C’est quoi ce tigre ? d’André-François Ruaud & Bruno Bordier

 André-Francois Ruaud ? Ben on se connaît depuis le siècle dernier (ça pose, hein?) alors que nous étions tous deux libraires. Mais si je me contentais (et encore maintenant) de dispenser la manne de nos littératures de prédilection à nos amis lecteurs, Môssieur André étendait déjà ses tentacules dans ce domaine et était à l’origine du plus ancien fanzine de SF passé au rang de revue dont le dernier paru date de 2013,
Yellow Submarine.
Romancier, donc, novelliste, anthologiste, essayiste, traducteur, Maître Ruaud est aussi le fondateur des éditions des Moutons électriques, l’Homme-orchestre, quoi, et le chef du même métal, avec beaucoup de talent dans toutes ces niches.

 andré
Photo Daylon

La bibliographie de Môssieur André c’est par là : noosfere et ici aussi avec un bout de biographie : wikipedia et également : Moutons Electriques
Son blog à lui : captainbooks

Bruno Bordier, quant à lui, à la fois novelliste, traducteur et illustrateur est un vieux compère d’André-François, notamment au sein de Yellow Submarine.  Bruno est pour André « l’homme qui écrit à la couleur de son esprit ». Un auteur trop rare dont je vous invite à découvrir l’originalité et la maîtrise du récit distillant une réelle poésie dans son recueil
L’Onyre du givre chez  Rivière  Blanche.

bruno Bordier

Sa bibliographie sur noosfere

Les Amis André & Bruno nous offrent ici une nouvelle flirtant méchamment pleine d’humour noir avec le conte. Grand merci collègues !

C’est quoi, ce tigre ?

   La pénombre du bar était enfumée, mêlant des zones de lumière diffuse à des portions plus crûment exposées. Dans un coin, un gros homme sanglotait, la tête enfouie dans l’enceinte de ses énormes bras. À chaque secousse de son corps la table ronde vibrait, et avec elle une bouteille de whisky, déjà aux trois quarts vide. Le personnage m’intriguait. J’étais venu dans cet établissement sans idée précise : trouver de l’inspiration j’imagine, mais aussi, si le hasard m’aidait, récolter quelques tranches de vie… d’un autre. À court d’inspiration, je tournais à vide. Ce type effondré m’apparaissait comme une promesse de récit : un catalogue d’impressions personnelles dans lequel je pourrais commander un peu de vécu. Je m’approchai de lui, posai ma main sur son épaule… Je remarquai alors qu’il était torse nu. En plein hiver ? Il releva la tête; rouges et boursouflés, ses yeux avaient plongé depuis longtemps dans un océan de larmes.

« Vous voulez un peu de compagnie, l’ami ? murmurai-je sur un ton neutre.
– C’est maaa faute ! pleura le gros homme en guise de réponse, faisant osciller sa table de dangereuse manière. Je suis finiii ! »
Je tapotai son épaule, tentant de le réconforter par la chaleur de ma paume.
« Racontez-moi ce qui ne va pas… Si ça peut vous soulager. »
Il me regarda avec une expression de douleur éternelle. Pourtant, il semblait déjà moins malheureux, comme si d’avoir attiré mon attention l’avait déjà délesté d’une portion de ses soucis.
« Vous êtes sûr ? fit-il. Vous écouterez jusqu’au bout ?
– Oui, le rassurai-je fermement. Je vous suis toute ouïe. »
Il renifla, se redressa en posant ses coudes sur la table et croisant ses énormes paluches.
« Ne vous moquez pas de moi, mais je dois vous faire d’abord une confidence.
– Continuez…
– Vous comprenez, je ne suis pas comme vous autres, simples flammèches de l’absolu : je suis un génie.
– Oh, vous êtes un inventeur ?
– Non non ! Un djinn, comme celui d’Aladin. Un génie, quoi. »

Je le considérai quelques instants, incrédule, puis tentai de jouer les blasés. Si ce type se prenait pour une créature magique, il serait certainement plaisant de décortiquer ses mensonges, d’analyser sa psychologie.
« D’accord, rétorquai-je. Vous êtes un génie.
– Vous ne me croyez pas !
– Avouez que c’est difficile. Mettez-vous à ma place. »
Il se leva, me bouscula pour que je prenne son siège. Je réalisai qu’il était vêtu d’un pantalon moulant à rayures blanches et bleues.
« Peu importe, continua-t-il. Je ne m’attends pas à ce que vous pensiez que je suis sain d’esprit. Vous autres, flammèches, ne croyez plus en rien.
– Ne m’insultez pas, l’ami. Après tout, j’ai fait l’effort de vous aborder.
– Certes, certes…
– Racontez-moi donc pourquoi vous êtes si triste. »

Mon gras interlocuteur repartit dans une crise de larmes. Ses sanglots se tarirent cependant après quelques minutes.
« Il faut d’abord que je vous explique comment l’affaire a débuté, lâcha-t-il enfin en reniflant. Ma lampe avait été abandonnée dans un jardin par mon précédent propriétaire. Il avait eu son troisième vœu et n’était pas intéressé par les antiquités. Bref, ma demeure a été découverte par une jeune fille ; Carole qu’elle s’appelait.
« Elle avait neuf ans. Un vrai sucre d’orge taillé dans de la chair de chérubine ! Avec de charmantes petites boucles brunes et des joues bien roses. Je pouvais voir sa frimousse par le tuyau prévu pour la mèche de ma lampe. Et je trépignais d’impatience : qu’elle m’invoque au plus vite ! Qu’elle frotte le corps de mon habitat, nom d’un chien ! Elle n’était pas encore ma maîtresse que j’avais déjà été séduit. »

Pendant les quelques instants de silence qui suivirent, je réfléchis à ce que l’individu venait de m’apprendre. Si je considérais qu’il était fou, mais que tous ses délires fantaisistes recelaient une part de vérité, je commençais à discerner une singulière histoire ; un récit dont le fond ne me plaisait guère. Certes, il y a des choses que je comprends mal, surtout dans la sexualité de mes contemporains. Néanmoins, tant que cela ne concerne que des adultes consentants, je ne m’estime pas le droit d’être juge en la matière. Je décidai pourtant de le laisser poursuivre ; si j’avais le moindre doute quant à la teneur de cette affaire, je quitterais l’endroit sur le champ.

« Et enfin le miracle s’est produit, reprit mon gros interlocuteur, la voix tremblant d’émotion. Elle m’a porté dans sa chambre puis, en affichant une adorable moue de dégoût, s’est mise à caresser ma demeure avec un petit chiffon de coton. Un, deux, trois. V’lan ! Vous savez, c’est comme décapsuler une bouteille de bière après l’avoir bien secouée. L’énergie magique tourne et virevolte dans la lampe, provoquant des éclairs colorés, de la fumée phosphorescente et des petits “Pop !”, jusqu’à ce que la pression finisse par m’expulser de mon habitat.
« Je me suis donc retrouvé là, flottant devant un petit bout de chou aux grands yeux bleus écarquillés. Elle m’a sorti un truc du style : “Ouah ! C’est ‘achteuh cool, ce truc !”. Puis elle a retourné la lampe dans tous les sens et a ajouté : “Ben non, y’a pourtant pas marqué Disney”…

« Là, j’étais un peu vexé. Ces jeunes générations sont si blasées ! Enfin, métier oblige, je me suis raclé la gorge afin de capter son attention. Je n’avais pas dit trois mots de mon petit discours habituel que, déjà, elle regardait par la fenêtre, intriguée par un merle qui venait juste de se poser de l’autre côté de la vitre. J’ai claqué des doigts, ai repris mon introduction… Elle s’est mise à parler à l’une de ses poupées ! Au bout de dix minutes de ce manège, j’en ai eus ras-le-bol. J’ai opté pour le plan d’urgence : je lui ai chanté ce que je voulais lui communiquer. Et je hais la chanson !
« Il n’empêche, ça a marché. Elle a tout compris, m’a même applaudi, en a redemandé.
Au bout de la cinquième fois, elle en a quand même eu assez. Elle s’est exclamée : “Pourquoi que tu ressembles à Obélix ?”. Comme je ne savais pas de qui elle parlait, je lui ai débité des âneries sur la métempsychose transactionnelle. Évidemment, elle n’a rien compris, mais elle aimait tellement la musique qu’elle s’est mise à reprendre le refrain avec moi… Bref, entretemps, Carole avait oublié sa question. Je lui ai rappelé qu’elle avait trois vœux à formuler. En première requête, elle a demandé à disposer d’autant de souhaits qu’elle le désirait.
– Pas bête…
– À neuf ans ? éructa-t-il, tout rouge. Cette petite peste joue encore à la poupée et elle essaie de m’arnaquer ! J’étais furieux. Je ne le lui ai pas montré, en bon professionnel, mais c’est là que l’idée a germé.
– L’idée ?
– Peu importe. Carole a réfléchi quelques instants, puis elle a lâché : “Okay, j’en ai marre d’Artahé – c’est mon ours –, je veux un tigre.” Sur le coup, j’ai un peu tiqué : une gamine avec un fauve ? Et puis, je me suis dit que ce n’étaient pas mes affaires. Ses parents auraient dû mieux l’élever…
– J’imagine qu’elle voulait un animal en peluche. »
Le génie – je commençais à penser à lui en ces termes – me fixa, bouche bée. Des larmes commencèrent de nouveau à perler de ses grands yeux gris.
« Bien su-u-ûr ! sanglota-t-il. J’aurais dû y penser…
– Vous lui avez donné un tigre vivant ?
– Ben oui… Enfin, tout n’est pas si simple. Vous comprenez, lorsqu’un maître fait un vœu, le génie doit remplir tout un tas de formulaires afin que la transaction soit enregistrée par le Bureau des Normes Paramagiques. Chaque transfert d’énergie est inscrit dans un livre, afin que les principes de conservation de la matière puissent être respectés. Tout cela se déroule hors de votre temps, bien sûr. Bref, comme j’étais sûr que la petite morpionne tentait de me manipuler, j’ai marqué : “Libérer mon génie” sur la ligne correspondant à l’objet du vœu.
– Parce que votre Bureau ne contrôle pas les demandes ?
– Oh que si, mais avec Carole, je savais qu’ils auraient du mal à vérifier la validité du document : elle était incapable de se focaliser sur ce qu’elle désirait. Si je jouais finement, je pouvais échapper à mon calvaire et m’en tirer avec de simples téléportations – c’est le seul pouvoir qui nous reste quand on est libérés. Ce que j’ai fait, d’ailleurs. J’ai localisé un zoo mal entretenu possédant un tigre miteux. Un petit “Abracadabra !” pour la forme, et hop, la gamine a eu son fauve. Au début, elle était toute contente, elle s’est amusée un peu avec lui, puis elle a commencé à se plaindre : “Il a mauvaise haleine et il perd sa fourrure !”. Attirée par le bruit, la grande sœur de Carole est entrée dans la pièce. C’était une adolescente, assez laide, habillée de vêtements déchirés et bardée d’anneaux métalliques. Je me serais cru revenu au temps des Celtes… »
C’est à cet instant que je remarquai ses longues tresses rousses. Je n’y avais guère fait attention jusque là parce qu’elles passaient par-dessus son épaule droite puis derrière la table. La cohérence d’un tel fantasme irrationnel m’impressionna plus encore.
« Lorsque la boutonneuse m’a vu, poursuivit le génie, elle a commencé à menacer Carole des pires maux. Je crois qu’elle me prenait pour un pervers tentant d’abuser de l’innocence de sa petite sœur. C’est fou ce que les gens peuvent projeter leurs propres cochonneries sur les actions des autres. »

Il s’interrompit pour laisser encore quelques larmes, tandis que je m’efforçai de ne pas grimacer, touché au vif par sa remarque.
« Enfin, elle a vu le tigre. Et…
– Et ? insistai-je, alors que je commençais à perdre patience devant la longueur de cette dernière crise de larmes.
– Elle est morte. Crise cardiaque.
– Vraiment ? ironisai-je, puis je me mordis la langue, tout à coup inquiet d’avoir affaire à un meurtrier. Je veux dire : Carole n’a pas bronché ?
– Pas vraiment. Elle pensait que sa sœur s’était évanouie. Puis elle en a eu assez d’être enfermée dans sa chambre, alors elle a pris sa poupée préférée et est allée dans le jardin. Me laissant seul avec le tigre et le cadavre… Lequel a disparu assez vite, d’ailleurs.
– Vous l’avez téléporté ailleurs ?
– J’aurais dû, hein ? Le génie poussa un douloureux soupir. Non, cette saloperie de tigre l’a mangé. J’ai quand même fait disparaître les ossements ; mais il y avait des bouts d’os et du sang partout sur les jouets, les poupées, la jolie couette rose. Partout. Un peu plus tard, Carole est revenue dans sa chambre. Cette fois, elle s’est mise à paniquer. Elle m’a demandé de renvoyer le fauve d’où il venait, ce que j’ai accompli prestement. Puis elle a voulu que je fasse revivre sa sœur. Bien sûr, c’était impossible.
– Vous lui avez dit la vérité ?
– Non, marmonna mon interlocuteur, les yeux toujours embués. J’ai trouvé un sosie de la grande sœur, dans un établissement psychiatrique. Je me suis dit que, de toutes façons, les adolescents traversent toujours des crises de folie, alors une vraie folle ferait bien l’affaire…
– Vous aimez jouer avec le feu, dirait-on.
– Pas vraiment. Je ne réfléchissais plus. Il me fallait des solutions immédiates. La nouvelle grande sœur était plongée dans un état catatonique. Ce que je ne savais pas, c’est qu’elle en sortait dès qu’on prononçait le mot “tigre” auprès d’elle.
– Hum, je vois. Et le soir, quand les parents sont rentrés, elle a assassiné toute la famille.
– Non, elle a accusé Carole de l’avoir kidnappée. Enfin, je pense que c’est ce qui s’est passé. Moi, j’étais parti depuis longtemps. Carole m’avait remercié, puis elle avait emmené ma lampe dehors pour aller la jeter dans un autre jardin. J’en ai profité pour me transporter en Bretagne, ma terre natale. Une semaine plus tard, alors que je savourais ma liberté dans un village ô combien pittoresque, j’ai entendu une conversation entre deux commères du coin. En temps normal, dès que quelqu’un s’approche de ma cachette, je m’enfuis. Il n’y a que dans les villes où l’on ne me prend pas pour un fou, allez savoir pourquoi.
– On a vu pire, j’imagine.
– Les commères, donc, parlaient d’une abomination commise par une fillette. Je n’ai pas eu besoin d’entendre le prénom Carole pour comprendre à qui elles faisaient allusion. La gamine, prétendaient-elles, avait été mise en maison de correction. Je suis revenu ici pour essayer de la faire libérer mais personne ne m’a pris au sérieux.
– Vous auriez pu la transporter ailleurs, non ? »

Le gras individu me regarda, une lueur d’espoir dans les yeux. Le visage illuminé, il se leva et partit sans un autre mot. Je restai assis, frustré de n’avoir pas réussi à extraire la vérité des propos délirants du “génie”. Je me sentis également stupide lorsqu’un serveur me présenta la note de mon compagnon, un nombre à trois chiffres…
Je rentrai chez moi, grommelant entre mes dents. Je passai devant la loge de la concierge ; il y avait de la lumière chez elle. C’était surprenant, à cette heure, car elle avait tendance à se coucher très tôt. De fait, je la connaissais mal. Je me levais tard et, de toute façon, je me méfiais des gens de son espèce. J’entendis clairement une voix brailler :
« C’est a c’t’heure-ci que tu rentres, bon à rien ?
– Mais mon hirondelle…
– Pas de mais qui tienne ! Oh, et puis tu pues l’alcool ! »
La dispute continua ainsi. Je restai immobile dans la cage d’escalier. C’était trop beau : du vécu, bien gras et vibrant d’émotion. Malgré moi, je commençai à enregistrer dans ma mémoire le dialogue en cours. La seconde voix me semblait vaguement familière, mais je ne faisais attention qu’au contenu de l’échange. J’allais m’asseoir sur les marches lorsque mon sang se glaça.
« C’est quoi, cette gamine ? Me dis pas que tu as encore fait la sortie des écoles ! »
Je venais de reconnaître la voix du mari. Sans faire de bruit, je partis vers mon appartement. Je perçus bien un rugissement, mais je tentai de penser à autre chose. Je me barricadai chez moi, pris quelques somnifères et m’endormis.
Parfois, je préfère mes rêves à la folie des autres.

lampe génie 1

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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