Le chasseur et la proie d’Adriana Lorusso

Adriana Lorusso c’est ma Bellissima !
Je suis tombée en amour en 2007 avec le premier roman de cette « jeune » auteur italo-belge de 60 printemps, Ta-Shima, publié chez Bragelonne dans la collection SF sous la direction d’alors de notre Jicé Dunyach.
Un beau planet opera ethnologique qui a obtenu le Prix Bob Morane 2008, auquel elle a donné des suites tout aussi passionnantes (L’Exilé de Ta-shima, toujours chez Bragelonne, et Des Nouvelles de Ta-Shima chez Ad Astra) ainsi qu’une préquelle Les Fondateurs de Ta-Shima, en version numérique dans la collection Snark de Bragelonne.

Et comment ne pas tomber en amour avec l’auteure elle-même, d’une chaleur communicative bien loin du rigorisme de ses irascibles Shiros ?

 adriana 2

La biblio de la Bellissima sur nooSFère

Sur Euris Magna c’est toujours la saison de la chasse pour les blasés.
Merci Adriana pour ce safari à surprise.

Le chasseur et la proie

     La Veste Rouge était un club de chasse à l’ancienne : boiseries foncées – fausses, bien sûr –, cuivres brillants, un feu de bois, faux lui aussi, mais qui crépitait d’un air très convaincant dans la cheminée monumentale.
Arvine Ra Withe faisait de son mieux pour paraître tout aussi blasé que les autres membres, s’abstenant de dévisager comme un plouc les chasseurs en costume ou de paraître trop intéressé par les bois de cerf accrochés aux parois.
Il lui avait fallu deux années d’intrigues pour se faire admettre dans cet endroit sélect, fréquenté par les meilleures familles de la planète, qui se targuaient toutes d’au moins un ancêtre parmi les fondateurs de la colonie. Il n’avait réussi que grâce à la faillite de la compagnie commerciale Sirius, qui avait entraîné dans sa ruine tout un tas d’investisseurs ingénus.
Il en riait encore : personne ne savait que la compagnie Sirius, vouée aux gémonies dans tous les holoprogrammes de quatre mondes, lui avait en réalité appartenu. La faillite, qu’il avait soigneusement orchestrée, lui avait permis de gagner sur tous les tableaux. En premier lieu, il avait escamoté une somme plus que respectable, qui avait renfloué son patrimoine, lequel, pour être récent, n’en était pas moins déjà impressionnant. En deuxième lieu, il avait pu se présenter à la crème de la société en habit de sauveur. Un exemple ? Bien qu’en réalité il n’eût fait que rendre aux orgueilleux Ascans un petit pourcentage de l’argent dont il les avait floués, ces incapables, qui n’avaient pas la moindre idée des méandres obscurs du monde de la finance, avaient vu en lui un sauveur qui leur avait évité la ruine économique, et surtout sociale. Guerra Ascans, le chef de famille, était convaincu d’avoir contracté vis-à-vis de lui une dette morale. L’invitation au club n’était que la première tranche des remboursements qu’Arvine avait l’intention d’exiger.
— Ascans, mais où sont donc les dames ? s’exclama une vieille peau, habillée d’une tenue de chasse qui avait vu des jours meilleurs. Lucie m’avait promis de venir, avec les filles.
— Un empêchement, répondit brièvement le vieux patricien.
Les yeux de la femme se pointant sur Arvine, parcoururent du haut en bas, puis du bas en haut sa tenue flambant neuve. Il arborait des bottes de cuir authentique, comme en témoignait l’étiquette pas très discrète du fabriquant, une veste que le vendeur lui avait assuré être à la dernière mode, et il tenait fermement en main une badine. Le préposé au vestiaire avait essayé de la lui enlever, mais il avait sèchement refusé : il trouvait que cela complétait admirablement son image.
— C’est un club privé, dont l’entrée est réservée aux membres, lui déclara-t-elle d’une voix de glace. Veuillez vous retirer, s’il vous plaît.
— Je te présente monsieur Ra Withe, qui est mon invité. Cette dame est madame Nakagawa, qui sera chef de chasse aujourd’hui. Veux-tu lui permettre de se joindre à nous, Anne ?
Son nom, celui de l’un des cinq hommes les plus riches de la planète, ne sembla pas impressionner outre mesure Anne Nakagawa, mais une jeune femme, non loin de là, se retourna en le gratifiant d’une œillade. C’était une vraie beauté et Arvine lui rendit son regard en bombant le torse.
— Ce n’est pas à moi d’élever des objections sur la présence au club des invités de quelqu’un d’autre, ne crois-tu pas, Guerra ?
Il y avait là un sous-entendu qui lui échappait, et Arvine se promit de procéder à une petite enquête auprès du personnel. Connaître les secrets était toujours utile pour faire discrètement pression sur les uns et les autres. Ce n’était pas du chantage, ça non, il s’agissait juste de faire miroiter qu’il valait mieux pour tout le monde que certains squelettes restent dans le placard.
De l’extérieur arriva un chœur d’aboiements excités auquel fit écho le son d’une fanfare. Guerra sourit.
— Grand temps d’y aller. Les limiers ont repéré l’odeur de la proie. J’ai donné ordre qu’on selle pour vous Gambit. C’est le cheval de ma femme, un excellent coureur, mais il a la bouche délicate. Traitez-le avec ménagement, s’il vous plaît.
Arvine suivit Ascans dans la cour arrière du bâtiment, qui s’ouvrait sur la réserve, un ensemble de prés et de fourrés entretenus soigneusement, de façon à donner l’impression qu’il s’agissait de la nature sauvage d’une vieille Terre que personne, parmi les membres du club, n’avait jamais vue, sauf en image.
À l’orée d’un bosquet distant de quelques centaines de mètres, deux hommes à pied tenaient en laisse les limiers, tandis que les chiens courants, plus petits et plus nerveux, entouraient un groupe de cavaliers.
Un valet qui portait une livrée copiée soigneusement d’après une gravure ancienne avança, tenant par la bride les montures de Guerra Ascans et de son invité. Arvine sauta en selle et le cheval, sentant un poids inhabituel, renâcla mais un bon coup de cravache le calma vite fait.
Dès qu’Anne Nakagawa fut montée, avec une légèreté digne d’une jeune femme, sur un énorme hongre noir, la fanfare entonna une mélodie différente, et tout le groupe s’ébranla, chiens comme cavaliers.
La poursuite dura des heures, à travers champs et feuillus. Arvine ne s’était jamais autant amusé. Ce chevreuil (ou ce cerf, il ne l’avait pas encore vu) était plus rusé qu’un renard : les entraînant dans un ravin, il les obligea à sauter des troncs d’arbre et des murets de pierres sèches, après quoi il réussit à faire perdre ses traces dans un ruisseau, et les chiens eurent le plus grand mal à les retrouver.
Quand enfin les jappements devinrent hystériques, signalant que la proie était aux abois, Arvine se précipita en avant pour assister à l’hallali. Les chiens devaient être en train de déchirer le chevreuil vivant ; c’était le point culminant de la chasse et il ne voulait pas en perdre une miette.
Les chasseurs entouraient une masse grouillante de chiens qu’ils encourageaient à grands cris, et l’excitation d’Arvine était à son comble, au point qu’elle lui procura une érection – ce qui n’était pas du tout confortable avec son pantalon moulant à l’extrême. Mais quand il s’approcha, il ne vit pas les entrailles fumantes auxquelles il s’attendait. La proie était un leurre, rempli de stupides croquettes que les chiens dévoraient avec enthousiasme. Son excitation tomba net, pour être remplacée par une déception brûlante. Il avait donc passé la moitié de la journée à poursuivre un robot en plastacier recouvert de tissu synthétique et aspergé d’un quelconque liquide concocté en laboratoire !
Les autres étaient enthousiastes.
— Magnifique parcours, Anne ! déclara une jeune femme à la tête encore plus moche que celle de son cheval. Comment as-tu réussi le tour du ruisseau ?
— Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter. C’est Jérôme qui a remarquablement amélioré les capacités d’apprentissage du cerveau électronique. Le robot est désormais capable de développer tout seul un certain nombre de ruses. Moi, je n’avais fait que lui donner le trajet initial, de façon à nous faire traverser le parcours à obstacles ; dans mon équipe, il y en a encore trois ou quatre qui ont des difficultés à sauter.
— Et même cinq, ma chère, contra un jeune homme couvert de boue. Je me suis étalé comme un bleu.
— C’était juste un entraînement alors ? s’enquit Arvine. Quand aura lieu la vraie chasse ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Mais voyons, la chasse à une vraie proie !
Un vent froid passa sur l’assistance. Ce fut madame Nakagawa qui lui répondit :
— La chasse à courre n’a pas sa place dans une société civilisée, comme celle dont nous nous targuons de faire partie. Nous nous sommes efforcés de ressusciter les anciennes traditions, en copiant les livrées, en faisant produire par un laboratoire spécialisé en génie génétique des animaux qui ressemblent le plus possible aux anciens chiens de chasse et en essayant même de reconstituer les sonneries de la fanfare, sur la base de quelques descriptions fragmentaires, mais de là à poursuivre pendant des heures un animal vivant, à le réduire à l’épuisement et à la terreur, pour qu’il soit ensuite déchiqueté par les chiens ! Nous ne sommes pas des sauvages.
Quelle bande d’imbéciles prétentieux, maugréa-t-il. D’une brusque traction sur les rênes, il fit faire demi-tour à son cheval et le cravacha violemment pour le diriger vers les écuries. Il arrêta la bête tout aussi brutalement et descendit d’un bond. Un valet, se précipitant à sa rencontre, demanda :
— Mais que s’est-il passé, monsieur ? Gambit est toujours si calme, pourquoi tremble-t-il ? Et sa bouche… mais il saigne !
Arvine ne prit pas la peine de répondre.
Le club était presque désert ; il n’y avait là qu’un jeune homme avec une jambe dans le plâtre, deux vieillards et la splendide jeune femme qui lui avait lancé une œillade tout à l’heure. Elle était appuyée au comptoir du bar, toute seule, et semblait s’ennuyer. Bon, peut-être qu’après tout la journée ne serait pas complètement ratée. Arvine était un vrai chasseur, et cette proie-ci était sans aucun doute bien réelle.
— Je vous offre un verre, madame… ?
— Maera Nakagawa. Volontiers.
— Êtes-vous de la même famille que la dame qui dirigeait la chasse ?
— Sa petite-fille. Nous gardons le nom de Nakagawa, comme vous le savez peut-être, indépendamment des aléas des mariages et des paternités.
Il savait que certaines vieilles familles avaient cette habitude ; hommes ou femmes, ceux qui en épousaient un membre entraient dans le clan ancestral – et s’en sentaient même honorés, les pauvres cons. Il ignorait toutefois que les Nakagawa faisaient partie de cette aristocratie pointilleuse. La vieille bique était habillée comme une pauvresse, et Maera avait beau arborer un bracelet extravagant qui semblait authentique, le reste de son accoutrement n’était pas en meilleur état que celui de sa grand-mère.
— Avez-vous aimé la chasse ? lui demanda-t-elle d’un ton ironique qui lui fit dresser l’oreille.
— Oui, oui, répondit-il sans trop se compromettre.
Il n’avait aucune envie d’encaisser une nouvelle rebuffade.
— Pas plus que cela ?
— Et vous, comment se fait que vous n’y ayez pas participé ?
— Je reviens juste d’un safari sur Euris Magna. Vous connaissez ?
— Un monde-jungle, si je ne m’abuse. Je ne savais pas qu’il avait été ouvert à la colonisation.
— Il ne l’a pas été. En principe, il est en quarantaine, mais l’astronavale a mieux à faire que de patrouiller en permanence autour de toutes les planètes déclarées dangereuses. Personne ne vous empêche de vous y rendre, à vos risques et périls, bien entendu. Un groupe d’amis à moi y a construit un chalet… En fait, c’est plutôt un bunker fortifié : la faune n’est pas de tout repos. Euris, c’est notre réserve de chasse privée, une réserve qui a la taille d’un continent.
— Cela semble intéressant.
— Ça l’est. Mais voilà que nos fiers chasseurs rentrent ; je dois faire honneur à mes obligations. Merci pour le verre.
Elle glissa du tabouret pour aller à la rencontre des nouveaux venus, et Arvine suivit du regard ses magnifiques fesses, mises en évidence par le pantalon moulant, ses jambes longues et fuselées, sa crinière noire qui lui arrivait à mi-dos.
Elle ne devait pas avoir beaucoup d’argent, il ne serait pas trop difficile de la faire atterrir dans son lit. Il était tellement occupé à imaginer comment il ferait ravaler à cette beauté son orgueil le jour où, nonobstant son nom prestigieux et la morgue de sa famille, elle finirait par s’offrir à lui, qu’il ne remarqua pas que personne n’adressait la parole à Maera et que les obligations qu’elle avait prétendu devoir assumer semblaient s’être évaporées. Après un bref échange de mots avec sa grand-mère, la jeune femme sortit du club et, au grand dépit d’Arvine, elle ne se montra plus de toute la soirée.
Ce ne fut que deux mois plus tard qu’il la rencontra à nouveau, cette fois dans une réception donnée par un de ses associés, et où il n’aurait franchement jamais imaginé trouver un membre de l’aristocratie. Elle portait une robe courte et très décolletée et s’appuyait avec nonchalance au dos d’un sofa. Plusieurs jeunes gens l’entouraient, parmi lesquels il reconnut deux loups aux dents acérées qui travaillaient pour son principal concurrent. Il se fraya un chemin parmi les invités de la soirée, ne répondant que d’un signe impatient aux salutations, et la rejoignit.
— Bonsoir, je suis ravi de vous revoir.
— On se connaît ? fit-elle sur un ton d’ennui poli.
— Mais oui, nous nous sommes rencontrés à la Veste Rouge.
S’il était fâché qu’elle l’eût oublié, il n’était pas mécontent de faire savoir autour de lui qu’il avait ses entrées dans le club le plus sélect de la planète.
— Ah, oui.
Une étincelle d’intérêt brilla dans les yeux de la jeune femme, qui lui prit inopinément le bras en ajoutant :
— Allons nous chercher un verre, voulez-vous ?
Il obtempéra, bien sûr, et accepta de la suivre sur la terrasse, bien qu’il y fît un froid de canard, ce qui les obligea à endosser un manteau, le privant de la vue plongeante dans le décolleté de Maera. Il essaya de lui passer un bras autour des épaules, mais elle se dégagea d’un mouvement serpentin et lui fit face.
— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai raconté à propos d’Euris Magna ?
— Bien sûr. Je me suis même renseigné sur les possibilités de m’y rendre, mais aucune compagnie ne couvre cette route. Apparemment, il n’y a pas du tout d’astroport là-bas. Je pourrais y aller avec mon yacht spatial, mais il faudrait que vous me donniez les coordonnées du chalet de vos amis.
— Non, ce ne serait pas une bonne idée. Pas bonne du tout. Voyez-vous, le bunker est parfaitement protégé des attaques par voie de terre et par voie aérienne. Vous risqueriez de vous faire tirer dessus. Toutefois, si vous tenez à participer à une vraie chasse avec de vrais fauves, je peux vous mettre en contact avec la personne qui s’en occupe.
— Cela me plairait, bien sûr : je suis un chasseur dans l’âme, un vrai, pas une de ces vieilles filles en pantalon qui passent une journée entière à poursuivre un leurre.
— Je vous comprends. Je vous comprends même très bien.
Maera se passa la langue sur les lèvres, le fixant droit dans les yeux, et Arvine se sentit tout émoustillé.
— Comptez-vous y aller prochainement ? On pourrait faire le voyage ensemble.
Mais elle secoua la tête.
— Pas cette fois. Je suis invitée en permanence au chalet, mais je dois m’acquitter du transport et de la location des armes ainsi que de la tenue. Y aller plus d’une fois par an est au-dessus de mes moyens.
Il se demanda s’il ne devait pas lui proposer de payer son ticket, mais il n’en fit rien. Autant visiter les lieux une première fois et essayer de découvrir si la belle Maera n’était pas la maîtresse en titre de l’un des organisateurs : quand il investissait son argent, Arvine entendait encaisser les bénéfices sans trop tarder.
— Donnez-moi les coordonnés de vos holophones et autres moyens de communication, ronronna la jeune femme. La personne qui vous contactera utilisera le mot rhinocéros.
Quatre semaines passèrent avant que son communicateur personnel, dont seulement une poignée de relations d’affaires avaient les coordonnées, ne sonne à une heure inhabituelle. Une voix métallique, manifestement contrefaite, au point qu’il n’aurait pu dire si elle appartenait à un homme ou à une femme, lui marmonna à l’oreille :
— Salut, ici rhinocéros. On a une amie commune, je pense, bien qu’en fait la définition de commune ne cadre pas tout à fait avec ce beau spécimen de femelle, n’est-ce pas ?
Il se sentit froissé : bien qu’il ne l’eût rencontrée que deux fois, il avait commencé à considérer Maera comme sa propriété privée. Mais il ravala son dépit : si, pour arriver sur Euris Magna, il fallait passer par ce malotru (il avait conclu que c’était un homme), eh bien il avalerait la couleuvre – quitte à le lui faire payer, et avec intérêts, une fois qu’il serait introduit au chalet.
— Ce serait pour dans un mois, cela vous convient ? Bon, voici les conditions, continua la voix : 300 000 pour une semaine, et cela comprend voyage, logement, armes, tenue de chasse, nourriture et extras. Il y aura une chasse par jour, et vous pourrez abattre autant de gibier que vous voulez. Ce n’est pas ça qui manque. Et parmi les extras, vous pourrez choisir : femme ou homme, adulte ou enfant, selon vos goûts.
— 300 000 ? C’est beaucoup, on pourrait peut-être…
— C’est à prendre ou à laisser. On ne négocie pas. Alors ?
— Bon, je prends.
— Avez-vous de quoi noter ? Bien, virez la somme sur ce compte.
Et l’inconnu mitrailla une série de chiffres ; il reconnut dans les trois premiers l’indicatif d’un de ces paradis fiscaux, extrêmement utiles pour blanchir n’importe quelle somme d’argent. Il le savait bien, il avait lui-même un compte là-bas.
— Il s’agit d’une banque aux comptes numérotés, qui garde le secret absolu sur les transactions, objecta-t-il. Je n’aurai aucune preuve du virement, comment…
Mais l’autre l’interrompit grossièrement :
— C’est comme ça et pas autrement. Quoi, tu fais ton timoré maintenant ? Et dire que la fille t’avait pris pour un mec, un vrai, qu’elle a dit ! Faudra lui remettre les pendules à l’heure.
Il accepta, évidemment. Et tout aussi évidemment, dès qu’il eut envoyé le virement, il se rendit compte qu’on l’avait manœuvré pour qu’il réagisse comme l’aurait fait tout mâle qui a du respect pour sa virilité. Il était tombé dans le panneau comme un adolescent boutonneux, mais s’il ne voyait plus la couleur de son argent, quelqu’un casquerait, pour sûr. La belle Maera, par exemple. Et il avait une ou deux idées sur la façon de la faire casquer.
Mais, le jour même, Rhinocéros le rappela et lui fixa rendez-vous sur un vieil héliport désaffecté, à quelques kilomètres de la ville.

Le voyage ne dura que deux jours et se passa sans histoire. Il y avait à bord une dizaine de passagers, mais il ne les vit que rarement ; tout le monde, lui compris, tenait à rester discret. Après tout, sans être franchement illégal, le safari était très, très proche des marges de la légalité.
Ils débarquèrent sur une esplanade de roche vive. Deux voitures puissamment blindées les attendaient, sur lesquelles étaient montées quatre armes qu’en bon trafiquant Arvine reconnut comme des canons au plasma, des engins militaires dont le commerce était strictement réglementé.
— Vite, vite ! les houspillèrent deux hommes en tenue de combat, qui surveillaient la jungle toute proche.
Il commençait à se dire que tant de précautions devaient avoir pour but de jeter de la poudre aux yeux, quand un mastodonte apparut sur la route et chargea la voiture de tête. Le canon fit feu et la bête s’effondra dans un grésillement de chair brûlée.
— C’est cela que nous allons chasser ? demanda un petit bonhomme qui arborait une moustache ridicule. Il semblait terrorisé.
— Non, monsieur. Pas cette fois. On vous expliquera tout au chalet.
Le chalet qui, de l’extérieur, ressemblait vraiment au bunker dont avait parlé Maera, fut une heureuse surprise. Un repas digne d’un restaurant quatre étoiles, suivi d’un briefing sur les exemplaires qu’ils allaient chasser le lendemain. Ceux qui en étaient à leur premier safari étaient censés se rendre dans la réserve à petit gibier, où il n’y aurait que des herbivores. Arvine en fut très mécontent, du moins jusqu’à ce qu’on lui montre l’image holo grandeur nature des exemplaires de faune locale qu’il aurait à affronter.
Après le dîner, on leur offrit des alcools de grande classe et les meilleures drogues qu’on pouvait trouver sur le marché. Parmi les « extras », Arvine choisit une toute jeune fille, qui paraissait au bord de la panique. Une nuit vraiment agréable.
Le matin suivant, il endossa la tenue fournie par le chalet, une espèce de training mimétique. Il rechignait à se séparer de son magnifique ensemble à veste rouge et pantalon blanc, mais son guide insista. Il devait absolument porter cet horrible accoutrement : les couleurs brunes et vertes lui permettraient de s’approcher du gibier en se confondant avec les plantes de la jungle. De plus, le col de la veste contenait un localisateur : les équipes de secours pourraient ainsi le retrouver s’il était blessé ou s’il se perdait.
L’île sur laquelle une navette les déposa était aussi grande que la moitié du continent nord de son monde natal ; comme on leur avait expliqué la veille au soir, on l’avait débarrassée des grands prédateurs et elle n’était peuplée que d’herbivores. Mais il s’agissait de bêtes qui pesaient entre une tonne et une tonne et demie, douées d’armes de défense puissantes : en plus d’une cuirasse solide qui les recouvrait presque complètement, elles avaient des griffes longues comme le bras, des cornes affilées et des dents qui ne semblaient pas destinées uniquement à mâchouiller des herbes.
Les rabatteurs étaient déjà au travail depuis quelques heures, et le chef des guides attribua à chacun des six chasseurs une position différente.
Arvine fut posté le long d’un sentier ou, pour mieux dire, d’une trouée entre les arbres, vers laquelle on était en train de rabattre un troupeau de bêtes que son mentor appelait des sauriens.
— Laissez passer toute la bande, lui recommanda l’homme, et abattez l’un de ceux qui sont à la traîne ; ce sont des bêtes âgées, souvent en mauvais état, et les autres n’essayeront pas de les défendre. Si vous aviez le malheur de toucher un des petits, par contre, ils vous piétineraient à mort en cinq minutes. Rappelez-vous qu’il n’y a que deux endroits où la cuirasse laisse des points vitaux exposés : les yeux et les replis de peau à la base de la tête. Inutile de gaspiller des coups ailleurs. Pour percer la carapace, il faudrait un canon.
Il resta seul dans la forêt silencieuse. Son cœur battait d’excitation : le moment de vérité arrivait, ce moment que seul un homme digne de ce nom est capable d’affronter.
Le troupeau s’annonça par un bruit de tonnerre : les énormes bêtes, terrorisées par des hurlements et des explosions, arrivaient dans un galop désordonné. Il resta caché derrière un tronc d’arbre pendant qu’à moins de cinq mètres de distance déboulait une vingtaine de mastodontes, chacun desquels aurait pu le réduire en charpie avec les énormes défenses qui pointaient de son mufle, ou bien le piétiner à mort, comme avait dit le guide.
Derrière les autres, trottait lourdement un exemplaire qui tenait sa puissante tête si basse qu’on aurait dit que le poids des défenses l’attirait inexorablement vers le sol. Arvine leva son arme, un splendide fusil à charges explosives, visant les plis à la base du cou, où les plaques de la cuirasse béaient. Il tira un seul coup silencieux, et la tête du projectile s’enfonça dans la peau verdâtre. Il y eut une petite explosion, puis la bête s’effondra comme une masse. Un flot de sang sortit de la blessure, les énormes pattes frémirent dans un spasme, puis s’immobilisèrent.
L’homme sortit prudemment de sa cachette et s’approcha. À son orgueil d’avoir réussi à tuer sa proie d’un coup unique se mêlait une pointe de déception. C’était déjà fini ? Deux heures en aérocar, un parcours long et harassant dans la touffeur de la forêt, une attente interminable, et puis tout s’était joué en quelques secondes.
Il donna un coup de pied rageur à la carcasse, puis l’examina avec attention : en dehors des points que le guide lui avait demandé de viser, il y avait d’autres endroits où la peau n’était pas protégée par la carapace : la queue, le dessous des pattes…
Demain, se promit-il, je commencerai par lui envoyer un ou deux coups juste pour le blesser, au lieu de le finir tout de suite. Trois cent mille unités que j’ai payées ! J’en veux pour mon argent.
Les jours suivants, il s’amusa beaucoup plus, et la semaine passa trop vite.
— Je veux revenir, déclara-t-il au moment de son départ, mais la prochaine fois pas de petit gibier, d’accord ? Je joue dans la cour des grands, moi. Je suis un homme, un vrai.
Il gratifia d’un regard de profond mépris le petit moustachu qui montait péniblement à bord, s’appuyant sur deux béquilles. Ce ne serait pas cette demi-portion qui exigerait une chasse plus dangereuse, plus passionnante.

Six mois plus tard, il eut le plaisir de trouver la belle Maera sur l’astronef qui le conduisait à Euris Magna.
— C’est votre deuxième voyage ? lui demanda-t-elle.
— Le troisième, répondit-il fièrement. La fois passée, j’ai déjà chassé le gros gibier.
Il lui raconta par le menu ses journées dans l’île aux carnivores, la traque patiente, les dangers qu’il avait bravés, les monstres qu’il avait abattus. Il passa sous silence le fait qu’après l’excitation de sa première journée il avait considérablement amoché son « extra » pour la nuit. De toute façon, il avait royalement indemnisé les organisateurs, donc cela ne comptait pas vraiment, n’est-ce pas ? Pas la peine d’en faire toute une histoire. Ces crétins auraient voulu l’interdire de séjour sur la planète, mais c’était sans compter avec son caractère entier : il leur avait laissé entendre qu’il avait des amis haut placés. Très haut placés. Et qu’un mot dans la bonne oreille leur aurait fait pleuvoir l’aérospatiale sur le ciboulot. Non, mais qu’est-ce qu’ils s’imaginaient ?
La jeune femme avait écouté le récit de ses exploits en se bornant à des murmures polis, sans paraître particulièrement impressionnée.
— Vous devriez essayer, lui suggéra-t-il alors. Je vous assure que c’est autrement plus passionnant que la réserve à herbivores.
— J’ai déjà essayé, trois ou quatre fois.
— Trop dur ?
— Pas vraiment. Maintenant, je vais dans la troisième île, celle où se trouve le gibier le plus dangereux.
Elle refusa d’en dire plus : les organisateurs n’aimaient pas les commérages, et elle n’avait aucune envie de se voir retirer le droit de venir à Euris Magna.
— C’est comme ça et pas autrement, coupa-t-elle court aux questions insistantes d’Arvine.
Boudeur, il se renfonça dans son siège en se demandant où donc il avait déjà entendu cette expression stupide.
Dès son arrivée, il affronta le directeur. Il exigeait de participer au safari dans la troisième île. Et pas la prochaine fois, le lendemain même. L’homme se fit tirer un peu l’oreille, mais quelques menaces voilées le remirent à sa place.
— Je vais en référer à mes supérieurs, finit-il par maugréer.
Et, de fait, l’autorisation lui fut accordée, mais moyennant le dépôt d’une garantie d’un montant extravagant : les proies étaient très coûteuses, à ce qu’on lui dit, et on n’avait le droit d’en abattre qu’une seule. Il exigea naturellement un reçu en bonne et due forme, en deux copies. Il en cacha une dans ses bagages, puis il glissa la deuxième dans le sachet qu’il portait suspendu à son cou nuit et jour.
Le lendemain il embarqua à l’aube dans une navette différente, dans laquelle les sièges pour les passagers n’avaient pas de fenêtre. Quel excès ridicule de précautions, se dit-il. S’imaginent-ils que je vais prendre note des coordonnées de l’île pour y venir en yacht ?
La piste d’atterrissage se trouvait dans un véritable camp retranché, avec des miradors et des sentinelles.
— Voulez-vous enfin me révéler ce que nous allons chasser ? demanda-t-il à Maera qui, au lieu de s’asseoir à côté de lui, avait voyagé dans la cabine de pilotage.
— Venez par là : dans le bâtiment où on distribue les armes et les tenues de chasse, il y a une série d’écrans. Nous verrons peut-être du gibier, à moins qu’ils n’aient repéré une fois de plus les caméras et qu’ils ne les aient détruites.
— Sont-ils si intelligents ?
— Pas tellement au fond : s’ils l’étaient, ils ne se laisseraient pas attraper et ne finiraient pas dans la réserve.
Trois guides les attendaient ; tandis que ses compagnons de voyage recevaient leurs tenues et une panoplie complète d’armes, Arvine alla jeter un coup d’œil aux écrans.
Maera secoua la tête.
— Ils ont de nouveau démoli les caméras… Bon, il y a toujours la baie vitrée, mais il est rare d’en voir par là.
La baie en verre renforcé courait le long de la moitié d’une paroi. Arvine scruta la forêt, qui était moins dense que dans les autres îles où il s’était rendu. Il y avait un bosquet d’arbres fruitiers, manifestement non indigènes.
— Ce ne sont pas des carnivores ! s’exclama-t-il avec dépit.
— Ils mangent de tout. Parfois, quand ils ne trouvent rien d’autre, ils se dévorent même entre eux.
Quelque chose bougea derrière un buisson couvert de fleurs blanches, totalement incongrues dans cet endroit sauvage. Les branches s’écartèrent un instant, puis retombèrent, mais il avait eu le temps de distinguer un couple, un homme dépenaillé, les yeux hagards, et une femme à l’air terrorisé.
— Ce sont des êtres humains ! s’exclama-t-il.
— Oui. Cela vous gêne ?
Maera s’était approchée en silence et le toisait, l’air goguenard.
Il se lécha les lèvres. Il avait entendu raconter quelque chose à ce propos, des années auparavant, mais il n’y avait jamais cru vraiment.
— Sont-ils armés ?
— Bien sûr, sinon ce ne serait pas du sport, n’est-ce pas ? Mais leurs armes sont moins performantes.
— Et… on peut chasser uniquement les mâles ou bien… ?
— Cela dépend uniquement de ce qu’on arrive à débusquer. Les femmes sont moins nombreuses ; pour la plupart, il s’agit d’extras qui ne sont plus en mesure d’accomplir leur travail, ou d’autres rebuts.
Arvine resta planté devant la baie, dans l’espoir d’apercevoir encore une proie, une femme de préférence, mais ce fut peine perdue. Une fois ou deux, les branches des buissons bougèrent, mais cela aurait tout aussi bien pu être le vent.
Quand il se décida à abandonner son poste d’observation, il s’aperçut que les autres étaient déjà partis. Il ne restait qu’un guide, qui manifestement l’attendait.
— Voilà pour vous, lui dit l’homme d’un ton rogue en lui tendant un fusil et un pistolet.
— C’est tout ce qui reste ? Il n’y a même pas de viseur à infrarouges ni de logiciel de pointage ! s’indigna-t-il. Et où est ma tenue de camouflage ?
— Tout ça, c’est réservé aux chasseurs, lui répondit le guide.
D’une violente poussée entre les omoplates, il l’envoya valdinguer par-delà une porte blindée, qu’il claqua derrière lui.
Arvine se retourna, abasourdi. Derrière la vitre épaisse, Maera était en train d’enfiler une tenue de camouflage. Elle passa un pistolet laser à sa ceinture, puis empoigna un fusil dernier modèle et le soupesa. Levant le regard vers lui, elle lui adressa un grand sourire satisfait et pointa l’index vers sa poitrine, avant de le replier.

Première publication en 2011 dans le numéro 178 de la revue Solaris.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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