Palimpseste d’Arnaud Dollen – II

Alors, on attendait la suite ? La voila, réjouissez-vous !

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Palimpseste – II

Je débouche dans un long couloir courbe, sans début ni fin. Lumière artificielle, sans ombre. On est toujours à l’intérieur de l’hôpital. Pourtant je perçois la présence d’une forêt : une senteur de résine et de terreau, le frisotis du feuillage et le craquement des branches, la fraîcheur humide de l’air. L’odeur provient d’un espace dégagé sur lequel s’ouvre le couloir. Me sentant hésiter, Athias passe devant. Plutôt que de le suivre, je traverse le corridor pour satisfaire ma curiosité.
Je découvre un gigantesque arbre planté en plein milieu de l’immeuble. Un séquoia, je dirais, d’après l’énorme tronc interminable paré d’un vaste branchage conique. Son écorce rougeâtre n’est visible que par intermittence, tant le feuillage d’aiguilles est dense. D’où je me trouve, on doit être au quarantième étage. Penché à la balustrade, j’ai besoin de me démancher le cou pour prendre la mesure de cet empereur du monde végétal. Mon corps craque de partout, soufflant sur les braises de mes douleurs articulaires, mais le spectacle est à la hauteur du prix à payer. L’arbre est si imposant qu’il occupe à lui seul tout l’espace. Le bâtiment est construit autour, lui faisant écrin. Les innombrables étages sont conçus comme autant de plateformes d’observation ouvertes sur l’espace intérieur. Leur forme s’adapte à la ramure du séquoia géant, d’où les lignes courbes des couloirs. Pour qui a vécu comme moi au siècle du bouleversement climatique, c’est une réelle émotion que de voir ainsi réconciliées les plus imposantes créations de l’Homme et de la nature.
Je sais qu’il ne faut pas m’éterniser. La priorité pour l’instant, c’est de garder le contrôle de la situation. C’est moi qui dois donner le tempo à Athias. Je décide malgré tout de m’accorder encore un petit moment d’émerveillement en interrogeant mon guide.
« Je me trompe ou les aiguilles scintillent ?
– C’est exact. Hypérion est le bio-ordinateur central de l’hôpital. Chaque aiguille contient l’historique médical d’un patient. Le scintillement que vous percevez signifie qu’un dossier est consulté. Hypérion a joué un rôle majeur dans l’éradication des affections.
– L’éradication ? Plus personne ne tombe malade, vraiment ? Dans ce cas, pourquoi avoir besoin d’un hôpital ?
– Malgré les normes de sécurité drastiques en vigueur, les accidents demeurent une réalité. Sans compter l’incroyable inventivité du vivant à trouver de nouveaux moyens de se supprimer lui-même. »
J’en reste pantois : après l’argent et le pouvoir, voici que la maladie a elle aussi été vaincue. Sauf à considérer qu’Athias m’a menti, ce monde ressemble à une abstraction. Il y a forcément un piège quelque part, du genre des petits astérisques dans les contrats d’assurance.
Je fais claquer ma paume sur la balustrade pour signifier la fin de la récréation, puis je passe devant Athias, habitué à agir en meneur. J’arrive à donner le change tant que nous traversons les couloirs. Je parviens même à faire passer Athias pour un simple liftier lorsque nous empruntons un ascenseur aux parois transparentes. En revanche, mon apparente autorité s’évanouit quand nous sortons de l’hôpital.
« J’y crois pas, on est sur Tatooine ou quoi ? »
Le spectacle qui s’offre à moi est à ce point stupéfiant que ce sont les seuls mots qui me viennent. Deux soleils brillent au-dessus de l’horizon. Le plus bas, d’un rouge très sombre, est énorme. L’autre, nettement plus petit, étincelle d’un éclat aveuglant qui interdit toute observation directe. Un double anneau de débris traverse le ciel, scintillant avec une variété de couleurs qui m’émeut davantage qu’aucune œuvre d’art. J’en ai le souffle coupé. Ravivés par mon émerveillement, de vieux souvenirs remontent à la surface, ou plutôt d’anciennes sensations. Celles d’un gamin longtemps privé de la magie de Noël. Chaque fin d’année j’espérais ressentir la joie de déballer un cadeau, même symbolique. Ce ne fut jamais le cas, à cause de… d’une marâtre, de parents trop tôt disparus ? — les détails m’échappent encore. De toute mon enfance, je n’ai jamais goûté pareille allégresse. Jusqu’à aujourd’hui. Il m’a fallu attendre trente-sept ans — des siècles, même ! — pour goûter ce bonheur. Et quel cadeau ! Deux joyaux lumineux emballés dans le papier bleu du ciel, décoré par un ruban de roches et de glace. Magique…
Participant à la féerie du moment, une fragrance de fleurs flotte, purgée des habituels relents de gaz d’échappements. Son parfum est si riche qu’il se diffuse jusqu’à mes papilles. Un air délicieusement chaud, tempéré par une brise printanière, caresse ma peau. J’en profite d’autant mieux que le silence est presque complet. Tout est bien trop calme pour une grande ville ; je n’entends même pas le tumulte de la circulation.
« Il se trouve que non, Eric : notre planète ne s’appelle pas Tatooine. »
Je me retiens de frapper Athias pour me pourrir ce moment de grâce avec son commentaire idiot.
« Une géante rouge, cela signifie que votre soleil est en fin de vie, si je ne m’abuse. Ce n’est pas bon signe pour la suite ça, non ? » C’est mesquin de ma part, mais cette petite vengeance me fait du bien.
« Rassurez-vous, l’étoile ne doit sa taille apparente et sa teinte qu’à la sphère de Dyson qui l’entoure. C’est entre autres pour pallier la perte d’ensoleillement due à l’encapsulation qu’a été créé Aton, le petit soleil artificiel que vous voyez. Ce dernier fait également office de relais au couplage inductif par résonance qui permet de récupérer l’énergie de l’étoile principale captée par la sphère de Dyson. Malheureusement, les contraintes structurelles présidant à sa construction ont conduit à une masse proche de notre lune. Il a donc fallu la détruire pour éviter toute collision, d’où l’anneau planétaire que vous pouvez observer. »
Ça m’apprendra à faire le malin. C’est encore plus dingue que si on était vraiment sur Tatooine. Ce ciel ahurissant suggère une maitrise technologique qui tient autant du génie que de la folie.
« Le temps, il est toujours aussi agréable ?
– La météo du jour est l’objet d’une consultation populaire via la noosphère, puis contrôlée grâce à Aton. » C’est dingue ! Où s’arrête leur emprise, quelles en sont les limites ? « Donc oui, les conditions climatiques sont le plus souvent agréables, poursuit implacablement Athias. Par ici je vous prie. »
Il reste à descendre un escalier aux paliers ponctués de bandes forestières. Médusé, je traverse cette succession de sous-bois avec l’impression de visiter les jardins suspendus de Babylone. Ce n’est qu’une fois sur le trottoir que je réalise combien mes jambes sont à la torture. Je me retiens d’agonir Athias qui prétend mon corps préparé de longue date au réveil, mais ce serait avouer ma faiblesse. Hors de question !
Parvenu en bas, ma lassitude physique contraste avec la vitalité des citadins qui encombrent la rue. La plupart des gens sont pressés et optimisent leur trajet, mais nombreux sont ceux qui s’interpellent et bavardent tranquillement au milieu d’enfants qui se courent après en riant. D’autres s’arrêtent devant des sortes de distributeurs, d’où ils repartent avec de la nourriture ou quelqu’objet. Athias m’a parlé du libre accès aux besoins essentiels, il ne m’a visiblement pas menti, même si rien ne dit que le service est gratuit. Parfois, des passants s’arrêtent pour aider autrui ou prêter main forte sur un chantier, tandis que d’autres offrent des spectacles de rue devant un public souvent enthousiaste.
De petits disques plats volent en silence à quelques mètres du sol. Trois-quatre passagers maximum peuvent y monter, le futur a visiblement enterré les transports en commun. Ils décollent et atterrissent depuis des bornes enterrées où seul le disque supérieur affleure. C’est vers l’une de ces bornes qu’Athias me conduit pendant que je découvre la ville.
Comme à mon époque, le boulevard est bordé de gratte-ciels, témoins de la conquête frénétique de l’espace, mais la ressemblance s’arrête là. A l’image de l’hôpital d’où je sors, les immeubles s’harmonisent avec la nature. Un peu dans l’esprit des temples cambodgiens ensevelis sous les arbres, des façades entières sont couvertes de cascades de végétation. D’autres, vitrées sur plusieurs hectares, reflètent le double coucher de soleils, irisant ses mille variations de rouge. Un immeuble aux étages débordant de tous côtés ressemble à une montagne de crêpes empilées à la va-vite. Un autre évoque une fleur dont la vaste corolle accueille des centaines de passagers sur leurs disques magnétiques, tandis que la tige supporte des bulbes de verre qui sont autant de quartiers d’habitations. Des passerelles s’étirent entre les bâtiments, semblables à des lianes. La plupart sont piétonnes, quelques-unes sont réservées à un téléphérique fuselé. Partout, des loggias verdoyantes, des balcons fleuris, des terrasses boisées. Une vraie cité-forêt.
L’ensemble dégage une superbe harmonie, au même titre qu’Hypérion au sein de l’hôpital. Ebloui, je me surprends à choisir mon futur appartement.
« Si vous voulez bien vous donner la peine. » Athias rompt une nouvelle fois le charme en me désignant la borne. Décidément, il doit avoir un don.
« Comment s’appellent ces engins ?
– Des disques à lévitation par électromagnétisme cinétique, plus communément appelés DALEC.
– Sérieux ? Si vous le dites, Docteur… »
Je monte sur la plateforme, m’installant d’autorité au centre. Athias, lui, cale ses bottes sur une partie articulée en périphérie du plateau. Mains dans le dos, pieds légèrement écartés, posture détendue, il joue sur la position de son centre de gravité pour piloter l’engin comme un gyropode. Sans qu’aucun moteur ne se déclenche, sans même la moindre vibration, le DALEC s’élève dans les airs jusqu’à dominer la foule. L’engin est parfaitement silencieux, d’une incroyable souplesse. Il me faut sentir le vent glisser ses doigts dans mes cheveux pour me donner une idée de notre vitesse. Les immeubles défilent, d’autres disques nous croisent à toute allure dans une turbulence assourdie. Malgré un léger vertige, je m’approche du bord pour mieux profiter du panorama.
Malgré la longueur du trajet, je ne reconnais rien. Où sont passés les édifices historiques ? Notre-Dame de Paris a survécu pendant mille ans, les pyramides cinq fois plus longtemps, je devrais logiquement tomber sur un bâtiment connu. Mais non, tout semble avoir disparu. Je ne retrouve même pas trace du style architectural de mon époque. C’est là que je réalise à quel point j’ignore où et quand je suis. Ça me déroute. J’ai beau avoir toujours été entreprenant, il me faut des certitudes sur lesquelles m’appuyer. En leur absence, je suis à la fois préoccupé et galvanisé, comme doit l’être un survivant en situation de danger. Je pourrais me renseigner auprès d’Athias, mais aucune de ses explications n’est claire. Il a parlé de trois siècles concernant l’entretien de mon caisson, puis de six cents ans en évoquant LNS… qui me dit qu’il ne s’est pas écoulé des millénaires ? C’est plausible quand on sait que l’Homme est devenu capable de jouer aux Lego avec le système solaire. Quant à savoir où je suis, j’en viens carrément à me demander si je me trouve toujours sur Terre. Les deux soleils et l’anneau de débris tendent à prouver le contraire, même si je sais que l’une des deux étoiles est artificielle et que la lune a été détruite. Je ne sens aucune différence de pression atmosphérique ou de gravité, ce qui entretient le doute… Non, je dois encore être sur Terre. Sinon, comment et pourquoi mon caisson cryogénique se serait-il retrouvé dans un vaisseau-arche ?
Ces interrogations ne rendent que plus importante ma rencontre avec cette Maruzia. L’entrevue va être difficile, vu le peu d’informations dont je dispose. Athias l’a présentée comme une « autorité morale incontestable ». Avec ça… Je songe une nouvelle fois à l’interroger plus avant, mais j’y renonce encore. Je ferai sans. Qu’importent les difficultés, je suis prêt à redescendre dans l’arène, regonflé à bloc, réjoui d’être dans la position du challenger que personne n’attend.
Revigoré, je toise la foule depuis les hauteurs où m’a porté le DALEC. L’affluence est vraiment massive. Des milliers de citadins se croisent, entrent et sortent des bâtiments, traversent les voies de circulation sans la moindre bousculade ni même un seul engorgement. Une véritable fourmilière, innombrable et étonnamment synchrone. La foule n’est pas pour autant composée de clones comme chez les insectes : hommes et femmes de tous les âges se côtoient, vêtus avec une grande variété de couleurs et de formes, bien que les tons clairs à motifs d’inspiration précolombienne dominent. Malgré cette diversité, rares sont les obèses ou les invalides, même parmi les seniors qui semblent tous en meilleure forme que moi. D’ailleurs, chaque individu a le physique pour incarner à l’écran un membre de la famille parfaite. Apparemment, la médecine a aussi éradiqué la laideur.
Je réalise à quel point je me sens étranger à tous ces gens. Ce sentiment va au-delà du dépaysement d’un voyageur qui découvre une civilisation lointaine. J’ai carrément l’impression d’être entouré d’aliens. Ou plutôt, d’être moi-même un extraterrestre. L’horizon m’a émerveillé, la cité-forêt m’a enchanté, mais mes congénères m’inquiètent. Leur attitude policée, leur plastique parfaite, leur santé éclatante démontrent combien ils ont évolué tandis que je végétais dans mon cercueil de glace. Un autre s’en désespérerait. Moi, j’y vois une formidable opportunité.
Le DALEC ralentit. Droit devant, je repère un édifice élevé construit au centre d’une vaste place. Aérien, très ajouré, triangulaire, il a tout du bâtiment officiel. A tous les coups, c’est là que Maruzia se trouve. Il était temps qu’on arrive. En plus d’être impatient d’obtenir des explications, j’ai besoin de me dégourdir les jambes. Je suis tout ankylosé, à force de rester debout.
Athias s’approche d’une borne identique à celle située devant l’hôpital. Alors que le DALEC effectue un dernier virage devant le bâtiment triangulaire, je découvre que sa façade est percée d’une impressionnante rosace. Une cathédrale ! Aussitôt, un flot de bile incendie ma gorge. Cette première réaction passée, un sourire carnassier fleurit sur mes lèvres. Parfait si cette église me fiche une trouille bleue. Ma mémoire s’entête à ne se rappeler que des détails futiles, j’ai désormais un moyen de lui forcer la main. Ou plutôt les neurones.
« Nous sommes arrivés. » Cette habitude d’Athias à souligner l’évidence, ça m’énerve ! « Laissez-moi vous accompagner jusqu’à Maruzia.
– Non. » Je saute du véhicule dès qu’il s’insère dans la pile. « Je vais me débrouiller seul maintenant. J’en aurai probablement pour un moment, vous pouvez disposer. »
Je regarde Athias droit dans les yeux pour donner davantage de poids à mon ordre. Difficile de le toiser depuis le trottoir alors qu’il est resté sur la plateforme, d’autant qu’il fait une demi-tête de plus que moi. Il me fixe en retour avec une intensité qui m’ébranle. Si je reste immobile, c’est en grande partie à mes articulations rouillées que je le dois. Je connais ce type de regard. J’ai mené des négociations tendues avec des Japonais, où j’en ai croisé de pareils. Athias pourrait me trancher en deux s’il en avait envie, rien de ce que je pourrais faire ne l’en empêchera. Je le sais, et lui aussi. Pourtant il se soumet à mon autorité, comme ces Japonais qui, malgré leur modernité, sont restés des samouraïs fidèles à leur code d’honneur.
Sans un mot ni même un mouvement perceptible, Athias fait redécoller son véhicule en marche arrière. Nos regards ne se quittent pas. Lorsqu’il disparaît derrière un immeuble, je recommence enfin à respirer. Mes épaules craquent au moment où la tension se relâche. Elles se contractent à nouveau comme j’approche de la cathédrale. Mon instinct hurle désespérément combien cette idée est stupide à chaque marche du parvis que j’escalade. Une fois le porche franchi, il s’enfuit au fond de ma tête, terrorisé.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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