Le Pianiste de l’interface de Serge Delsemme

 Serge  Delsemme c’est un personnage, une gueule, une voix et … un écrivain. Trop rare parce que pas vraiment attaché à la publication une fois qu’il avait jeté/distillé ses mots sur des « sous-bocks, des bouts de papier ou de grandes feuilles mal classées et mal numérotées qu’il dactylographiait trop rarement » dixit  Anne Smulders, sa compagne, qui nous fait don en son nom de la nouvelle que vous allez lire .
Ben oui, parce que notre Serge nous a quitté en 2000.
Je vous conseille de retrouver dans le n°19 de Galaxies les hommages de quelques-uns de ses amis (nombreux tant l’homme était attirant et attachant dans son hénaurmité, sa gentillesse, son empathie, sa culture et son talent) pour mesurer ce dont nous a privé la maladie qui l’a emporté. Heureusement, il nous reste ses textes et la mémoire de l’Ami, chaleureusement présente.
Entre humour, ironie, et tragédie et nostalgie, la plume de Serge c’est celle d’un « écrivain de littérature générale égaré dans la SF et le fantastique par hasard » (toujours dixit Anne), mais, bigre avec quel talent !
Le Prix Alain Le Bussy (anciennement Prix Infini) a récompensé sa nouvelle La mer à Ostende (dans Bifrost n°2) en 1996 et Prix Rosny Aîné Voyage organisé la même année  (dans CyberDreams n°3). Une façon d’y voir le grand écart qu’il était capable de faire entre le poignant, l’intime et le tragique et l’hilarante galéjade.

Allez mon Serge, je lève ma chope de jus de houblon pour trinquer avec toi et te remercier , ainsi que ma Dame Anne, pour ce beau texte que tu nous donnes là.

 

Delsemme 2
Serge Delsemme /Crouquet croqué par Fabienne Rose

La biblio de Serge sur nooSFère

Le Pianiste de l’interface

à Eric Donnay, le Grand Ming.

 

Ming chevauchait avec assurance le poney-dragon. La docilité lui avait été inculquée dès sa conception. Quelques ruades à la naissance, pas davantage, sinon sur les premiers pas du parcours. Je me reprochais cette grossièreté de toucher lorsque le cavalier l’avait enfourché d’emblée, alors que j’aurais dû passer plus de temps à le débourrer. Jusqu’à présent, les obstacles s’étaient révélés d’une facilité enfantine à franchir, surmontés avec aisance par Ming et sa créature. Quelques barrières sautées comme à l’exercice, une porte métallique dont le code aurait été découvert par n’importe quelle novice capable de pianoter La prière d’une vierge. Le héros avançait au fil d’un pas rythmé d’une classique sonate de Chopin, l’une de celles que connaissent tous les débutants du Conservatoire, le cœur charmé d’un paysage paisible, y traversant parfois un verger dont il contournait élégamment les arbres fruitiers. Pas même une butte ou une rivière dont la présence aurait signifié difficulté, détour. C’était ce qui m’inquiétait le plus. Il était impensable d’imaginer qu’un système aussi sophistiqué que Freedom se laissât pénétrer comme une motte de beurre. Les embûches devaient n’en être que mieux camouflées, pernicieuses. Forcément, Ming partageait mon angoisse, la communiquait à sa monture dont la propension à renâcler s’accentuait. Ils s’immobilisèrent. Immédiatement, sûr de l’instinct commun, je tapotai quelques notes de la Symphonie du Nouveau Monde, le signal de rupture. Fin de contact.
Plus nerveux que je ne le croyais, je quittai le magnifique Steiner qui occupait les deux tiers du salon de musique et fit le tour de l’écran géant, du câblage qui l’accouplait au piano. Quelque chose clochait, j’en étais certain. Je rejoignis mon commanditaire qui, effondré dans un profond divan de son living, sirotait une mixture inédite. Sans un mot, il me désigna le pianocktail. Monsieur Gemberlé est autant amateur de musique que de littérature et d’alcools forts. C’est d’ailleurs lui qui m’a soufflé le poney-dragon. À tout hasard, j’essayai une version piano de Catherine Howard, du grand organiste Rick Wakeman. Je ne fus pas déçu par le mélange. Après l’avoir goûté, je m’installai dans un fauteuil, face à mon employeur. Celui-ci avait deviné mon irritation, si bien que ce fut plutôt avec une douceur toute empreinte de psychologie qu’il m’adressa ses reproches.
— Déjà terminé ? Vous bloquez ?
Le ton cachait néanmoins mal son impatience.
— Au contraire ! Ca marche trop bien et Ming l’a senti. Le cheval aussi, d’ailleurs.
— Comment voulez-vous qu’une créature virtuelle sente quelque chose ?
Tout à coup, je me sentis las.
— Je vous ai déjà expliqué tout cela et je croyais que vous aviez compris. Je vous rappelle cette découverte fondamentale : à ce jour, un opérateur est à même de pénétrer un réseau en quelque sorte physiquement… quoique je m’exprime mal ; en d’autres termes, l’intensité mentale que dégage son cerveau, surmultipliée par son talent, est assez évocatrice pour que sa présence paraisse physique. Ce qui confronte les cybernautes classiques à un problème insurmontable : l’impossibilité de se connecter en prise directe sur l’interface. À vivre, si vous préférez, leur voyage, j’allais dire leur orgasme, virtuel.
— Vous ne m’apprenez rien. C’est pourquoi j’ai fait appel à vous.
— Alors, pourquoi me poser des questions idiotes ? Laissez-moi continuer, si vous voulez suivre. Un être humain, à l’inverse des IA, n’a la possibilité de se brancher, donc de vivre dans l’univers virtuel qu’à l’aide d’un casque, de lunettes qui font office de caméra et de récepteur, de gants qui restituent grossièrement le sens du toucher et transmettent les impulsions tout aussi imparfaitement. Bref, il ne s’agit, si j’ose dire, que de l’illusion d’une virtualité, d’un fake, d’un faux-semblant, en d’autres termes d’un simulacre de vie cyber. Ce qui frustre les plongeurs, mais, surtout, multiplie les entraves dans leur travail, presque toujours inabouti.
— Et c’est cet inconvénient que vos camarades et vous-même avez réussi à surmonter ?
Je secouai ma longue chevelure.
— Pas des camarades. Des collègues, tout au plus. Plutôt des rivaux. Cela dit, il est vrai que nous ne sommes que quelques-uns à avoir franchi la barrière. Quelques-uns des plus brillants pianistes mondiaux, vous ne l’ignorez pas. Ceux qui ont renoncé à la gloire des salles de concert, aux bravos du public pour vivre intrinsèquement leur passion.
— De l’argent ?
Je ne pus réprimer une moue dédaigneuse.
— Décidément, en dépit de votre vaste culture, vous ne comprenez rien. Sans doute me payez-vous plus que confortablement, bien sûr, mon tarif est élevé, mais les contrats sont rares et j’y gagne moins en une année qu’en n’importe quelle tournée internationale. Sans fausse modestie, à l’heure actuelle, je sais que je serais encore l’objet de constantes sollicitations à l’échelle mondiale… Le talent ! Voilà le véritable ennui. Nous sommes assez forts pour connaître nos limites, mais nous sommes inaptes à créer. Ce talent, au plus haut niveau, n’est rien sans le génie. Celui de Beethoven, de Varèse, de Poulenc, même, que nous n’oserions soupçonner d’approcher. Raison pour laquelle nous sacrifions – fort peu, je le concède – au confort matériel à seule fin d’inventer, de sorte de ne plus nous contenter de reproduire stupidement les merveilles des véritables Grands, pour que notre sensibilité ne s’exprime plus dans une simple interprétation, mais se chiffre au cadran de l’inédit.
Je m’enflammais, incapable de briser ma lancée. Je n’en concevais pas moins, au fond de moi-même, que mon interlocuteur connaissait à présent aussi bien que moi le domaine, que seule une patience polie l’empêchait de m’interrompre.
— Notre sensibilité digitale, voilà ce qui nous permet de contourner l’interface. De mieux nous y fondre, si vous préférez. Nous ne sommes pas des plongeurs, mais des incrustés. Ne souriez pas. Il est vrai que sans ces minuscules diamants incisés dans nos phalanges, l’autre côté nous échapperait. Ce n’est rien d’autre qu’un outil, les pédales de sonorité. Tout comme le clavier de l’ordinateur a été remplacé par un banal alignement de touches, de blanches et de noires, afin de nous aider, non pour que nous puissions donner le meilleur son virtuel. Tout est dans la sensibilité des doigts, dans l’effleurement qui nous jette là-bas, au cœur de la musique.
— Cela ne m’explique pas…
— Oh ! Taisez-vous. Est-il indispensable de reprendre l’histoire à zéro ? C’est vous qui m’avez suggéré le poney-dragon, même si la figure de Ming provient du mélange de nos imaginaires. Dois-je vous rappeler que la différence entre le plongeur et l’incrusté réside dans ce que ce dernier ne peut s’insinuer dans le monde virtuel qu’avec l’appui d’un ou de plusieurs artefacts ? La concentration que lui impose le jeu artistique l’empêche de passer en personne de l’autre côté, à l’inverse des plus minables pirates. Néanmoins, sa création est lui, si bien que Ming et le poney-dragon sont moi. Si j’ai déconnecté, c’est parce que “Je” a informé “Moi” qu’il fallait lâcher la bride, s’arrêter pour réfléchir. Comme une sensation de brûlure passe de votre main à votre cerveau.
— Belle démonstration qui ne nous avance guère. Quand comptez-vous reprendre le travail ?
— Bientôt, j’espère. J’y serais peut-être déjà si vous ne m’assailliez pas de vos remarques idiotes. J’ai besoin d’un temps de réflexion pour éviter les pièges.
— Avec votre demi-création qui broute au milieu d’un univers inexistant dans la genèse duquel vous n’êtes pour rien ?
Je frémis sous l’insulte, mais ce qui naissait en moi me fit taire. Il fallait continuer, maintenant. Aussi me bornai-je à laisser tomber :
— Pour rien ? Pour vingt mille dollars !

*

J’avais l’impression d’avoir appréhendé la subtilité. Après avoir entendu le carillon de contrôle, je me rebranchai. Il n’était évidemment pas question d’effaroucher l’adversaire, aussi me contentai-je de poursuivre ma mélodie de Chopin. Au fil de celle-ci, Ming poussait son animal. Conscient de la force, jusqu’à présent peu discernable, mais probable qui sertirait les verrous Freedom, j’avais construit mon alter ego sur un modèle assez dissemblable du mien : la haute taille, sans doute, mais une carrure beaucoup plus massive, des cheveux clairs coupés à ras et, je ne sais par quel caprice, je l’avais orné d’une moustache pas trop fournie. Son poids avait bien sûr influé sur la conception du poney-dragon qui, pour l’instant, se laissait mener docilement. Une polka succéda à la sonate L’hybride prit le trot alors que s’espaçaient les pommiers. Le sentiment d’incertitude s’accrut : devant Ming paressait une plaine morne, uniforme, à peine velue de quelques touffes d’herbes sèches. Le sol caillouteux ajoutait à la désolation du paysage, dont, pourtant, aucune crainte ne sourdait, ne m’atteignait. Je venais de vérifier que mon héros – ou mon héraut – disposait de réserves d’eau en suffisance pour atteindre les collines boisées, neigeuses dont le liseré s’évanouissait à l’horizon. Voilà une des curiosités du monde virtuel, les nécessités vitales s’y font d’autant plus sentir que vous êtes moins investi dans le personnage. Et si, en revanche, il est particulièrement difficile d’abattre un incrusté par choc en retour extérieur, du moins physiquement, sa création en devient davantage vulnérable ; il vous sera à peu près impossible de sauver votre virus d’une situation périlleuse, de le réactiver à l’endroit où il est tombé ou même de l’y ramener sous sa forme ancienne. Tout un projet et un parcours à réinventer. Je restais décontenancé par l’absence des périls apparents ou supposés qui auraient dû planer sur le cavalier. Une promenade de santé, un peu chaude, peut-être. Il était impensable que Freedom laissât Ming le pénétrer aussi loin sans encombres. Je me mis à maudire l’intuition qui m’avait poussé à reprendre l’aventure sans réflexions plus circonstanciées, même si tout se déroulait sans heurt et paraissait lui donner raison : les problèmes se poseraient plus tard et il faudrait les chercher pour éviter qu’ils ne me surprennent.
J’optai pour Vivaldi. Musique profane. La calme profondeur des tonalités donnait par son ambiguïté de l’amble au poney, lui imposait une avance précautionneuse. Cela paraissait fonctionner. J’embrayai sur la musique sacrée : une franche naïveté qui affermissait l’allure sans qu’elle se départît de sa prudence. Soudain, un essaim de vipères surgit d’un amas de rocailles. C’était trop beau, tellement prévisible. J’enclenchai sur un passage vif des Quatre saisons pour permettre à Ming de tirer de côté sa monture. Par bonheur, je me méfiais, les terminaisons nerveuses à l’affût et un goût d’extase au bout des doigts. Un quart de seconde plus tard, un éclair sulfureux trahit le ciel immaculé, le cassa en deux pour ouvrir sous sa flèche une large ravine parmi la caillasse vers laquelle se déhanchait prestement l’animal. Je dus faire appel à toute ma technique pour glisser sans heurt de la musique renaissance à un tempo de free jazz qui fit se cabrer à temps la bestiole. Ming était sauvé, sans dommage. J’hésitais, la sueur aux tempes, à me déconnecter, lorsque, mû par une impulsion, je choisis de poursuivre d’une valse lente. Sur mes gardes : tout sabotage bien conçu comporte nécessairement un troisième foyer. Freedom était trop subtil pour cela, il préférait laisser Ming s’enferrer dans une fausse sérénité que je ne faisais rien pour contrarier au son léger d’une toccata de Bach. Le pire restait à venir, ne tarderait pas. Tu parles. J’avais beau modifier la cadence, imposer à mon – mes ? – double(s) un feutré Count Basie, puis un Strindberg dans une interprétation des plus sèches, rien ne bougeait, la croisière cinglait sur un désert d’huile. Et si c’était là l’embuscade ? L’usure des nerfs, donc des phalanges ? Je rompis le contact.

*

— Où en êtes vous ? m’interrogea sur le champ Gemberlé en me tendant un cocktail de son choix qu’il ne m’avait pas laissé le soin de composer, mais se révélait d’un goût agréable, quoique, sans que cela me surprît, un peu amer.
— Nulle part, avouai-je franchement. Freedom est le mieux défendu des systèmes qu’il m’ait été donné de pénétrer. Précisément parce qu’il n’a pas de défenses ou, alors, tellement évidentes qu’elles vous craqueraient le meilleur des bidouilleurs super branchés. C’est sans doute parce que je ne suis pas un plongeur que j’ai tenu le coup jusqu’ici.
Devant son incompréhension affichée, je poursuivis :
— La seule chose que nous sachions de Freedom est qu’il n’est pas un produit du réseau. Il est facile d’en déduire, sans certitude, mais avec un coefficient de probabilité fiable, qu’il s’agit d’un virus d’une interactivité exceptionnelle puisqu’il ne se contente pas d’infecter les mondes qu’il visite ; mieux, il les évite ; pire, il se transforme en programme, un bidule invraisemblable où un nouvel univers vient s’étaler à la frange des autres ; il y injecte ses téraoctets, entre les particules déjà régénérées où dérive une espèce de rêve spontané, fondé, à mon humble avis, sur le fameux principe d’incertitude : à mesure qu’on essaie de l’observer, il se déplace et, surtout, se déploie. Le plus étrange est que n’importe quel débutant peut s’y introduire alors que cet hyper système devrait être protégé à l’infini.
— Bonne réflexion. C’est pourquoi je vous avais caché le motif pour lequel nous l’avions surnommé Freedom.
— Ce n’est pas le seul. D’après ce que j’en sais, une fois installé et cela semble être le cas, ce mégavirus devrait être capable de bouffer le réseau ou, plutôt, de l’intégrer pour le rendre disponible à tout, programmer l’ensemble, harmoniser comme un chef d’orchestre. J’imagine mal une autre destinée. C’est là qu’on ne pige plus : je ne vois pas pour quelle raison il doit s’ouvrir avant que sa tâche ne soit accomplie. Une saloperie de cette taille est censée, dans l’attente de l’heure de la révélation, être bardée de toutes les serrures imaginables.
Ma dernière remarque le laissa froid. Comme si mes dernières périodes lui avaient été coupées par une panne son, il reprit naturellement le dialogue un peu en amont.
— Une utopie vivante ?
Je lui répondis à moitié avant de poursuivre ma pensée :
— Vous rigolez, vous n’en croyez pas un mot, sinon je ne serais pas là. Si je, enfin Ming, se balade dans ce truc aussi à l’aise que vous sur les planches de Deauville, c’est parce que la saleté m’attend, joue la guerre des nerfs. Je viens de vous le dire, je crois avoir compris : il sait que je veux le craquer et il essaie de me faire craquer avant. Voilà l’astuce, la réalité, les mots qui la désignent.
— Pas bête du tout. Retournez-y.

*

J’essuyai longuement mes mains moites, calmai leur tremblement avant d’enclencher l’interrupteur. Je me joignis en douceur au dos de l’interface et rattrapai Ming, après plusieurs essais, au fil de la Petite Musique de nuit. Forcément. Le paysage, le décor, plutôt, s’était modifié. Si le poney-dragon peinait toujours dans la pierraille à la rencontre d’éventuelles collines, le crépuscule était tombé ; l’obscurité couvrait le champ désertique de sorte que le cavalier, sous le ciel sans étoiles, ignorait s’il se dirigeait dans la bonne direction et même s’il y en avait une. La guerre d’usure continuait. Pris d’une subite inspiration ou, plus exactement, décidé à déchirer la poix de l’agacement qui me chatouillait, je me décidai à rompre les préliminaires. J’empoignai à toutes mains un de mes airs préférés de Rossini qui lança l’hybride jusqu’au pied des contreforts. Là, j’aurais dû m’arrêter, faire le point, mais au diable la prudence. Emballé, j’enchaînai sur Liszt et Schumann, écrasant les touches, éclatant blanches et noires jusqu’à ce que Ming, essoufflé, aboutît à mi-pente. J’avais le pressentiment que rien de périlleux ne l’attendait avant la crête ; toutefois, même si ce type d’impression joue un grand rôle dans mon métier et m’a déjà rendu service, il était nécessaire de faire preuve d’attention, de laisser la bête reprendre haleine au gré d’une barcarolle que j’improvisai aussitôt. Voir venir, permettre à mon personnage d’observer des obstacles dont nous étions à présent certains qu’ils allaient surgir, au seuil de l’unique étrécie, là-haut, dans le crissement des neiges ou plus loin, lorsque les sabots retrouveraient l’écho moelleux de l’herbe trempée.
En effet, mon action rapide m’avait dévoilé ; il n’était plus question pour moi, ni pour le système, d’ergoter. L’adversaire l’avait certainement perçu et allait modifier sa stratégie. Sans doute avais-je manqué de subtilité, mais c’était cela ou courir le risque, proche, j’en étais persuadé, de voir mes nerfs me lâcher, avec pour conséquence d’échouer dans ma mission, pire, de me retrouver inapte à en accomplir encore d’autres, sans oublier la plus sombre des hypothèses, la perspective de finir mes jours en maison de repos : Freedom se révélait un virus puissant, à l’organisation tentaculaire : une toile effilée en programmes, avec, à la sortie, des cadavres, des suicides, sans compter un flux de pathologies qui se dissimuleraient au cœur de la foultitude d’octets implantés dans le réseau de Gemberlé. Sans insister davantage sur les risques qui démarquent les incrustés des plongeurs.
Toujours sur mes gardes, je m’étais autorisé quelques pièces de Debussy. Ainsi, Ming franchit en toute quiétude les cols glacés. Une nouvelle plaine, verdoyante, irriguée d’un large fleuve au bord duquel se devinait l’une ou l’autre construction, s’offrait aux yeux de mon personnage ; il crut y distinguer un bateau à vapeur naviguant au fil du courant. J’estimai plus prudent de pousser doucement le poney-dragon sur la déclivité, parmi les notes un peu mièvres, mais délicates, de César Franck. Les choses étaient sur le point de commencer.
La descente s’effectua en douceur et cette absence de réaction n’avait rien pour me rassurer au moment où Ming et sa monture foulèrent la terre généreuse. Tout me commandait d’éviter les bâtiments, les ouvrages humains, mais une force que je ne maîtrisais pas y entraînait le dragon. Je ne m’étais pas trompé : enfin, du sérieux. Pourtant, j’étais mis en confiance par la banalité de ce qui avait précédé, aussi me contentai-je de miser sur une parade classique, Le beau Danube bleu qui aurait dû me permettre de volter sans difficulté pour contourner les casemates. Rien à faire, mes artefacts reprenaient systématiquement la direction que je leur refusais. J’avais beau jouer de plus en plus fort, avec de plus en plus de conviction, je n’infléchissais pas la course. Ce qui arrivait était matériellement impossible. Les créatures devaient obéir à mes commandes musicales, sauf interaction perceptible… et je ne discernais rien. Ne voyais rien, n’entendais rien… Bon Dieu ! Lors de la conception du destrier, Gemberlé et moi l’avions, dans un souci d’efficacité, doté de perceptions exceptionnelles. La communication représentant notre outil essentiel, nous nous étions attardés à privilégier l’ouïe. C’était un avantage qui se retournait contre moi : l’animal devait recevoir des infrasons bien plus subtils, convaincants, que mon cliché à la noix. Foin de Strauss ! Je biaisai par la Valse de Ravel, sans résultat sensible et attaquai Milhaud. La dodécaphonie opéra, mais insuffisamment. J’avais quelqu’un de très fort en face de moi. J’arrivai toutefois à m’écarter, de manière satisfaisante pour n’être pas surpris et irrémédiablement encerclé par la horde qui venait de surgir de l’abri de béton.
En les apercevant, Ming ne put, à mon instar, s’empêcher d’éclater de rire. À croire que le système, incomplet ou encore en devenir, alternait défenses efficaces et points faibles : du bâtiment moderne dont nous nous attendions à voir sortir une armada munie de d’un arsenal des plus récents se ruait une bande de sauvages brandissant sagaies et, dans le meilleur des cas, harpons. Les premières notes de la 5ème Symphonie devaient suffire, permettre à Ming de brandir son laser, de balayer la racaille. Le salopard ! De ce qui ne paraissait être que de stupides armes blanches jaillit à l’unisson un réactif. Nés des poings dressés, pulsés de l’extrémité de chaque hampe, ils se groupèrent en une masse compacte: un obus des plus meurtriers. J’eus à peine le temps de déclencher la violence de Brahms pour donner au bras et au faisceau de Ming la puissance nécessaire. La bombe explosa de justesse hors de portée et ses fragments retombèrent du côté des assaillants qui s’égaillèrent. Tant pis pour le ridicule, au diable la honte qui s’emparait de moi : un grand galop sur un air de western de série Z.
Alors que la bestiole commençait à s’essouffler, son cavalier se jugea hors d’atteinte et je l’autorisai à ralentir l’allure. Entre le fleuve qui s’étendait d’un bout à l’autre de l’horizon et mon héros qui s’en était considérablement rapproché se dressait une petite agglomération. Sans rapport avec le brutal bunker à la garnison duquel il venait d’échapper : le village évoquait plutôt ceux que l’on rencontre dans la campagne du Kent. Je remis Milhaud à contribution, mais une fois de plus, si le pas du poney s’en trouvait infléchi, il avançait insensiblement vers le but dont je voulais l’éloigner. En nage, épuisé, je résolus de laisser faire au rythme d’un menuet qui avait au moins pour mérite de retarder la progression. D’ailleurs, une pause m’était nécessaire. À l’abord des cottages, j’appelai Dvorak. Rupture.

*

Je rejoignis Gemberlé dans son séjour. J’avais besoin de quelque chose de fort et d’original, mais ne respirant pas trop le contemporain. The musical box, de Genesis, ferait l’affaire. Je m’installai en sirotant mon cocktail et, après un moment de détente qui ne parut pas superflu à mon commanditaire, lui fit part de mes dernières constatations et des réflexions qu’elles m’inspiraient.
— Mes observations se confirment, conclus-je. Freedom joue avec mes nerfs. Cette alternance de calme, de leurres, de danger… Comme je vous l’ai dit, la plupart des plongeurs ne l’auraient pas supportée. Aucun, probablement. Ce n’est que mon expérience des concerts, du trac à surmonter, de l’incident inattendu, des réactions imprévisibles du public qui m’ont permis de tenir le coup.
— Je supputais quelque chose de ce genre, sans quoi je n’aurais pas fait appel à vous dont les honoraires restent élevés, quoique vous en pensiez. Depuis le départ, je savais que Freedom n’était ni un système, ni un virus comme les autres. Un mélange, sans doute. Il en est d’autant plus nécessaire que vous poussiez jusqu’au bout.
— Je crois qu’à présent, j’ai le droit d’être mis au courant.
Devant sa mimique, je levai la main en signe de protestation.
— Je sais que vous pouvez vous retrancher derrière l’habituelle clause de conscience qui veut que le pirate n’a le droit de connaître que ce qu’il découvre par sa propre industrie et encore, il se doit de le tenir secret et de n’en user pour son compte qu’avec circonspection, sans jamais nuire aux intérêts du commanditaire, même des années après l’expiration du contrat. L’employeur, quant à lui, peut parfaitement ne rien révéler s’il n’en pas envie ou s’il ne le juge pas utile, en particulier, il n’est pas tenu de dévoiler ses objectifs. Néanmoins, vous admettrez que la situation est inhabituelle. Je vous interroge donc moins par curiosité personnelle que pour notre profit respectif.
Mon interlocuteur réfléchit un instant.
— Vous n’avez pas tort. Toutefois et, je vous l’assure, dans l’intérêt de notre succès, je crains qu’il ne soit un peu prématuré de vous donner réponse sur le champ. Ce serait prendre le risque de vous orienter au détriment de votre sensibilité, de vous amener à préjuger alors que la réussite repose autant sur votre intuition que sur votre talent. Relancez-vous encore une fois pour en tirer les enseignements et je vous promets qu’à votre prochain retour, je vous donnerai satisfaction… à moins que d’ici là, vous n’ayez déjà résolu le problème, auquel cas beaucoup de choses s’éclaireront d’elles-mêmes et je ferai volontiers droit à vos interrogations complémentaires. Puis-je compter qu’après avoir pris le repos que vous jugerez indispensable, vous vous remettrez à la tâche ?
J’acquiesçai.

*

Cette fois encore, le temps virtuel s’était écoulé, une aberration qu’on ne trouve que dans les systèmes les plus fous ou les plus perfectionnés, ce qui est peut-être synonyme : le crépuscule baignait le village d’un mélange d’outremer et d’ambre. J’étais un peu inquiet d’avoir abandonné Ming dans les circonstances où j’avais lâché pied et n’avais qu’une confiance limitée dans la routine qu’instruit par l’expérience précédente, je lui avais inculquée, mais Freedom avait sportivement joué le jeu de la trêve. À moins que, plus probablement, impressionné par les derniers rebondissements, je n’eusse surestimé ses potentialités. Comme n’importe quel agent du réseau, il ne pouvait se permettre d’interagir sur un artefact déconnecté. Si l’ennemi était bien un agent, un virus démultiplié, j’y voyais cependant plutôt un monde ouvert ou, plus abstraitement, une complexion. Quoiqu’il en fût, les infrasons paraissaient s’être tus tandis qu’à l’inverse, les performances du matériel de pointe de Gemberlé entraînaient le poney-dragon qui tournait calmement sur lui-même, comme au cours d’un round d’observation. Le son du menuet de sauvegarde que je lui avais branché murmurait les données préenregistrées.
Une impression de mélancolie endormait le paysage traversé au pas par le héros, muselant l’impétuosité de sa monture sous les harmonies de Daydream. Sans encombre, les créatures pénétrèrent dans le bourg. Aucun obstacle ne paraissait s’opposer : la guerre des nerfs reprenait, alourdie par ce voile de nostalgie que l’on sentait de plus en plus pesant. En-dehors de cela, une avance paisible, à travers des rues bordées de maisonnettes aux volets clos, de villas d’où ne filtrait nulle lumière. Ce calme m’endormait, il était trop profond pour dissimuler un leurre, s’en révéler un lui-même. Sur la place du village, les yeux de bois d’un manège immobile contemplaient les arrivants. Pour les réveiller quelque peu et hâter leur marche, je m’amusai à tapoter Cadet Rousselle, puis Ainsi font, font, font… Le retour aux rues larges, mais sinueuses, inondées de clarté céleste, m’imposa Au clair de la lune. Je venais d’enchaîner sur Fais dodo, Colin, mon petit frère lorsqu’une inquiétude m’envahit. Pressentiment, impulsion ? Je n’en sais rien, sans doute l’expérience nichée dans un recoin de mon inconscient qui venait de tirer la sonnette, de me remettre en éveil. Ming somnolait au rythme cadencé du poney, du moins aurait-on pu le croire. En fait, il dormait profondément et, surtout, il rêvait. Quel micmac ! Les créatures virtuelles sont conçues pour penser sur indication, dépourvues qu’elles sont de vie intérieure. Autrement dit, Freedom avait investi son esprit élémentaire. Je bénis l’intuition qui, malgré les interrogations ironiques de Gemberlé, m’avait conduit à installer à la fois une serrure et un verrou.
Simultanément, je tournai la clé du cerveau de Ming – un concerto pour main gauche – et levai la barre qui coinçait l’animal – les premières notes d’Ainsi parlait Zarathoustra jouées de toute la force de ma seule main droite. Erreur ! Erreur fondamentale. Sensible au signal d’alarme que je venais d’activer, le dragon renâcla furieusement, réceptif aux ondes mentales de son cavalier tandis que je m’apercevais qu’aucun virus n’avait violé le crâne de mon héros. Que se passait-il ? Merde ! Les crapules. Un coup impeccable. Je comprenais trop tard cette impression de nonchalante mélancolie qui sourdait du décor : l’environnement, les lieux évoquaient ceux que j’avais connus dans mon enfance, mieux, ceux que, gosse des villes, j’aurais aimé connaître. Ces salopards m’avaient fait régresser. Et si ce retour se limitait, dans mon esprit, à retrouver les comptines et les mélodies enfantines de l’école maternelle, si mon cerveau s’engourdissait, l’interaction avec le cortex forcément grossier, tracé à larges traits de Ming, développait l’effet au carré, au cube. Sommeil, rêve et songe des terreurs primales que j’avais connues au long de mes cauchemars infantiles : angoisse du vide accentuée par la sensation d’éviter la terre, crainte de l’enfermement dans le dédale des ruelles qui, comme par hasard, s’étrécissaient, chair de poule à l’approche du loup-garou, du Père Fouettard ou du Croque-mitaine et, suprême habileté, impossibilité de se réveiller : la part adulte du cerveau restait suffisamment vigilante pour affirmer que tout cela n’existait pas. L’envie de hurler, alors qu’aucun son ne jaillissait de la gorge grande ouverte. Sans médium, une simple créature virtuelle ne pouvait survivre à ce traitement. Fondu dans mon personnage, j’attendais la mort au milieu des ruades du poney dont la programmation cachait un réflexe nerveux à chaque perturbation. L’engorgement gagnait à la moindre tentative d’infiltrer une bouffée d’air au travers des spasmes qui rythmaient les tressautements de Ming et de son dragon, que je tentais de me sauver dans l’espace virtuel de mon illusion de vie.
Je n’avais plus le choix. Street fighting man, des Stones, le signal d’alarme, à fond. Ming en fut désarçonné. Le temps que je réagisse, en dépit d’une tentative désespérée de return sur un tempo de Charlie Parker, l’animal avait échappé à mon champ d’influence, disparaissant on ne pouvait savoir où, ni pourquoi. Tant pis ! Ou tant mieux ! Le poney ne m’était pour l’instant d’aucune utilité et quelque chose me disait que je finirais par le retrouver. Pendant ce temps, remis de sa chute, mon héros attendait que se dissipe son étourdissement, retrouvait ses réflexes, s’élançait un peu trop vite à mon goût vers les limites de la bourgade, hardiment mené. Pas le temps de finasser, un rock fifties endiablé : il s’enfonçait, tours et détours rejoints, dans la campagne, en direction du fleuve. Laisse-le parler, laisse-le marcher, Nouveau Monde, ramène-moi à l’ancien.

*

Épuisé, je m’affalai sur un divan, face à Gemberlé, dédaignant le pianocktail qu’il me désignait.
— Je me sens proche du but, j’ai besoin de tous mes moyens, d’autant que Freedom devient de plus en plus vicieux.
Il approuva et plus chaudement encore lorsque je lui eus narré les dernières péripéties.
— J’ai suivi une partie du parcours, mais je n’imaginais pas tous les coups tordus auxquels vous avez dû faire face.
— N’est-ce pas le moment de tenir votre promesse ?
— Absolument. Vous êtes certain que vous ne voulez rien boire ? Bien. Permettez-moi de me resservir. Votre étape vous a partiellement dessillé sans vous permettre d’appréhender la totalité, la complexité de Freedom. Je m’y attendais, d’ailleurs : mes précédentes paroles étaient davantage un aiguillon qu’un espoir. Efficace, sans doute, car je ne suis pas persuadé que, sans elles, je n’aurais pas retrouvé un opérateur endormi, un incrusté enfoncé dans le sommeil.
Mon commanditaire avala une gorgée.
— Vous m’avez pris pour un esthète, un amateur d’art de d’aventure. D’aventures qui ne me mettent pas en péril, tout en m’autorisant à frémir sans craintes excessives, puisque je ne m’y investis pas et que j’espère une fin heureuse, comme dans ces vieux feuilletons télévisés que j’affectionne. Et vous n’avez pas tort. Vous me voyez aussi en curieux, en espion privé des cadences virtuelles et, là encore, vous avez partiellement raison. Ce que vos revenus et votre talent vous permettent d’oublier, c’est que le goût de l’art pour l’art, la simple curiosité intellectuelle coûtent très cher : il faut les financer. Voilà pourquoi je suis aussi, j’ai honte de vous l’avouer, le président d’Intervector.
Nom de Dieu. Le principal actionnaire du réseau. Celui qui lui dictait sa volonté, sa conformation, ne laissant qu’une illusoire marge de liberté aux petits porteurs. Je secouai ma longue chevelure noire.
— Ca me dépasse. Vous avez sous la main…
— Rien du tout. Ainsi que vous avez pu le constater, Freedom n’est pas un virus semblable aux autres. Il n’empiète pas, il n’investit pas, il a la vocation d’engloutir. Je finirai par croire, mais vous avez déjà abouti à cette conclusion, que ce n’est pas un virus : serait-ce un réseau concurrent ? J’en doute. Il n’empêche. Pour être aussi performant, il n’a pu être créé que par des génies, des hommes qui ont mis en carte nos plus remarquables pirates et, si j’ose m’avancer, les quelques pianistes dont nous disposons.
— Des traîtres parmi les incrustés ? Voilà qui m’étonnerait.
— Disons plutôt des collaborateurs involontaires… Que vaut le son d’une pièce de monnaie en échange de la sonorité de la musique ?
— En quelque sorte, j’ai joué le rôle de naïf ?
— En quelque sorte. N’y voyez pas malice, vos résultats sont surprenants. Preuve que mon instinct courait dans le bon sens. Et il rejoint votre intuition : vous êtes proche du but.
— Quel but ?
— Dynamiter Freedom. Comment voulez-vous que je continue à gagner de l’argent si la véritable information est disponible pour tous ? Surtout, vous est-il loisible d’imaginer mes émotions d’esthète partagées avec des milliards de béotiens ?

*

Ming avait atteint le bord du fleuve, poussé par un staccato que je venais de lui imprimer. Le soleil, déjà haut, paraissait nous narguer de la chaleur qui gonflait la plaine humide, de ses reflets impudiques qu’il jetait au courant. Le héros s’avançait à pied ; pas de trace du poney-dragon. Très loin, à l’ouest, on devinait les formes estompées du bateau à aubes, la vapeur qui chuintait vers le ciel, formait un rare nuage déjà évanoui. Peu à espérer de ce côté. Ming remonta la rive, lenteur pressée de Schubert. Je l’avais fait rebrousser chemin à dessein, car je savais la trouvaille qui l’y attendait : un canot. Pas de moteur ; il embarqua et, de ses bras puissants, lança les rames à l’assaut. La trame d’un chant grégorien animait mon clavier. Je restais attentif à tout : l’apparition d’un fluide serpent aquatique, d’un improbable poulpe d’eau douce, d’un tourbillon inattendu lorsque l’impossible se produisit. Sans le moindre motif, au milieu de la voie fluviale, la barque prenait l’eau. Elle coulait, irréversiblement, malgré mes efforts transfigurés en une brillante adaptation de Messiaen. Des canyons aux étoiles, laisse tomber. Et je n’avais pas à appris à ma création à nager. Mysticisme pour mysticisme, j’essayai Jésus, que ma joie demeure afin de maintenir le visage à la surface. Sans résultat. Je tentai le recours ultime, le secours-return imparable et jouai la plus convaincante interprétation qu’on eût jamais entendue de Bartók. Enflammé par la musique et la qualité de ma performance, alors que l’embarcation continuait à sombrer, je ne sentis plus les touches du piano, mes doigts traversaient blanches et noires et le plus rapides des croches ne crochaient rien, sinon une main tendue très loin. Mes phalanges millimétrées retrouvaient Dvorak, sans effet, j’étais au-delà du clavier, tout à coup, je m’apercevais trompé, avalant une gorgée glacée après avoir discerné, au moment de la plongée, un poney-dragon. Un animal fabuleux qui, de l’autre rive, se jetait dans le tumulte du courant, brassait vers moi. Tandis que je rêvais que ma peau délicate effleurait l’ivoire de son unique défense, je sentis entre mes mains des rênes de cuir mouillé ; mes cuisses serrèrent des écailles rocailleuses qui m’amenaient vers la berge où achevèrent de me tirer les biceps musclés de Ming. Je mis longtemps à récupérer, surtout à comprendre que je venais d’être aspiré dans un univers qu’il m’était totalement impossible d’aborder.
Le cavalier et sa monture me veillèrent le temps subjectif qu’il fallût. Lorsque je fus capable de me tenir debout, je voulus, un peu bêtement, remercier mon ami virtuel. Ming, sans un mot, haussa les épaules, signifiant que sa tâche était terminée, que la mienne commençait. Il prit le poney par la bride et s’enfonça vers l’horizon. Je les suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans leur inexistence d’un paysage inventé. J’aurais pu leur emboîter le pas, prolonger peut-être leur vie éphémère et irréelle, je choisis de tracer la perpendiculaire, au destin et au fleuve, sans ignorer que j’accroissais ainsi le risque de mon propre anéantissement… Les créatures virtuelles n’ont pas d’instinct suicidaire. Après ce qui me parut des heures de marche, mes vêtements étaient à peu près secs, quoique la transpiration mouillât ma chemise, mes chaussettes, mon slip. En nage, je gravis une dernière colline, destiné à renoncer ensuite. Derrière l’escarpement se dessinait un minuscule château, serti au cœur d’un parc coquet, bien entretenu, sans toutefois céder à la rigueur qui régit les jardins à la française pour mieux en chasser la séduction.
Je contournai le bâtiment. Sur la terrasse éclaboussée de soleil, Gemberlé paraissait m’attendre, un verre fraîchement rempli à la main. Effectivement, il me tendit le cocktail et m’invita à m’asseoir. Une fraîche mélodie de Haydn baignait l’air brûlant.
— Félicitations, mon cher. Votre talent est remarquable. Vous êtes le premier à avoir abouti jusqu’ici. Vos prédécesseurs n’ont pas eu la même chance ou, plutôt, le même sens esthétique.
Mes prédécesseurs ? Tout à coup, je pensai à Döppler qui s’était tiré une balle dans la tête, à Chakminov, enfermé dans un hôpital psychiatrique, à l’américain Lindle, plus heureux ou plus pragmatique, reconverti dans les échecs.
— Je croyais être le premier tout court.
— Je me répète, vous êtes un naïf. Un naïf remarquable, le meilleur des incrustés, mais un naïf. Notez, je pensais faire appel à vous dès le début de l’expérience et mon intuition ne m’a pas trompé. J’ai toutefois préféré envoyer l’une ou l’autre sonde au préalable.
— Et la foutre en l’air ?
— Oh non, très cher. Vous êtes, d’une certaine manière, mais d’une certaine manière seulement, un privilégié : le suicide, la folie ou, dans le cas sympathique de Lindle, la reconversion, représentent des sorts doux à côté de ce qui vous attend.
Mes longs cheveux noirs prenaient à présent le vent, battaient le col et le dos de mon élégante veste sombre. Les mesures de l’optimiste autrichien avaient cédé le pas à un solo torturé de Lester Young.
— Je ne vous suis pas.
— Évidemment. Quoique vous m’en ayez dit, en dépit de ce que vous en pensez, de cette théorie absurde à laquelle vous croyez de toute votre chair et que vous eu avez la sottise de m’exposer alors que je ne la sollicitais que du bout des lèvres, comme pour mieux m’asseoir dans ma décision, vous baignez en pleine confusion. Vous confondez talent – immense, je n’en disconviens pas et je le confirme – avec génie créatif. Comment imaginer ce qui vous arrive, ce qui vous entoure ? Comment imaginer, bornons-nous à cela ? Pour ne prendre qu’un exemple, nous avons dû nous mettre à deux pour débourrer le poney-dragon et d’où vient son nom, sinon de votre goût pour la science-fiction du XXème siècle ? Quant à Ming, ce grotesque personnage de mangas, je vous laisse le bénéfice du doute, tout en craignant qu’il ait jailli davantage des aventures de Bob Morane que des délicates porcelaines de la dynastie chinoise. Ce qui me déplaît en vous, c’est que vous vouliez jouer au créateur, que vous ayez remisé votre modestie d’interprète au vestiaire pour vous supposer inventif, avec le résultat que l’on sait. Comme si les génies avaient jamais inventé quoi que ce soit ! Je persiste, vous confondez tout, le besogneux et la nouveauté, l’harmonie que dispense, impose le véritable créateur et le clinquant du gadget né du cerveau d’un technicien. Des gens tels que vous, il faut les arrêter.
Le vent était tombé. Le soleil rougissait dans l’univers virtuel et, bien que je n’y crus pas, en dépit du déclin du jour aussi, je n’avais jamais eu aussi chaud. Comme par hasard, Wagner fit trembler l’atmosphère.
— À quoi jouez-vous ?
— Enfin, une parole sensée. Je joue, exactement. Je ne vous ai pas menti lorsque je vous ai révélé que je présidais Intervector. Je suis aussi le maître de Freedom. Freedom qui, comme Bach ou Chopin, vous a inspiré avant de vous aspirer à la manière des contretemps d’Ives. Vous auriez dû le percevoir, si vous étiez capable de comprendre quelque chose. Vous, les incrustés, vous croyez supérieurs aux plongeurs. Vous n’arrivez pas à la cheville du plus médiocre. Retourner l’interface n’est pas à la portée de n’importe qui… alors que vos portées n’impliquent aucun risque, l’opération, aucun danger et pas la moindre imagination, rien qu’une sensibilité illogique et pourtant apprise. Si je tue un plongeur, j’efface un être spontané ; en capturant un incrusté, je me contente de ramasser sur la plage une méduse palpitant plus ou moins à la fréquence des notes qui la nourrissent.
— Votre but est de nous annihiler ?
— Trop facile.
Il eut un geste de découragement.
— Vous resterez limité jusqu’au bout. L’argent est derrière tout, surtout lorsqu’il est question d’art. À présent, je sais que personne n’est capable d’infiltrer Freedom sans me rencontrer, sans être neutralisé. Le reste n’est qu’un petit luxe que je me suis offert pour le plaisir. Pour l’esthétique, si ce mot signifie encore quelque chose pour vous.
— Bien, bien. Mais alors, pourquoi avoir créé ce virus qui est sur le point de bouffer votre réseau ?
— Mon imbécile ami, fit-il en poussant vers moi un nouveau mélange de sa composition, quel esprit, en-dehors du vôtre et de celui de quelques surdoués de votre espèce, a imaginé ce cas de figure ? Freedom, ma création suprême, mon chef d’œuvre, oserais-je dire et ma modestie dût-elle en souffrir puisque je suis incapable de manipuler la moindre palette, Freedom n’est rien d’autre qu’un gigantesque avaloir ; un égout, si vous préférez. Vous le savez vous-même : vos investigations vous ont incité à chavirer de bug à net, à réseau. Sans aboutir, évidemment ! Cette IA engloutit entre autres les curieux, les vaniteux, les faibles et les fauchés, mais surtout mes ennemis et rivaux, quoique chacun d’entre eux ait un peu en eux des caractéristiques des précédents. Freedom ne craquera jamais Intervector parce qu’il est programmé pour le protéger. Par contre, la fausse réputation que nous lui faisons et que vous vous êtes employé à répandre y attirera, y a déjà attiré nombre de ceux qui me gênent, pour leur perte. Comprenons-nous bien : ce n’est pas un bidouillage inoffensif, c’est un anticorps. Outre son premier rôle, il assure la garantie de l’information dirigée, de la culture de masse soigneusement distillée, bref de tout ce qui assure le pouvoir. Et tant mieux s’il déteste les prétentieux de votre espèce, vous n’allez pas tarder à vous en apercevoir.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ce système a horreur du viol, aussi lui ai-je conféré certain aspect féminin dont je ne suis pas mécontent et qui peut se montrer cruel.
— Quoi encore ?
— De la même manière qu’un vagin profané se voit désireux d’écraser le sexe qui l’a brisé, se trouve incapable de le faire et n’a donc d’autre alternative que d’épuiser le sperme inacceptable dans ses parois humides, Freedom réagit en suçant la quintessence des personnalités qu’il retient. Ainsi, vous, stupide spermatozoïde qui avez cru apporter la discorde pour vous borner à une abjecte intrusion dans un monde qui aurait dû vous rester interdit, dans cet univers où l’être réel et non les duplicata règnent, où les ersatz de rêve ou de désir créatif étrangers sont implacablement traqués, pourrez à loisir chanter sans musique. La musique va vous être ôtée, mon bon, et cela va faire mal. Ici, la création est unique et mienne.
Gemberlé s’éloigna après avoir ironiquement frappé sur le pianocktail quelques mesures de Tchaïkovski qui m’offrirent un liquide lourd, une torpeur bienvenue.

*

Depuis, prisonnier de Freedom, je passe le temps qui s’est, sans que je ne m’en inquiète, immobilisé. Parfois, je me résigne à interpréter le seul morceau qu’accepte le maudit clavier. Aux sons lumineux de La lettre à Elise, le soleil se lève ou se couche au milieu des nuages en stationnement définitif, tandis qu’une liqueur opale, trop légère à mon goût, coule dans le cristal. Rien d’autre ne se produira jamais jusqu’au jour où mon ex-commanditaire se décidera à s’envahir soi-même ou à s’annihiler. Si ce jour vient. Qu’importe ! Je le sens, proche ou lointain et je sais qu’alors qu’un poney-dragon m’attendra devant ma porte, pour rejoindre Ming dans l’absence pointilleuse de l’anéantissement différé. Ou peut-être sera-ce simplement un vélo, car mes pieds souffrent de ne plus marteler les pédales, sourd-clair, sourd-clair, sourd…

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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