pas longtemps comme ça.

Le champ rétrécissait pour aboutir sur une clairière. Tout au fond, se dessinait une ouverture à travers les arbres. Baissant la tête pour affronter les rafales, je m’y engouffrai. À cet endroit, les sapins, serrés les uns aux autres, formaient un écrin protecteur dans lequel la bise s’affaiblissait. La morsure glaciale s’en fit moins vive et me permit d’avancer un peu plus rapidement. Je ne m’arrêtai que lorsque je fus stoppée par un immense portail en fer, rouillé et recouvert de ronces, dont les pans étaient fermés par un cordage épais. Je le regardai d’un sale œil.
— Si… si.. tu… tu crois qu… que tu m’impressionnes !
Les mains paralysées de froid, je me jetai sur les liens pour les défaire. J’y parvins, poussai le vantail de droite et, sans perdre une minute de plus, trouvai la force de parcourir la distance qui me séparait du château, ignorant les racines d’arbres jonchant le sol. Je tombai plusieurs fois, et c’est avec le visage boueux que j’arrivai devant une gigantesque porte en bois dont la peinture se craquelait. J’eus un instant d’hésitation. Le château avait quelque chose d’inquiétant. La façade sombre et austère était fissurée çà et là, en partie recouverte de mousse résistant aux longs mois d’hiver et les vitres étaient presque toutes brisées. Quelqu’un vivait-il seulement ici ? J’étais certaine que non.
Machinalement, je tentai de pousser la porte du plat de la main. À ma grande surprise, celle-ci s’ouvrit dans un grincement sinistre. Les lèvres tremblantes, le souffle haché, je restai quelques secondes dans l’embrasure en clignant des paupières.
— Il y a quelqu’un ?
L’écho résonna dans toute la maison et personne ne répondit.
— Ohé, il y a quelqu’un ?
La formule consacrée pour ce genre de situation aurait presque pu me faire rire si je n’étais pas en si mauvaise posture. J’allais sûrement devoir rester ici durant des heures avant que mon père ne me retrouve. Parce que j’étais sûre qu’il finirait par découvrir cet endroit. Il connaissait les bois bien mieux que moi et viendrait accompagné d’une armée de villageois pour ratisser la forêt dans les moindres recoins.

Je pénétrai dans le hall et balayai l’espace des yeux. Il était immense, avec un plafond de plusieurs mètres de haut. Il ne faisait pas encore assez jour pour y discerner des détails, mais il me sembla que la décoration intérieure n’avait pas dû bouger depuis la construction de la maison – au XVIIIe siècle, quelque chose comme ça.
J’avançai de quelques pas et, aidée par le rai de lumière provenant d’une fenêtre, j’aperçus le pan d’un rideau poussiéreux posé en boule sur le sol. Frigorifiée, je me jetai dessus comme un chien sur un os. Je me défis de mes vêtements humides, chaussures comprises, et m’y emmitouflai. Le tissu était immense, je pus le doubler et m’y réchauffer.

Quand je me sentis mieux, je me levai pour inspecter plus précisément les lieux.
Le soleil éclairait davantage l’endroit et illuminait les grandes dalles noires et blanches qui paraient le sol. La pièce était entièrement vide, seulement habillée de poussière, de toiles d’araignée et d’une vaste cheminée en pierre. Je vis quelques bûches et du petit bois grossièrement disposés contre le mur.
Je grognai en me disant qu’un bon feu était tout ce que je souhaitais pour le moment, au seul détail près que, dans mes poches, je n’avais rien qui me permettrait de l’allumer.
Faisant glisser mes pieds sur le rideau afin d’éviter d’être en contact avec le sol froid, je me mis en quête d’une boîte d’allumettes ou d’un briquet.
Je m’engouffrai dans une pièce attenante, un débarras ou une cuisine d’été au milieu de laquelle je trouvai une table en bois massif et six chaises. Je repérai des coquilles de noix cassées, des pommes de pin, quelques feuilles d’un journal datant de 1942 et deux timbales cabossées. Sous l’unique fenêtre, deux paquetages militaires étaient posés. Je me baissai et fouillai à l’intérieur. Dans l’un d’eux, parmi un uniforme usé, je trouvai une providentielle boîte d’allumettes. À croire que cette dernière n’attendait que moi. Un sourire de reconnaissance aux lèvres, je m’en emparai et découvris qu’elles ne semblaient pas avoir particulièrement souffert de l’humidité et du froid. Je pris aussi les vêtements, quelques coupures de journaux, des pommes de pin, puis je retournai dans le hall d’entrée.

À genoux devant le foyer, j’entrepris de déchirer les feuilles de papier et les intercalai avec du petit bois. Je fis craquer la première allumette et enflammai les journaux qui s’embrasèrent en un rien de temps, emportant avec eux brindilles et pommes de pin. Je m’empressai de disposer quelques bûches et patientai. Lentement, le feu grossit et de belles flammes se mirent follement à danser. Je le chargeai un peu plus, puis je m’installai confortablement devant l’âtre, oubliant les vêtements de fortune que j’avais l’intention de mettre. Allongée, emmitouflée dans le tissu, je finis par m’endormir sur le sol dur et froid.
Cependant, quelques heures plus tard, sans que je sache comment, c’est dans la douceur d’un véritable lit que je me réveillai.
Étrangement irrésistible…
J’écarquillai les yeux et me redressai lentement en prenant appui sur mes coudes. Je me trouvais allongée au milieu d’un lit à baldaquin orné de rideaux rouges et de draps de coton blanc, dans une chambre somptueuse éclairée par un feu de cheminée.

Un léger ronflement attira mon attention. À côté de moi, sur une méridienne, une femme sans âge était assoupie en position assise, les mains croisées sur le ventre, la bouche semi-ouverte. La seconde d’après, elle fronçait le nez et se réveillait.
— Bonjour, dit-elle avec un bâillement discret.
Sans répondre, je laissai passer quelques secondes pour l’observer.
— Où suis-je ? finis-je par demander.
— Dans le château où nous vous avons découverte, mais dans l’aile ouest.
— Des gens habitent ici ?
— Oui.
Elle me rejoignit, alluma une lampe de chevet et tâta mon front d’une main fraîche.
— Vous avez meilleure mine.
En bougeant légèrement les jambes, je sentis la douceur d’un tissu entre mes cuisses. Je relevai délicatement le drap et vis que je portais une chemise de nuit en dentelle d’un genre que ma grand-mère devait affectionner dans sa jeunesse.
— Vous m’avez déplacée et habillée sans que je m’en rende compte ?
— Vous étiez épuisée, répondit-elle simplement. Avez-vous soif ?
Je tournai la tête vers la fenêtre. De lourds rideaux obstruaient totalement la vue extérieure. J’avais la gorge sèche.
— Oui…
Elle s’empara d’une carafe sur la table de nuit et remplit un verre d’eau qu’elle porta à mes lèvres. Je bus quelques gorgées et clignai des paupières pour la remercier.
— Où sommes-nous ?
— Au château d’Andronikhof.
Je tentai de me lever. Elle posa une main apaisante sur mon épaule, m’enjoignant doucement à rester allongée.
— Reposez-vous, vous êtes en sécurité.
Je plissai le front, j’avais mal au crâne.
— Quelle heure est-il ?
— Sept heures.
Sept heures de quoi ? Du matin ? J’avais dormi une journée et une nuit entière ?
Mon père devait être mort d’inquiétude !
Cette fois, je rejetai brutalement les couvertures et mis les pieds par terre.
— Je dois partir !
Ma bienfaitrice se posta devant moi en fronçant les sourcils.
— Où voudriez-vous aller ? Il ne fait pas encore jour, le froid est glacial et personne à part nous ne vit ici à des kilomètres à la ronde. Soyez raisonnable, recouchez-vous. Vous avez besoin de repos, votre corps a été bien malmené.
Je la laissai me repousser gentiment sur l’oreiller, les yeux hagards.
— Voulez-vous manger ? La maîtresse ne se lève pas avant neuf heures. Si vous préférez, vous pouvez l’attendre.
— La maîtresse ?
— Oui. Je ne suis que chambrière, cuisinière et intendante, précisa-t-elle d’un ton égal. Que décidez-vous ? Souhaitez-vous déjeuner ?
— Eh bien, je… je n’ai pas très faim pour l’instant.
— Comme vous voudrez. Puis-je vous laisser seule en toute sérénité ou allez-vous profiter de mon absence pour courir sous la neige ?
Elle me contemplait avec un air sévère. Je ne me sentis pas prisonnière pour autant. À cet instant, je n’étais qu’en présence d’une dame collet monté ne souhaitant pas avoir ma mort sur la conscience.
— Je ne bougerai pas, lui assurai-je. Puis-je passer un coup de fil ?
Elle se rembrunit aussitôt et gagna la porte d’entrée.
— Nous n’avons pas le téléphone. Avez-vous besoin de joindre quelqu’un ?
— Mon père.
— D’où êtes-vous ?
— Shiryaevo.
— Très bien, nous allons faire envoyer quelqu’un.
Elle fouilla dans la poche de son tablier pour en sortir un papier et un crayon.
— Notez votre adresse ici, s’il vous plaît.
Je m’exécutai.
— Je vous remercie. À plus tard, mademoiselle.
Elle fit demi-tour et s’arrêta brusquement devant la porte ouverte.
— Vous n’avez pas noté votre nom. Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?
— Kaliéra. Kaliéra Andreï.
Je la vis hausser les sourcils, les paupières abaissées.
— Parfait.
En quoi, je ne le compris pas, précisément.
— Appelez-moi Févronia, ajouta-t-elle. Il y a un broc d’eau qui vous attend devant la cheminée pour quand vous désirerez faire votre toilette. Si elle est trop froide à ce moment-là, sonnez-moi.
Elle me désigna une corde pendant à côté du lit et quitta la pièce.
Je jetai un œil au récipient, puis regardai la lampe à huile allumée sur la table de nuit.
Mon Dieu, ces gens-là n’avaient même pas l’électricité.

J’attendis neuf heures et demie pour me lever. Le soleil s’était montré depuis peu. Je trouvai au pied du lit une délicate robe de satin parme vaporeux et d’organdi doré. De style impérial, cintrée à la taille, aux manches longues et bouffantes, cette tenue était hors du temps. Il y avait aussi une paire de ballerines à petits talons de même couleur et d’excellente facture, ainsi que des sous-vêtements d’époque. Je caressai doucement le tissu soyeux du dos de la main en soupirant. Tout ceci était irréel. Comment pouvait-on encore vivre ainsi, ignorant volontairement que le monde avait évolué ?
Les chaussures étaient à la bonne pointure et la robe semblait convenir aussi. Mon hôtesse et moi devions certainement avoir la même taille.
Je fis une rapide toilette avec l’eau, le linge et le savon disponibles et commençai à m’habiller.
J’avais à peine enfilé les bas et les dessous lorsque Févronia entra, un chandelier à la main.
— Vous n’y arriverez jamais seule, mademoiselle. Je vous ai dit de ne pas hésiter à m’appeler. Entrez dans cette robe, je la boutonnerai pour vous.
J’obéis et levai les bras pour la laisser glisser le tissu le long de mon corps. Il me fit l’effet d’une caresse sur la peau. Lorsqu’elle eut terminé de me vêtir et de me chausser, j’avançai devant l’unique miroir de la pièce. Févronia passa derrière moi et attendit ma réaction.
— Elle est superbe.
Je n’avais jamais rien porté d’aussi joli.
— Je vais m’occuper de votre coiffure. Prenez place.
Du plat de la main, elle désigna un banc molletonné devant une coiffeuse.
En moins de temps qu’il en fallut pour le dire, mes cheveux se retrouvèrent enroulés dans un chignon souple et haut sur le crâne, rehaussés d’un ruban doré orné de perles violettes et d’opales. Magnifique. C’était magnifique. Quoiqu’un peu guindé pour un simple petit déjeuner.
— On dirait une princesse byzantine, murmurai-je.
Févronia resta impassible.
— Avez-vous pu faire passer un message à mon père ?
Elle enroula une longue mèche rebelle autour de son doigt pour lui donner du mouvement et posa une main rassurante sur mon épaule.
— Nous avons fait envoyer quelqu’un. Mais il vous faudra patienter, le chemin est long jusqu’à Shiryaevo. Nous devons descendre la colline à pied pour atteindre les premières routes praticables en voiture.
— Comment faites-vous pour vous réapprovisionner ? Pour vivre ainsi ? demandai-je en montrant le chandelier de l’index.
— Comment faisaient nos ancêtres ? rétorqua-t-elle. Vous avez faim, j’espère ? La maîtresse aime voir manger ses convives de bon appétit.
Si tant est qu’elle en ait eu beaucoup…
La domestique m’invita à me mettre debout et ceintura ma taille d’un large ruban doré. Elle le noua avec soin dans mon dos et m’envoya un regard satisfait.
— Allons-y !
Elle me saisit par le poignet et me conduisit d’un pas précipité dans un vaste couloir éclairé de chandeliers. Elle poussa une lourde porte et me fit pénétrer dans une salle à manger luxueuse dont la table, garnie de plats, aurait pu nourrir des dizaines de personnes.
— Maîtresse…, murmura Févronia derrière moi, la tête baissée.
— Vous pouvez nous laisser, Févronia.

Une voix aux tonalités chaudes et suaves s’était élevée d’un coin sombre de la pièce. Elle m’enveloppa et m’emporta dans les méandres de mes fantasmes les plus profonds. Cette femme, je l’imaginai belle comme le plus brut des paysages, plus sauvage que le souffle du vent, plus brûlante que le soleil des steppes sahéliennes. Le cœur accélérant comme si je me trouvais au paroxysme de ma vie, je tournai la tête vers mon hôtesse.
Sa silhouette se découpa dans la lumière tandis qu’elle se levait du fauteuil dans lequel elle était installée. Elle avança de quelques pas dans ma direction et me sourit. Je ne pus lui rendre la politesse, subjuguée par le brun de ses longs cheveux bouclés et le bleu de ses yeux aussi froids et tourmentés qu’un ciel de tempête. Elle était magnifique. Magnifique et effrayante, sans que je sache vraiment pourquoi.
Elle s’approcha d’une démarche souple, assurée de la prestance dont elle irradiait. Elle était grande, mince et voluptueuse.
— Je suis Lémeliana Alekseïev. Soyez la bienvenue dans ma demeure.
— Merci, murmurai-je. Je vous suis reconnaissante pour votre aide.
Elle m’observa depuis le dessous de ses cils, où je vis briller une lueur indéfinissable.
— Vous portez bien votre nom, Kaliéra, vous êtes très belle.
Je ne savais pas quoi répondre. Jusqu’alors, personne n’avait déployé autant de délicatesse à mon égard.
— C’est cette robe, elle est superbe, je vous remercie.
Elle hocha la tête pour acquiescer afin d’éviter de m’embarrasser davantage.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Elle passa une main derrière mon dos sans me toucher, pourtant, je me sentis électrisée par ce contact que je n’avais fait qu’imaginer, ressentir de toutes mes forces. Que m’arrivait-il ? Tout autour de moi était étrangement fascinant et irrésistible.
Je pris place en bout de table, troublée, mais affamée.
La double porte s’ouvrit discrètement. Un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux blancs, à la fine moustache et au costume élégant, se tint dans l’embrasure.
— Entrez, Fédoul.
— Maîtresse…
D’un mouvement de tête, elle l’invita à venir nous servir.
— Fédoul est mon serviteur. Adressez-vous à lui si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Je jetai au fameux Fédoul un regard reconnaissant et le laissai remplir mon assiette.
Je ne mangeais jamais beaucoup le matin, aussi me contentai-je d’un petit pain moelleux, de confiture, d’un yaourt et d’une grande tasse de thé. Pendant tout le temps où je me restaurais, mon hôtesse ne me quitta pas des yeux, se nourrissant du moindre de mes gestes plutôt que de ce qui se trouvait devant elle. J’eus un mal fou à me concentrer sur ce que je faisais, écrasée par son regard et ce calme muet, presque religieux, qui régnait entre nous. Lorsque j’eus terminé la dernière bouchée, la dernière gorgée de thé, elle s’adressa à moi.
— C’était bon ?
Je m’essuyai doucement les lèvres et posai poliment la serviette à côté de mon assiette.
— Oui, merci. Févronia cuisine très bien.
— Vous n’avez pas idée, s’amusa-t-elle, un sourire malicieux au coin des lèvres.
Puis de nouveau, elle se tut. Le silence me parut plus oppressant encore, si bien que je m’empressai d’empêcher qu’il ne s’étire davantage.
— Cette bâtisse est magnifique et semble bien moins grande de l’extérieur.
Elle sourit sans ouvrir les lèvres.
— Elle se trouve au milieu de rien, continuai-je, et… je veux dire, y habitez-vous depuis longtemps ?
Je m’interrompis, craignant de l’avoir froissée. Au contraire, elle rit discrètement tout en refermant ses longs doigts fins sur un verre d’eau qu’elle porta à ses lèvres.
— De ça non plus, vous n’avez pas idée, Kaliéra. Aimeriez-vous le visiter ?
Son regard se fit doux et avenant, et parce que ma curiosité et le mystère qui régnait dans cette demeure étaient plus forts que mon envie de m’en éloigner, j’acceptai.
Et le temps s’arrête…
La galerie des portraits était spectaculaire et comprenait six peintures sur bois. Toutes représentaient des femmes, chacune traitée comme une icône religieuse. C’était splendide et saisissant de finesse.
— Qui sont-elles ? demandai-je.
— Les femmes de ma famille.
— Très réussi, murmurai-je en pointant de l’index sa propre représentation.
L’artiste était parvenu à faire ressortir l’incroyable bleu de ses iris et le petit sourire en coin qu’elle arborait quand elle plaisantait.
— Je vous remercie, dit-elle en faisant quelques pas.
Elle se positionna de dos devant une dame blonde fine et élégante, aux yeux aussi sombres que la nuit. Même ainsi reproduite, elle dégageait une énergie et une autorité étonnantes qui me firent frissonner.
— Qui est-elle ? osai-je.
— Ma mère. Arsénia.
— Vous ne vous ressemblez pas du tout…
— C’est vrai, admit-elle d’un air détaché.
— Elle est très belle, cependant. Comme vous.
— Était…, me corrigea-t-elle.
— Je vous prie de m’excuser, murmurai-je d’une voix embarrassée.
Lémeliana tendit son poignet délicat vers le portrait pour caresser le bois du dos de la main.
— Je l’ai à peine connue.
— Et votre père ? voulus-je savoir en me mordant la lèvre au dernier moment. Pardonnez-moi pour mon indiscrétion, Lémeliana.
— Il est mort à la guerre, me répondit-elle sans donner l’impression de m’en tenir rigueur.
Nous avançâmes encore de quelques mètres, prenant soin de nous arrêter devant chaque portrait pour les étudier sans émettre de commentaire à leur sujet.
— Vivez-vous seule ici ?
Ses yeux s’abîmèrent devant celui d’un homme à l’épaisse barbe blanche.
— Mes serviteurs sont mon unique compagnie.
— Est-ce un choix ? ne pus-je m’empêcher de demander.
Lémeliana se tourna lentement vers moi. Je lus sur son visage une souffrance qui résonna en moi comme le plus intolérable des tourments sans en comprendre la raison. Je ne la connaissais pas. Je n’aurais pas dû être aussi empathique avec elle.
— Non, Kaliéra. Ce n’est pas mon choix.
— Qu’est-ce qui vous empê…
Elle posa un doigt chaud sur ma bouche pour m’empêcher de continuer.
— Chut… Il est des réponses que je ne peux vous donner.
Au lieu de retirer sa main, elle fit ouvrir mes lèvres de son index et glissa son pouce sur ma peau charnue et humide. J’étais incapable de la repousser. Incapable d’émettre un seul son ou d’amorcer le moindre geste. Lémeliana abaissa son visage vers le mien, mit en arrière une mèche de mes cheveux et frôla ma tempe de la pointe du nez. Elle sentait si bon. Son odeur était enivrante comme le vin. Le souffle court, je cessai de respirer.
— J’entends votre cœur battre, chuchota-t-elle à mon oreille.
— C’est impossible, tentai-je de démentir.
Elle avait pourtant raison, je perdais totalement le contrôle. L’attraction de cette femme sur moi était presque douloureuse. À court de mots et de pensées raisonnables, je me tus. Le temps venait de s’arrêter.
— Je l’entends…, insista-t-elle.
Sa main s’insinua derrière ma nuque qu’elle massa doucement, les yeux dans les miens. Je ne comprenais pas ce qui la conduisait à être aussi intime avec moi, et encore moins ce qui me poussait à me laisser faire.
— Continuons, Kaliéra, voulez-vous ?
Je hochai la tête, me demandant si elle faisait référence à la visite ou à ce moment si particulier que nous étions en train de partager. Instinctivement, je me crispai pour tenter de me ressaisir.
Lémeliana me lâcha et m’invita à la suivre, ce que je fis, les jambes en coton.
— Je n’ai pas reçu d’hôtes depuis si longtemps, dit-elle d’une voix douce. Pardonnez-moi ce geste.
— Euh… pas de problème, affirmai-je d’un ton peu assuré.
Nous fîmes quelques pas de plus, silencieusement.
— Cette maison est si reculée. Les visiteurs sont rares et leurs séjours parmi nous trop courts…
Elle s’arrêta devant un miroir ancien, en plomb, dont le verre était taché de part et d’autre. Son reflet semblait brouillé et craquelé. Elle avança la main et en effleura le cadre doré.
— Vous pouvez rester le temps qu’il vous plaira, Kaliéra.
Sa phrase sonna comme une invitation sincère et suppliante. Elle flotta dans l’air quelques longues secondes avant que je ne l’interroge, du bout des lèvres.
— Qui êtes-vous, Lémeliana ? Qui êtes-vous vraiment ?
Elle se tourna vers moi pour m’observer dans le blanc des yeux.
— Une âme en peine. Une âme seule et profondément triste.
L’entendre prononcer ces mots me brisa le cœur pour la seconde fois.
— Votre présence me fait du bien, Kaliéra. Beaucoup de bien.
Je vis briller une flamme dans ses prunelles, une prière, un vœu, une supplication. Je vis scintiller quelque chose de beau qu’il m’était difficile de ne pas vouloir frôler, toucher et embrasser.
— Je resterai un peu, me surpris-je à répondre. Mon père m’attendra…
Que venais-je de dire sans même m’en rendre compte ? Que venais-je de promettre à cette femme que je ne connaissais pas ? C’était ce château, il avait sur moi un effet extraordinaire. Extraordinaire et dangereux.
J’entendis que Lémeliana s’était arrêtée de respirer. Lorsqu’elle relâcha l’air contenu dans ses poumons, un souffle de miel et de fleurs sauvages vint me balayer le visage. Je me sentis aussi grisée que par le doux parfum du jasmin épanoui.
— Kaliéra, vous êtes une bénédiction. Je ne vous attendais plus.
— Vous ne m’attendiez plus ?
Brusquement, elle passa son bras sous le mien et m’invita à la suivre d’un bon pas à travers la galerie.
— Plus du tout ! Mais maintenant que vous êtes là, nous profiterons de chaque moment pour apprendre à mieux nous connaître, voulez-vous ?
J’étais un peu perdue, donc je me contentai de sourire.
— Venez, nous allons jouer à la poupée !
Je levai sur elle des yeux effarés.
— Je vous demande pardon ?
— Vous allez adorer !
Elle me tira par le poignet et s’élança à travers le couloir. La minute d’après, nous nous retrouvâmes dans le plus grand dressing qu’il m’eut été donné de voir. Il y avait des robes, une centaine de robes, des chaussures à profusion, des chapeaux, des manteaux, des bijoux, des capes, des fourrures… J’étais émerveillée.
— Voici la chambre aux miroirs. Tout est à vous ! s’exclama-t-elle subitement en devinant les étoiles danser dans mes yeux. Prenez tout ce qui vous fait plaisir.
— Tout ? murmurai-je, hésitante.
— Absolument tout ! Je veux voir le bonheur sur votre visage, Kaliéra. Je veux vous voir les joues roses et les iris étincelants. Essayez ce que vous souhaitez !
À mon tour, je m’arrêtai de respirer quelques secondes.
Comment en étions-nous arrivées là en seulement quelques heures ?
— Lémeliana…
— Allez-y, Kaliéra! Soyez insoumise, heureuse et comblée ! Prenez ce qu’il vous plaît !
Son visage était fendu d’un sourire éblouissant. Enivrée par son enthousiasme et par ce luxe avec lequel je n’aurais jamais cru pouvoir flirter un jour, j’écoutai mon envie de tout posséder et me jetai sur une robe en taffetas de soie corsetée, bleu de Prusse, dont je devinais un décolleté totalement scandaleux.
— Très bon choix ! Elle a été fabriquée en 1914 pour l’une des premières danseuses de cabaret allemand. Ne me regardez pas avec ces yeux surpris, je suis une collectionneuse. Passez-la !
Avec un petit hoquet de satisfaction, je m’empressai de me cacher derrière un paravent pour me changer. Maladroitement, je réussis tant bien que mal à déboutonner la robe que je portais déjà et me hâtai d’enfiler la nouvelle.
— J’ai bien peur de ne pas y parvenir, l’avertis-je en voyant qu’il m’était impossible de la fermer seule. Les pressions sont bien trop nombreuses.
— Ne bougez pas, je sonne Févronia.
La femme de chambre taciturne arriva presque aussitôt et courut à mon secours. En moins de deux, elle avait serré et réajusté le corset. Il me sembla que je ne pourrais plus respirer. La cage thoracique compressée, j’avançai d’un pas chaloupé devant les miroirs.
Lémeliana se positionna derrière moi et laissa doucement choir ses deux mains sur mes épaules.
— Vous êtes saisissante de beauté.
Nous étions rivées l’une à l’autre par un regard brûlant et langoureux.
J’avais envie d’elle.
Elle avait envie de moi.
C’était évident.
— Merci, murmurai-je sans la lâcher des yeux.
— Soulevez votre jupon, s’il vous plaît, chuchota-t-elle à mon oreille.
Ma colonne vertébrale fut secouée d’un long frisson. Sans crainte, je m’exécutai et révélai un mollet gainé de soie blanche.
— Févronia, je vous prie.
La domestique s’approcha et tendit à sa maîtresse un morceau de tissu bleu délicatement bordé de dentelle.
— Il vous manque l’essentiel, Kaliéra. Je vous veux belle partout…
Elle s’agenouilla devant moi et sortit tendrement mon pied gauche de la ballerine pour le faire reposer sur l’une de ses cuisses.
— Ne bougez pas, s’il vous plaît, une jarretière se porte à même la peau.
Je la vis lentement glisser les doigts sous ma robe pour atteindre les accroches qu’elle détacha une à une. D’abord celle de devant, puis celle de derrière, qu’elle fit sauter en passant une main entre mes cuisses plutôt qu’en contournant mes hanches. À cet endroit, au plus intime de mon corps, je crus recevoir une décharge électrique quand elle m’effleura.
Elle descendit le bas en le roulant sur lui-même avant de me l’ôter, puis procéda de la même manière avec l’autre.
Sans un mot, elle introduisit mon pied droit dans la jarretière qu’elle monta le long de ma jambe avec une lenteur étudiée. Ses doigts étaient frais, mais j’étais pourtant convaincue que j’allais m’embraser tant je prenais feu à son contact.
— Votre peau est douce, Kaliéra. Douce comme de la soie. J’aime la toucher.
Je me mordis faiblement l’intérieur des lèvres et jetai un œil à Févronia qui ne semblait pas prêter attention à ce qui se déroulait sous ses yeux.
Lémeliana se redressa lentement et se tint devant moi, à quelques centimètres de mon visage, les yeux dans les miens, la respiration courte et vibrante. Un besoin impérieux de poser ma bouche sur la sienne me posséda. Jamais encore je n’avais été prise d’une envie aussi profonde, aussi puissante, aussi déraisonnable. Sans réfléchir une seconde à mon geste, au fait que nous n’étions pas seules, je me dressai sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Lémeliana eut un mouvement de recul et mon baiser tomba dans le vide. Mortifiée par son rejet, par mon audace ridicule et parce que je m’étais totalement trompée sur ses intentions, je lâchai le jupon que je tenais toujours entre les mains et quittai la pièce.

Alors que je regagnais ma chambre, rouge de honte, me vint à l’esprit que, pas une seule fois, Lémeliana ne m’avait demandé pourquoi je m’étais retrouvée nue dans sa maison.
Personne ne l’avait fait.
Punie pour sa cruauté…

Je ne pouvais pas rester ici. Je n’avais rien à faire ici. Ma place était chez moi, parmi les miens. Mon père devait être mort d’inquiétude. Si le messager que Févronia avait envoyé à Shiryaevo était capable de descendre la colline à pied, je pouvais en faire autant. Il était tout juste dix heures, je partirais ce matin même. Déterminée, je fis tinter la sonnette pour appeler la femme de chambre. Elle arriva presque aussitôt.
— Oui, mademoiselle ? Que puis-je faire pour vous ?
— Je voudrais récupérer mes affaires, s’il vous plaît.
— De quelles affaires parlez-vous ?
Je claquai la langue d’agacement.
— De celles que j’ai laissées dans la partie inhabitée du château, là où vous m’avez trouvée.
— Oh… celles-ci.
— Précisément !
Févronia fit le tour du lit pour remettre en place un fauteuil près de la fenêtre.
— Nous les avons jetées.
— Jetées ? m’exclamai-je. Mais pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?
— Parce qu’elles étaient en piteux état.
— C’était les miennes. Vous n’aviez aucun droit de le faire !
Elle me fit face, les yeux ronds.
— Est-ce si important, mademoiselle ? La maîtresse peut vous en offrir d’autres et…
— Elle n’a rien à m’offrir du tout ! l’interrompis-je. Eh oui, c’est important, parce que je veux partir d’ici et que dans cette tenue, je ne pense pas que j’irai bien loin.
Je montrai la robe du plat de la main, Févronia resta impassible.
— Et mes chaussures, qu’en avez-vous fait ? Elles ont subi le même sort ?
La domestique acquiesça.
— C’est le bouquet ! Je suppose que votre maîtresse ne dispose pas de vêtements pour crapahuter dans les bois, n’est-ce pas ?
Elle haussa les épaules, ce qui constitua le geste le plus nonchalant que je la vis exécuter.
Je me calmai et me laissai tomber sur le lit.
— Que m’arrive-t-il ? pensai-je à voix haute.
Je perdais complètement mon sang-froid, et ce, pour un baiser avorté que Lémeliana n’avait pas vraiment réclamé. Je risquais de mourir de froid en partant seule dans la neige.
La stricte Févronia me surprit en s’asseyant à côté de moi, croisant les mains sur ses cuisses.
— Vous lui plaisez beaucoup.
— Qu’allez-vous raconter là ? aboyai-je, sur la défensive. Nous venons juste de nous rencontrer. Il n’est pas question que je lui plaise ou non !
Elle eut comme un sourire affectueux pour moi.
— Le langage des yeux et du cœur ne trompe pas. Notre maîtresse cache un lourd secret. Elle ne voudrait pas que vous vous mépreniez sur ses intentions. C’est pleinement qu’elle veut votre désir. Pas parce qu’elle vous y aura poussée.
Je bâtis plusieurs fois des paupières et penchai la tête en même temps.
— Quel secret ?
Févronia secoua le menton de droite à gauche.
— Ce n’est pas à moi de vous en parler, mademoiselle, mais sachez qu’elle ne fera rien pour profiter de vous.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que c’est ainsi. Je la connais depuis si longtemps… Son cœur est dur comme de la pierre, mais une faille est apparue. Elle vient juste de la découvrir. Il s’agit de vous, ajouta-t-elle en pointant son index sur ma poitrine.
— Si tôt ? murmurai-je comme pour moi-même.
Nous n’avions pas partagé plus de quelques heures, comment aurait-elle pu faire de moi celle qui changerait son existence ? Et par tous les saints, comment avais-je pu me persuader que c’était possible et, plus fou encore, que je le désirais ardemment ?
— Depuis le premier regard, me confia Févronia.
— Tout ceci est irréel.
Elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Ça ne l’est pas.
Je la suivis des yeux pendant qu’elle sortait. Elle se rétracta au moment de fermer la porte et me fit face.
— Cherchez dans les étages.
Puis elle disparut.

Trois jours s’écoulèrent. Trois jours sans nouvelle de mon père, ni du messager qui devait l’avertir de ma présence ici. J’en venais à me demander s’il allait vraiment revenir à un moment donné.
Cette inquiétude renforçait l’étrange ambiance régnant au château. Lémeliana, depuis l’épisode du dressing, ne se montrait presque plus, il me semblait qu’elle se cachait de moi. Nous déjeunions ensemble dans un silence presque parfait. La distance qu’elle prenait m’empêchait de dire le moindre mot, d’amorcer le moindre geste pour me rapprocher d’elle. Je me concentrais sur mon assiette, grignotant du bout des lèvres les mets délicats préparés par Févronia. Lémeliana n’était pourtant pas totalement fermée. Régulièrement, je la surprenais à me couver d’un regard brûlant, prouvant que je n’avais pas imaginé son attirance pour moi. Puis, chaque jour, après le repas de midi, Trofim, son troisième serviteur, venait la chercher. Elle s’excusait et se retirait dans ses appartements pour le reste de la journée, laissant autour de moi un grand vide que j’avais de plus en plus de mal à comprendre. Elle ne m’était rien. Le manque n’aurait pas dû exister. Mais ce n’était pas le cas. Je la voulais. Je la voulais vraiment.
« Cherchez dans les étages. »
C’est exactement ce que j’allais faire et tâcher d’y voir un peu plus clair.
Vers dix-sept heures, un peu avant la tombée du jour, je me décidai à faire plus ample connaissance avec ce château. Seule.
Pieds nus, j’atteignis le premier niveau. Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait chercher, précisément, mais je voulais en apprendre davantage sur elle, savoir qui elle était et découvrir son mystérieux secret.

Manifestement, personne n’occupait cet étage, puisqu’il était à peu près dans le même état que l’endroit où je m’étais réfugiée quelques jours plus tôt. Je n’y trouvai rien de particulier et m’apprêtai à retourner dans ma chambre, lorsque je fus stoppée par la beauté du coucher du soleil mourant derrière la forêt de pins. Je restai ainsi plusieurs minutes à le contempler et à attendre qu’il disparaisse. Quand il n’y eut plus un seul rai lumineux, je me retrouvai dans un noir quasi complet. Je savais quelle direction prendre pour redescendre et tâtai le mur à ma droite afin de le suivre. À l’instant où le vide m’informa de la présence de la cage d’escalier, je fus attirée par une faible lueur violacée provenant du palier supérieur. Intriguée, je montai les marches aussi discrètement que possible.
La lumière s’infiltrait sous une vieille porte en bois. J’y collai l’oreille et écoutai. Pas un bruit. Alors, doucement, je tournai la poignée et ouvris. Ce que je vis me laissa muette de stupéfaction. Une coupe en verre pleine d’un fluide phosphorescent trônait au centre d’un guéridon placé devant la fenêtre. Je m’en approchai pour mieux regarder et ne compris pas plus quel en était le phénomène chimique. Il n’y avait rien d’autre que du liquide. La matière brillait du plus beau des violets, sans raison apparente.
Poussée par la curiosité, j’introduisis un doigt à l’intérieur.
C’était froid. Juste froid. Et rien ne se passa.
Puis je remarquai un rouleau de cuir caché derrière le récipient. Je m’en emparai, dénouai le ruban qui le maintenait, et l’ouvris. Je découvris un parchemin que je déployai. Émerveillée, je vis chaque mot briller de cette même lueur parme, illuminant la pièce de son doux halo.
Punie pour sa cruauté et chaque goutte de sang versée,
Entourée de ses biens, la bête est emprisonnée.
Le maléfice sera levé,
Lorsque d’une étreinte passionnée,
La belle balaiera le passé,
Au sein d’un désir partagé.
— Elle vit enfermée dans ce château depuis plus de cent ans, m’informa la voix de Févronia. Notre maîtresse est mortelle, mais le sortilège la rend éternelle.
Je fis volte-face en secouant la tête.
— C’est impossible…
Pourtant, au fond de moi, je doutais. Réalité et surnaturel se confondaient dans cette maison. Rien n’était normal. Depuis le début.
— Ça l’est…
Févronia s’avança, un chandelier à la main, et s’assit sur un banc.
— Est-elle vraiment prisonnière ? demandai-je. Comment est-ce arrivé ?
— Oui, mademoiselle. Il lui est impossible de quitter cet endroit, d’en passer les murs. Elle n’a pas foulé la terre de ses pieds, respiré l’air extérieur, depuis un siècle. La condamnation est tombée comme un couperet. Elle a été punie parce qu’elle est différente.
— Différente ? Et punie par qui ? Qui est capable d’exécuter un tel maléfice ? Les gens ne peuvent pas vivre aussi longtemps !
Dans la lueur de la bougie, Févronia ne montra aucune émotion.
— C’est la volonté des siens qui a été exaucée. Les Puissances ont été invoquées par sa propre mère, la bannissant comme un paria.
— Les Puissances ?
Elle hocha la tête, pensant que j’avais saisi. Il n’en fut rien.
— Et vous ? Depuis quand êtes-vous ici ? Êtes-vous enfermée avec elle, vous aussi ?
— Je le suis.
« Entourée de ses biens, la bête est emprisonnée. »
— Les autres aussi ?
— Ils appartiennent à ce château, murmura-t-elle comme seule réponse.
Impossible de savoir ce que cela voulait dire, exactement.
— A-t-elle vraiment fait couler le sang ? C’est la raison pour laquelle on la nomme ainsi ? La bête ?
La domestique se leva lentement et dirigea la main vers la porte.
— Demandez-lui. N’ayez pas peur d’elle et posez la question…
Elle me tendit le chandelier pour que je m’en empare. Ce que je fis.
— Ses appartements se situent à côté de la salle des miroirs. La porte bleue. Allez-y.
— Je ne suis pas sûre que…
— Allez-y, m’encouragea-t-elle encore. Vous devez voir pour croire.
Je ne pouvais plus reculer. J’avais besoin de savoir, de comprendre.

Je m’élançai dans les escaliers et gagnai le rez-de-chaussée. Haletante, je me tins devant la chambre de Lémeliana. La porte s’ouvrit avant que je n’eusse fait un geste pour l’avertir de ma présence. Je levai les yeux et affrontai la bête.
Ce que je vis était intolérable, inconcevable, insoutenable.
Son corps était couvert d’une épaisse fourrure et d’écailles. Le dos courbé, les bras immenses et velus, les jambes difformes aussi luisantes que la peau d’un serpent, Lémeliana était méconnaissable. Gaufré de taches brunes parsemées de poils, son magnifique visage avait fait place à celui d’un monstre. Son nez évoquait les naseaux d’un porc et sa bouche, rehaussée d’impressionnantes canines, la gueule d’un félin enragé. Seuls ses yeux étaient les mêmes, bleus, beaux et troublants, mais je ne sus boire à leur source pour me ressaisir. Pétrifiée, je ne pus amorcer le moindre mouvement, pas même un geste de recul. Lémeliana, la bête, leva une main vers moi comme pour me toucher.
Mon cœur manqua un battement. J’émis un hoquet strident, suffoquai et, tandis que mes jambes se dérobaient sous moi, je perdis connaissance.
La belle rompit le sortilège…

Lorsque j’ouvris les yeux, dérangée par une odeur épouvantable, les visages de Fédoul et Févronia étaient penchés sur moi, et j’étais allongée sur l’une des causeuses du grand salon. La cheminée était allumée et les bûches crépitaient dans l’âtre. Trop fort. Trop de bruit. J’avais mal à la tête.
— Tout va bien ? s’enquit le domestique d’une voix inquiète.
— Qu’est-ce qui sent aussi mauvais ? demandai-je en me passant la main devant le nez.
— Du carbonate d’ammoniaque, me répondit Févronia. Des sels.
Je me redressai sur les coudes avec la vague sensation d’avoir une gueule de bois.
— Où est-elle ?
Févronia m’examina de ses yeux vides d’expression.
— Je vais vous laisser, intervint Fédoul. Trofim est revenu de la chasse.
Les domestiques échangèrent un regard entendu et le majordome disparut.
— Elle se cache, me répondit Févronia.
Je sentis mon cœur se serrer comme un torchon qu’on essorerait.
— Je suis désolée… Elle… elle doit…
Févronia me caressa doucement les cheveux.
— Calmez-vous, elle voulait que vous sachiez.
— Mais je me suis évanouie ! Je n’ai pas supporté qu’elle soit, qu’elle soit un…
— Elle s’y attendait, me rassura-t-elle.
— Elle est si… mon Dieu ! Comment une telle chose est possible ?
Févronia soupira sans me répondre.
— Vous devriez vous coucher. Allez la voir demain matin et parlez avec elle.
Mais je m’entêtai.
— C’est le sortilège qui l’a rendue ainsi ?
Elle secoua la tête.
— Non. Les transformations ont commencé quand elle a eu dix ans. C’est ce pour quoi sa mère l’a enfermée ici. Pour qu’on ne la voie pas, pour ne pas prendre de risque. Peut-être l’a-t-elle fait pour la protéger, après tout ? Les gens auraient voulu la voir mourir. Les différences ne sont jamais acceptées. Jamais.
Je manquais d’air et avais toutes les peines à respirer sereinement.
— Mais… le sortilège dit qu’elle a été punie pour sa cruauté.
— L’ignorance est le pire des fardeaux. Sa mère n’a jamais essayé de la connaître, de regarder au-delà des apparences. Elle s’est imaginé qu’en grandissant, elle le deviendrait, cruelle.
— Pourquoi est-elle comme ça ? C’est une… maladie ?
— Personne ne le sait. Elle se transforme chaque soir en bête. Du coucher du soleil, au lever du jour.
— Seigneur…
— Je vais vous raccompagner dans votre chambre, mademoiselle. Reposez-vous.
Je me laissai faire, me fis me déshabiller et enfilai une chemise de nuit. Puis je m’allongeai.
— Févronia, si Trofim est revenu de la chasse, cela veut-il dire qu’il peut sortir du château ?
Elle sourit doucement en acquiesçant d’un signe de tête.
— Oui. Lui et Fédoul sont liés à cette demeure, mais ils étaient dans les bois lorsque le sort a été jeté. Ils peuvent donc aller et venir comme ils l’entendent.
— Pas vous ?
— Pas moi. Dormez, maintenant. Demain il fera jour.

Je dus me battre pour réussir à m’endormir, obnubilée par les cliquetis de l’horloge et le grincement des volets au contact du vent, mais je passai une nuit sans rêve, étrangement sereine et reposante.
Lorsque je me réveillai, il n’était pas tout à fait huit heures trente. Je savais que le soleil ne se lèverait pas avant une bonne demi-heure et je voulais la voir, l’affronter encore une fois comme sa vraie nature lui imposait d’être. J’utilisai le broc d’eau froide pour me laver rapidement, je me coiffai d’une simple attache dans les cheveux, et me rendis silencieusement devant la chambre de Lémeliana.
— Allez-vous-en ! m’enjoignit-elle avant que je n’eusse frappé à la porte.
— Lémeliana…
— Partez ! Je ne peux vous imposer ce visage, ce corps…
Je sentis comme un sanglot dans sa voix et mon cœur vola en éclats.
— Lémeliana, répétai-je doucement. Laissez-moi entrer.
Je l’entendis grogner.
— Pour que vous me tombiez d’effroi dans les bras ? Plus jamais !
— Je vous promets que non, insistai-je. Je vous en prie… C’est ce que je veux. Vous voir. Vous voir vraiment, telle que vous êtes maintenant.
Il me sembla l’entendre ruminer dans sa barbe pendant quelques secondes, puis la porte s’entrouvrit. J’attendis qu’elle l’écarte davantage, mais je compris qu’elle s’en était éloignée et qu’elle prévoyait que je le fasse moi-même. Aussi, j’entrai à pas feutrés.
La pièce était tout juste éclairée par quelques chandelles, dissimulant sa silhouette dans un recoin sombre de la chambre.
— Ne bougez plus !
J’avançai d’un pas.
— Restez où vous êtes !
J’avançai de deux pas.
— Je vous aurais prévenue !
— Je sais…
Déterminée et le cœur palpitant, je m’approchai d’elle, résolue à garder les yeux grands ouverts. Je m’agenouillai à ses pieds et attendis. Elle tourna la tête aussitôt pour que je ne la regarde pas. Mais elle ne m’effrayait plus. C’était elle, Lémeliana, la femme dont j’étais tombée irrévocablement amoureuse en quelques jours. C’était elle, sa douceur, sa gentillesse. Juste elle.
Je levai la main pour caresser son menton déformé et le dirigeai vers moi pour qu’elle voie mon visage. Je devinai les larmes de honte et de tristesse qu’elle tentait de cacher. Son regard pénétra le mien et mon âme s’enroula autour de la sienne. Je l’aimais.
Je pris appui sur mes genoux afin de me redresser, appliquai mes deux paumes sur ses joues et lui offris un baiser. Un doux baiser.
La bête frissonna et toucha tendrement ma mâchoire de ses doigts rugueux. Nous nous contemplâmes de longues minutes, jusqu’à ce que les prémices du jour viennent effacer ses souffrances nocturnes. Je découvris Lémeliana dans toute la splendeur de sa nudité. Pour quelques secondes encore, elle garda de l’animal deux petites canines supérieures qui disparurent comme par enchantement sous ses lèvres.
Délicatement, elle m’aida à me relever et s’empara du tissu de ma chemise de nuit pour le faire glisser le long de mes bras. L’ultime barrage avait sauté, il ne restait que la chaleur généreuse de nos deux corps. Lémeliana me tint pressée contre elle un long moment. Un long et doux moment.
— Dis-le-moi, dit-elle d’une voix rauque. Dis-moi que tu me veux et je me donnerai à toi.
— Je te veux, murmurai-je d’un seul souffle.
Langoureusement, nous tombâmes à même le sol pour nous aimer de la manière dont deux êtres épris et consentants peuvent le faire. Peau contre peau, nos respirations mêlées, nous ne firent qu’un seul corps, qu’une seule vie. Passionnément. Irrémédiablement.

— Ce moment restera gravé dans ma mémoire pour l’éternité, murmura Lémeliana à mon oreille, lorsque nous eûmes consommé tout notre désir.
— Dans la mienne aussi, renchéris-je, le sourire aux lèvres.
Elle se détacha de moi et rit en se levant.
— Oh ça, je le sais !
Je fronçai les sourcils sans comprendre.
Elle ouvrit la fenêtre et respira l’air à plein nez.
— Comme c’est bon ! Tu m’as libérée, Kaliéra, reçois là toute ma gratitude.
— Ce n’est rien. Ce que j’ai fait, je l’ai voulu autant que toi.
Subitement, je la vis pousser la porte de communication qui menait à la chambre aux miroirs. Elle s’y engouffra et ressortit quelques minutes après, vêtue d’un pantalon, de bottes, d’un manteau de fourrure et d’une chapka. J’étais bouche bée.
— Tu t’en vas ?
Lémeliana rejeta ses longs cheveux bruns en arrière d’un air détaché.
— Je viens de passer les cent dernières années dans cet endroit, je n’ai pas l’intention d’y rester une minute de plus !
— Je… d’accord.
Je ne savais plus quoi penser, le charme semblait définitivement rompu et dans tous les sens du terme. Ça faisait mal. Très mal.
— Tu trouveras ici tout ce qu’il te faudra, continua-t-elle. Trofim pourvoira à tes besoins jusqu’à ce que tu puisses quitter le château.
Je crus recevoir une gifle à pleine volée.
— Tu me laisses là ?
Elle éclata de rire.
— Évidemment ! Nous ne sommes pas mariées, que je sache ! Quoique même comme ça, tu ne m’empêcherais pas de décamper !
— T’es-tu servie de moi ?
Lémeliana s’approcha et s’assit sur le bord du lit. Lentement, elle leva la main pour me caresser la joue, mécaniquement, sans tendresse.
— Oui.
Toute la tristesse qui venait de m’assaillir se concentra dans mon estomac qui se retrouva serré comme dans un étau.
— Je… je…
— Tut tut tut… Je sais, Kaliéra, je sais. Mais tu t’en remettras, crois-moi. Bon ! Si tu veux bien m’excuser, je dois m’en aller, à présent.
Elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Au fait… je dois t’avouer une chose. Je n’ai jamais connu ma mère et les femmes de la galerie des portraits ne sont pas de ma famille.
Elle me concéda un dernier regard, désinvolte et creux, puis partit.

Choquée, je restai immobile, dans l’incapacité d’émettre le moindre geste, de proférer un seul son.
Combien de temps il se passa, exactement, je ne sus le dire, mais je réagis subitement, emplie d’une haine qui me sembla intarissable. Je me jetai hors du lit et, enroulée du drap blanc, je m’élançai dans le couloir pour la rattraper. Je voulais lui arracher les yeux. Je fonçai sur la porte principale du château et tirai sur la poignée de toutes mes forces. Elle ne s’ouvrit pas. Alors, je courus jusqu’à la fenêtre la plus proche et les aperçus, tous les trois, Lémeliana, Fédoul et Févronia. Le dos tourné, Fédoul regardait la domestique et la maîtresse s’éloigner dans le chemin de terre, délivrées de leur prison dorée. Puis Trofim apparut. Horrifiée, je vis qu’il était suivi par cinq loups.
Cinq loups apprivoisés et obéissants qu’il flatta d’une caresse sur la tête.
Je sentis des larmes de colère couler sur mes joues.
Ils m’avaient tous menti. Ils avaient tout prévu. Les libérer elles, c’est tout ce qui avait compté.
Je m’accrochai au pommeau de la fenêtre de toutes mes forces pour l’ouvrir. Elle aussi était bloquée. Elles l’étaient toutes, pas une ne céda.
Enragée, je récupérai un tisonnier près d’une des cheminées et frappai une vitre de toutes mes forces. Elle ne se brisa pas, ni ne se fissura. Essoufflée, je tâchai de me calmer, d’analyser la situation, d’en saisir la substance, de… j’avais compris.
Je m’élançai dans l’escalier, gravis les marches deux à deux et courus dans la pièce où j’avais découvert le parchemin. À la limite de l’hystérie, je m’en emparai et le déployai. Auréolés de cette douce lueur violette qui m’avait tant intriguée, des mots nouveaux brillaient sur le papier.
Et la belle rompit le sortilège et s’en trouva prise au piège.
Anéantie, je me tournai vers la porte ouverte. Fédoul se tenait dans l’embrasure. Un chevalet entre les mains, il m’observait.
— Je dois commencer votre portrait, maîtresse.
Jusqu’à ce qu’une autre me remplace… et fasse réaliser le sien.
Les secondes s’étirèrent, se cristallisèrent, puis je hurlai.
— Nooooooon !

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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