Décroissance dure, dictature douce de Christian Grenier

Christian Grenier nous ravit depuis le début des années 70 avec ses très nombreuses incursions tentaculaires de gentil octopus dans les littératures et tous les domaines de l’imaginaire et du policier pour la jeunesse en tant que romancier, novelliste, anthologiste, essayiste, directeur de collection, scénariste de BD et de films d’animation, auteur de pièces théâtrales.
C’est un touche-à-tout inspiré comme le qualifie Claude Ecken.
N’ai-je rien oublié ?
Les enquêtes de Logicielle, un cycle de romans policiers informatiques, comptant aujourd’hui 11 tomes, insufflée par défi par sa fille Sophie qu’il y a mise en scène, est une série largement plébiscitée par le jeune lectorat.

Récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire catégorie Jeunesse en 1989 pour Le Coeur en abîme et en 1998 pour Le Cycle du Multimonde qui contribuent, s’il le faut, à le consacrer « Monsieur Science-fiction jeunesse » comme le dit Denis Guiot, il a fait une excursion remarquée et remarquable hors de son et notre domaine de prédilection avec un roman autobiographique L’Amour pirate chez Rageot en 2012 (Merci Ma Dame Annette, inspiratrice discrètement omniprésente).

 photo christian grenier

http://www.noosfere.com/grenier/
Vous pourrez trouver sur ce blog toute la bibliographie (impressionnante) du Monsieur à la rubrique Tous les livres.

Et je vous invite à retrouver l’Ami Christian au salon Scientilivre à Labège
les 18 & 19 octobre prochains.
http://www.deliresdencre.org/index.php?option=com_content&view=article&id=65:accueil-scientilivre&catid=41:general&Itemid=57

La nouvelle qu’il nous offre a été publiée en 2010
dans le N°478 des Cahiers pédagogiques
sur le thème « L’éducation au développement durable : comment faire? ». Merci Christian !

Décroissance dure dictature douce

Boss pianota sur le digicode et la porte blindée s’ouvrit.
— Entre, Jonas ! m’encouragea-t-il. On ne te trouvera jamais ici.
Jusqu’ici, je n’avais jamais entendu parler de ce vieux parking souterrain désaffecté niché sous l’Arc de Triomphe.
D’abord, l’odeur me saisit à la gorge. Ou plutôt les odeurs : celles de cigarettes et de gaz d’échappement, puis des relents mystérieux et âcres… des fumets inconnus ou oubliés.
Je distinguai un immense local bas de plafond, mal éclairé par des néons. Dans un brouhaha assourdissant grouillait là une étrange foule. Il y avait surtout des hommes, mais les visages étaient souvent dissimulés sous des masques. Pourquoi Joss ne m’avait-il pas suggéré d’en porter un ? Au-dessus d’une longue table, garnie comme pour un banquet, une inscription clignotait :
AMI, ACCÈDE ICI
À TOUS LES INTERDITS !

Les angles du parking avaient été aménagés en salles de projection. Dans l’un d’eux, des spectateurs fixaient, fascinés, un film d’horreur – ou de guerre. Des corps tombaient, déchiquetés, dans un carnage sanglant et effréné. Plus loin, un gros plan affichait de dos un chanteur braillard du XXe siècle armé d’un micro ; des milliers d’admirateurs l’acclamaient en arrière plan.
—  Elvis Presley ? Johnny Halliday ? risquai-je.
— Non, Hitler ! rectifia Boss avec mépris. Allez, viens manger !
Il m’entraîna vers la table et dut piler sur place pour éviter un 4×4 rugissant. L’engin était suivi d’une Harley Davidson pétaradante. Son pilote était un élève de mon collège, hilare et dépourvu de casque, habillé d’un treillis. Boss m’expliqua en riant :
— Ils se poursuivent. Il faut faire gaffe, Jonas. Ici, tout est permis !
L’endroit était dangereux, Boss ne me l’avait pas dit. Mais passer deux heures à risquer sa vie devait aussi faire partie du plaisir.

Jouant des coudes, il nous fit prendre place parmi les dizaines de convives qui se goinfraient. La plupart fumaient en mangeant. Tous avaient une arme posée près de leur assiette ou accrochée à leur chaise. Je reconnus un Magnum, un Lüger, le canon d’une Kalachnikov… Désignant une marmite fumante, Boss me jeta :
— Qu’est-ce que tu attends, Jonas ? Sers-toi !
Il piocha un morceau de chair rougeâtre qui dégoulinait de sauce. Réprimant une nausée, je demandai :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du bœuf ou du veau. Tu préfères du lapin. Du poulet ?
L’image de ces animaux me traversa l’esprit. Des êtres vivants et sensibles qu’on avait nourris. Fait grossir. Élevés en batterie.
— Allons, mange ! Nos grands-parents se nourrissaient ainsi, Jonas. Dis-toi que le pouvoir nous a influencés, conditionnés !
— Exact, dit une voix familière. La société modèle toujours notre mode de vie. Celle d’hier comme celle d’aujourd’hui.

La jeune fille assise face à nous arracha alors son masque. C’était Liz, la tutrice de la classe de notre collège.
Stupéfait et terrorisé, je me levai en renversant ma chaise.
— Inutile de fuir, Jonas. Eh bien Boss, tu ne manges pas ta viande ?
Elle brandit un biper. La porte du parking s’ouvrit ; aussitôt en surgit une horde de gardiens de l’ordre en uniforme.

Dans la salle, un mouvement de panique créa la confusion. Ecrans et néons s’éteignirent. Les lueurs de projecteurs jaillirent, piégeant les fuyards qui couraient vers les issues de secours.
— Toutes les sorties sont bloquées, avertit Liz. Sortez donc de votre taupinière un par un. Et livrez vos identités.

Penauds, les participants défilèrent en retirant leur masque. La plupart avaient dépassé la cinquantaine. Cigarettes, victuailles, armes et véhicules furent confisqués.
— Des nostalgiques de l’ordre ancien, soupira Liz en grimaçant.
Elle me toisa d’un œil sévère. J’aurais voulu rentrer sous terre. Cette fille de dix-huit ans possédait une intelligence, une indulgence et une sûreté de soi qui m’impressionnaient.
Je crois bien que j’étais amoureux d’elle.
Je bredouillai :
— Je… tu savais que je viendrais ici ?
— Bien sûr, Jonas. Voilà des semaines que je te surveille.

Elle fit signe à Boss de partir et désigna les lieux désertés.
— Ton copain nous a permis de découvrir ce local. Désolé, mais tu nous as servi d’appât. Rassure-toi : je ne te blâme pas d’être attiré par tous ces interdits…
Pour masquer ma honte, je me rebiffai :
— Écoute Liz, les lois sont devenues si ridicules ! Pourquoi…
Cinglante, elle me fusilla du regard et lança :
— Pourquoi on ne mange plus de viande ? Je te l’ai expliqué mille fois ! Sur notre terre, en 2100, avec dix milliards d’habitants, la viande est devenue un luxe scandaleux. Pour obtenir un simple steak, il faut quarante fois la superficie permettant de cultiver les céréales d’un repas. Sans parler d’une forme d’assassinat.
— Ce sont des animaux, Liz, pas des hommes !
— De plus, consommer des protéines animales nuit à la santé.
— Mais c’est MA santé, Liz !
— Erreur, Jonas. Malade, tu seras à la charge de la société.
Elle toussa et dissipa de la main les vapeurs stagnantes.
— Autrefois, on a fini par légiférer pour empêcher les gens de fumer. De se tuer sur les routes. Aujourd’hui, ces précautions sont devenues des obligations. Parce que la planète est à l’agonie, Jonas. Et que la société a changé !

Ce n’étaient plus là des jugements ou des opinions, mais la réalité. A la fin du XXIe siècle, avec le changement climatique, la hausse des températures – et de l’océan – la désertification, la raréfaction de l’eau potable, la quasi disparition des énergies fossiles et l’apparition de maladies nouvelles, les pays industrialisés avaient été submergés par trois milliards de réfugiés. Ces désespérés accusaient les nations riches d’avoir pillé la planète, imposé et encouragé un modèle de vie qui avait appauvri les plus démunis et mené le monde à sa perte.
Un gouvernement mondial avait pris en main le destin de l’humanité. Il n’était plus question de démocratie mais de survie. A moins que les deux milliards d’individus les plus favorisés fassent la guerre, ferment leurs frontières, et tuent, directement ou non, huit autres milliards d’êtres humains.

Je crus bon de répéter, comme une leçon bien apprise :
— Les coupables, c’est l’économie de marché et leurs prophètes ?
— Non, rectifia Liz, c’est la pauvreté et le sentiment d’injustice. Ce sont eux, les vrais responsables de la délinquance et des conflits ! Mais en encourageant la croissance et le profit, une forme d’économie a pris le monde entier en otage. L’objectif de consommer toujours plus n’est pas viable avec un monde fini.
— La pauvreté ? Pas simple à éradiquer !
— Détrompe-toi. Vers l’an 2 000, l’équivalent financier d’une seule journée de consommation d’ice cream aurait suffi ! Du moins en théorie. Parce que le système serait resté le même.
— Tout de même, Liz, pourquoi n’est-il plus possible de voir ces films d’action, ces émissions avec des stars ?
— Une forme malsaine d’admiration qui vire souvent à l’idolâtrie. Le succès grise trop, Jonas ! Avec la gloire viennent la fortune et l’impunité. Puis la volonté de puissance.
Aujourd’hui, un malfrat ne peut plus être un héros. Encore moins le dirigeant d’un pays.
Je savais que les responsables planétaires étaient moins payés que les travailleurs ordinaires. Même les artistes reconnus ne gagnaient pas leur vie mieux que les autres. Aujourd’hui, on ne pouvait plus cumuler gloire, richesse et pouvoir…

Liz me fit sortir du parking. Puis elle se tourna vers moi et sourit.
— Ton copain Joss n’a pas sur toi une très bonne influence !
— Je… je n’ai plus le droit de le fréquenter ?
— Si ! Quand il aura purgé sa peine, continue de discuter avec lui.
— Et moi ? Est-ce que je serai condamné.
— Bien sûr, Jonas.
— A combien ?
— Quelques jours de travaux d’utilité publique, je suppose.
Les prisons ayant disparu, c’était là le tarif ordinaire : aider dans les hôpitaux, les hospices. Soulager le sort des vieillards, des gens malades ou isolés. Se mettre au service d’autrui, côtoyer la douleur et la mort, cela permettait de réfléchir.
Une fois arrivé à l’air libre, je sentis l’haleine familière du vent.
Il tombait sur les Champs Elysées une pluie fine, tenace et tiède.
Le vent.
La pluie.
Sauf en été, où la chaleur approchait cinquante à l’ombre, le vent soufflait en permanence. Chaque jour ou presque, il pleuvait.
Avant de mourir, grand-père m’affirmait que dans sa jeunesse, il arrivait qu’il n’y ait pas de vent. Et qu’on avait parfois une semaine sans pluie. Il me parlait des pôles, des glaces, de ces animaux qu’il avait connus et qui avaient disparu.
— Jonas ? me glissa soudain Liz à voix basse. A quoi penses-tu ?
— Au monde d’hier, murmurai-je, la gorge serrée. A la Terre dont nous aurions pu hériter.
— Nos ancêtres en ont profité, abusé. Faute d’opter à temps pour la décroissance douce, ils nous ont imposé une petite dictature.
— Oui, dis-je avec amertume. Et la décroissance dure.

 

 

 

 

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

3 commentaires à propos de “Décroissance dure, dictature douce de Christian Grenier”

  1. Merci kti ! J’ai de très bons souvenirs de ses livres des années 75/80 … quand j’ai commencé à lire vraiment ;), en particulier La mort de la terre et Cheyenne 6112 / Une squaw dans les Etoiles …

    • C’est notre Christian qu’il faut remercier Jean-Marcounet. Chouette texte, n’est-il pas ? Je vais lui transmettre ton commentaire, nul doute que ça lui fera grand plaisir. Poutous

    • Merci, Cher Jean-Marc, pour cette réaction ( et ce compliment )
      Tout cela ne me rajeunit pas puisque Cheyennes 6112 est sorti… en 1974, il y a quarante ans – mais oui… Il a longtemps été réédité chez Gallimard et il n’est plus en vente… mais il vit encore dans les esprits, la preuve !

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