La Ligne de Pierre Bordage

 Pierre Bordage, notre « Vendéen élevé sous la mère », disait le catalogue de nos amis de l’Atalante je ne sais plus quelle année, nous assène son grand talent de conteur depuis 1993 avec sa trilogie Les Guerriers du silence. Et depuis, Môssieur est un collectionneur de prix littéraires impénitent. (GPI, Prix Cosmos 2000, Prix Bob Morane, Prix Julia Verlanger, Prix Tour Eiffel, Prix Imaginales, Grand Prix Paul Féval de Littérature Populaire).
Qu’il œuvre dans le space-op, le post-ap, l’anticipation à court terme ou même la fantasy, la plume du Pierre est fortement orientée vers l’humanisme et une certaine forme de spiritualité, et la violence de certaines des situations décrites n’est jamais complaisante, mais relève d’une dénonciation virulente de toute forme de fanatisme et du détournement du pouvoir politico-religieux.

Le Cafard cosmique le décrit comme « un surdoué qui rappelle les grands feuilletonistes du XIXe par ses talents de conteur, sa facilité d’écriture, et l’ampleur de son œuvre », on ne saurait mieux dire.

Son petit dernier, Le Jour où la guerre s’arrêta, au Diable Vauvert, est une merveilleuse fable contemporaine, qui touchera bien plus que notre petit public SFFF habituel.

BORDAGE2007

La biblio de notre Vendéen sur noosfere
Sa bio sur le site de l’Atalante et sur wikipedia

Bon, notre Grand Pierre nous convie à une « rando » surprise… Accrochez-vous !

 

La Ligne

Ned, le passeur, nous a fait signe de nous taire avant de se pencher sur le côté et de coller son oreille sur la chape de béton. Un silence de tombe nous a enveloppés. Les moustiques géants ont profité de notre immobilité pour nous agresser. L’un d’eux s’est posé sur mon bras. J’ai vu son abdomen renflé et transparent se gorger de mon sang. Je me suis mordu la lèvre inférieure pour ne pas hurler.
« Nous ne pouvons pas rester ici, a soufflé Ned en se redressant. Ils risquent de débouler d’un moment à l’autre.
— La chape me parait pourtant épaisse et solide, a objecté Arlo, un homme qui transpirait en abondance en dépit de sa sécheresse apparente.
— Elle suffisait autrefois. Mais ces salopards n’ont cessé de se renforcer. Ils la transperceront avec la même facilité que du sable ou de la terre meuble. » Ned a fixé son interlocuteur d’un regard mi goguenard, mi provoquant. « Vous n’êtes pas obligé de me croire, mais, si vous restez dans le coin dix minutes de plus, vous avez de grandes chances de finir empalé. »
La pomme d’Adam d’Arlo a joué un long moment au yoyo le long de son cou et failli crever sa peau ravinée. Il s’est épongé le front du dos de la main.
« Vous connaissez un coin plus sûr ? » a demandé Milenn, une femme d’une quarantaine d’années au corps athlétique, aux cheveux prématurément blanchis et à la peau hâlée.
Ned a réfléchi quelques secondes avant de hocher la tête. Je persistais à le trouver beau en dépit du lacis de rides qui lui déchiquetaient le visage, des taches brunes sur son crâne lisse et des dépôts blanchâtres au coin de ses lèvres, peut-être parce que je le voyais comme notre sauveteur et qu’un sauveteur paraît toujours beau à ceux qu’il secourt. Il portait un treillis vert sombre aux nombreuses poches d’où saillaient les manches gainés de cuir de ses machettes.
« Un refuge à une demi-heure d’ici. Mais faudra grimper, et je ne sais pas si tout le monde aura suffisamment d’énergie pour arriver là-haut. »
Son regard s’est promené sur chacun des membres du groupe. Nous étions sept, tous issus de Marseille, sept qui avaient payé une petite fortune pour s’offrir les services d’un passeur, sept qui ne voulaient plus vivre sous la menace constante de l’envahisseur souterrain. Nous ne nous connaissions pas. La peur permanente qui nous tenaillait le ventre nous servait de lien. Nous en avions assez des nuits émiettées par les alertes, assez du spectacle désolant des quartiers dévastés, assez des promesses creuses de ceux qui nous gouvernaient.
C’était Vlad, l’organisateur, qui avait collecté l’argent et contacté Ned, l’un des passeurs les plus réputés du secteur Grand Sud. Il devait nous conduire de l’autre côté de la Ligne, dans les contrées septentrionales qui résistaient à la fois au réchauffement climatique et à la colonisation infernale. Nous espérions y mener une existence enfin débarrassée des cauchemars. Les dernières images qui nous étaient parvenues de là-bas avant l’arrachement des câbles en fibre optique et la chute des derniers satellites montraient une population détendue et des espaces dénudés à perte de vue.
« Va falloir se sortir les doigts, a grogné Ned après m’avoir lancé un regard que j’ai jugé, probablement à tort, complice. Les traçants sont vraiment rapides dans le secteur.
— Les traçants ? a bêlé Elsa, une femme que je trouvais un brin pénible — qu’étant donné son insolente beauté, j’aurais forcément trouvée pénible.
— Y a des coins où ce sont les capiteux qui dominent, plus peinards, plus sournois également. Ici, ce sont les traçants. Ça veut dire qu’ils avancent à toute allure. À la vitesse d’un cheval au galop, prétendent certains. Allons-y. »
Joignant le geste à la parole, il s’est avancé vers le bord du refuge de béton et a commencé à marcher entre les pousses qui venaient tout juste de crever le sol. Il a tiré une machette de l’une de ses poches et l’a tenue levée devant lui, prête à l’abattre à la moindre alerte.
« Qu’est-ce que vous attendez, bordel ? a-t-il hurlé sans se retourner. Mettez vos pas dans les miens. »
J’ai saisi ma proche machette — achetée une fortune à un salopard de la ville, receleur de son état — et je me suis lancée sur les traces du passeur. Les autres m’ont suivie en file indienne.
La terre se gondolait et craquait par endroits. Des pousses apparaissaient çà et là, de la taille d’un doigt et pointues comme des aiguilles. Elles atteindraient trois ou quatre mètres en moins d’une journée, une centaine de mètres en un petit mois. Plus solides qu’un alliage métallique, elles formeraient bientôt une forêt dense, inextricable, élimineraient toute autre forme de vie végétale, stériliseraient la terre et condamneraient à la disparition l’ensemble de la chaine alimentaire. La transpiration collait mon tee-shirt et mon pantalon à ma peau. J’aurais bien arraché mes vêtements, mais les moustiques, ces foutus parasites qui ont pour seule fonction de vider les autres créatures vivantes de leur sang, auraient été trop heureux de l’aubaine. J’ai rivé mon regard au large dos de Ned, qui marchait environ cinq mètres devant moi. Mes jambes lourdes, douloureuses, peinaient à me porter. Je me suis demandé s’il me restait suffisamment de forces pour grimper jusqu’au refuge dont avait parlé le passeur.
Vlad nous avait prévenus avant d’encaisser notre fric :
« En moyenne, seulement trois candidats au départ sur dix arrivent de l’autre côté de la limite ; avec Ned, la proportion monte à cinq. »
Nous étions partis des quartiers nord de Marseille depuis seulement trois jours, et certains d’entre nous rencontraient déjà de grosses difficultés à suivre le rythme. La chaleur humide, l’air irrespirable, l’angoisse et la vigilance de tous les instants, les moustiques, le rationnement de nourriture et d’eau, le manque de sommeil, les muscles et les tendons endoloris par la répétition des efforts, les pieds en sang dans les chaussures rendaient la progression difficile. L’itinéraire choisi par Ned évitait les zones les plus denses et privilégiait les rubans dégagés qui avaient jadis été des autoroutes. Tantôt nous foulions un bitume gondolé, craquelé, perforé par les chaumes, tantôt nous coupions à travers des étendues encore épargnées par les pousses. Ned ne nous accordait que des pauses très brèves, insuffisantes à mon goût — au goût de tous les membres du groupe — et, le temps que nous restions allongés, gardait en permanence l’oreille posée sur le sol.
« Les traçants font un raffut de tous les diables lorsqu’ils progressent, avait-il expliqué. Ça nous donne une chance de leur échapper. »
J’avais tenté un soir d’ausculter le sol en copiant chacun de ses gestes ; je n’avais rien perçu d’autre que des grondements sourds qui pouvaient aussi bien être émis par des cours d’eau souterrains.
« Il faut une oreille exercée… »
J’avais eu la nette impression, même si Ned avait gardé son impassibilité, qu’il se foutait de moi. Je n’avais aucune idée de son âge, mais je supposais qu’il avait au moins le double du mien, qu’il aurait pu être mon père, que je n’avais donc aucune chance qu’il me considère comme une femme. Mes vingt ans et mon allure de garçon manqué ne pesaient pas lourd en comparaison de la trentaine bien sonnée et de la beauté fatale d’Elsa. Le regard du passeur se posait souvent sur elle, à la dérobée, et je décelais dans ses yeux des flammes d’admiration et de désir.
Un cri a surgi de l’arrière. Je me suis retournée, machette en main. Une silhouette gigotante allongée sur le sol. Aymé, un homme d’environ trente-cinq ans dont j’appréciais le calme, l’humour et la discrétion. Une flaque pourpre s’élargissait sous son corps. Son épouse, Malka, se tenait à ses côtés, secouant sa longue chevelure brune, se tordant les mains, poussant des gémissements sourds.
Ned les a rejoints en quelques bonds et s’est penché sur Aymé. La pousse s’était fichée dans le talon du malheureux et, à en juger par la bosse en haut de son mollet, s’était enfoncée d’une trentaine de centimètres dans sa jambe.
« Hameçonnage », a murmuré le passeur. Il a regardé sous le pied d’Aymé. « Elle est déjà épaisse, pas sûr que je réussisse à la couper. Ce serait plus sûr de lui trancher la jambe.
— Non ! » s’est récriée Malka.
Malgré la douleur, Aymé a calmé sa femme d’une pression de la main sur son avant-bras.
« Essayez de couper la pousse, a-t-il murmuré à Ned. Si vous n’y arrivez pas, laissez-moi là. Je n’aurais aucune chance sur une seule jambe, et je vous retarderais. »
Des larmes ont roulé sur les joues brunes de Malka. Le passeur a hoché la tête et s’est positionné de manière à pouvoir inciser la pousse sans toucher le pied du blessé. La lame de sa machette a frappé la tige à trois reprises. Elle n’est pas parvenue à entailler le chaume malgré la puissance et la précision des coups. J’ai vu la pointe progresser dans la jambe d’Aymé, comme un animal avide de sa chair. Le malheureux a laissé échapper un interminable gémissement. Malka l’a serré dans ses bras avant de se relever, d’essuyer ses larmes d’un revers de manche et de déclarer, d’une voix ferme :
« Donnez moi votre machette. Elle est mieux aiguisée que la mienne.
— Que comptez-vous en faire ? » a demandé Ned.
Elle n’a pas répondu, elle a simplement tendu la main, saisi la machette du passeur et l’a abattue sur le cou de son mari d’un geste aussi soudain que précis. Lorsque j’ai vu la tête d’Aymé rouler sur la mousse, j’ai haï de toutes mes forces ces aiguilles végétales qui surgissaient de terre comme les imprévisibles lances d’une armée souterraine.
« On s’était promis de jamais laisser l’autre souffrir, a marmonné Malka en rendant sa machette à Ned. Allons-y. »
Le passeur a repris sa place en tête de colonne et s’est lancé à l’assaut du raidillon qui se dressait devant nous.

Le refuge se présentait sous la forme d’un pic rocheux de deux ou trois cents mètres de hauteur. On y accédait par un sentier aux lacets serrés qui nous obligeaient à puiser dans des réserves déjà bien entamées. J’entendais, avec une joie mauvaise, les ahanements et les expirations sifflantes d’Elsa derrière moi. Ses vêtements seyants et ses chaussures de marque ne lui donnaient aucun avantage sur ce terrain accidenté. Son visage boursouflé par les piqûres de moustiques avait viré au cramoisi.
Le premier à craquer a été Joss, un type de vingt-huit ans dont l’allure maladive donnait constamment à penser qu’il était sur le point de se disloquer. Il s’est affaissé sur le côté du sentier, a roulé dans la pente et heurté un grand rocher une dizaine de mètres plus bas. Il s’est relevé comme un ressort et, d’un ample geste du bras, nous a fait signe que tout allait bien. Le sol a légèrement tremblé autour de lui. Son regard exorbité a balayé les environs avec une intensité qui transformait ses yeux en ampoules électriques. Aucune pousse n’était visible sur ce pic totalement dépourvu de végétation, cerné plusieurs dizaines de mètres plus bas par un océan vert, houleux et bruissant.
Joss a entamé la remontée en s’accrochant aux pierres disséminées sur la pente. Ned n’a pas attendu qu’il nous rattrape, il a repris son ascension en accélérant l’allure, comme s’il voulait semer le retardataire, comme s’il voulait atteindre le plus rapidement possible son quota de pertes. Je me suis souvenue des paroles de Vlad : «Un passeur n’est pas une nounou, vous n’avez rien d’autre à attendre de lui qu’il vous ouvre le chemin ». Un craquement a attiré mon attention : des traçants ont surgi dans la pente en contrebas avec une puissance sidérante qui a projeté leurs cimes effilées à plus de trois mètres de hauteur. Ils ont bougé en cadence. Leurs balancements et leurs fredonnements menaçants évoquaient la danse rituelle d’une tribu sauvage avant l’attaque. Joss, qui avait eu le temps de regagner le sentier, les a fixés d’un air de défi. Dans quelques jours, les rhizomes finiraient par prendre d’assaut le pic, le ronger et le renverser pour l’amalgamer à l’océan vert. Certains affirmaient, en ville, qu’ils étaient doués d’une intelligence diabolique, une théorie à laquelle je n’ai jamais adhéré bien que l’adaptation soit une forme d’intelligence.
« La différence, c’est qu’il n’y a pas chez eux d’intentions, déclarait d’un ton docte Lamark, un vieil homme qui me choisissait pour confidente un ou deux soirs par semaine dans le bar où je finissais la plupart de mes soirées. Ils font ce pourquoi ils sont programmés, ils conquièrent de nouveaux territoires, et, comme ils sont rapides et puissants, ils nous débordent et resserrent leur étreinte. »
Il ajoutait parfois que l’espèce avait été génétiquement modifiée pour en accentuer la solidité, l’agressivité, la vitesse de croissance, il vitupérait contre les apprentis sorciers qui avaient voulu exploiter à outrance leur solidité, leur légèreté, leur propriétés combustibles, puis il noyait son reste de raison dans l’alcool frelaté servi à profusion par le tenancier du bar.
Nous avons enfin gagné le sommet, où une plate-forme rocheuse large et lisse nous permettrait de nous restaurer, de nous allonger et, peut-être, de nous reposer. Exténuée, je me suis écroulée et montrée incapable de bouger pendant une bonne heure, puis je me suis secouée pour aider les autres à préparer le repas. La gorge et l’estomac noués, Malka n’a rien pu manger malgré l’insistance de Ned. Elle a seulement bu une gorgée d’eau tiède, puis, secouée de temps à autre par les sanglots, elle s’est recroquevillée dans un coin. Nous nous sommes partagé sa part et personne, pas même Ned, n’a craché sur ce menu supplément.
Elsa a tenté de se refaire une beauté après le diner. Elle a gardé, dans le creux de ses mains, un peu d’eau qu’elle a passée sur son visage pour le nettoyer de la sueur et de la terre, puis elle a discipliné ses longs cheveux blonds à l’aide de la brosse qu’elle trimballait dans l’une de ses poches. Le passeur l’a observée pendant quelques minutes d’un air où l’étonnement le disputait à la moquerie, puis il s’est tourné, allongé, a tiré une couverture répulsive sur lui et s’est endormi presque aussitôt, la laissant finir seule et penaude son semblant de toilette. Milenn lui a lancé un regard vaguement compatissant avant de s’étendre à son tour.

L’offensive s’est produite au milieu d’une clairière d’une centaine de mètres de diamètre. Nous avions marché bon train jusqu’au milieu du jour dans une chaleur étouffante. Les traçants se sont dressés tout à coup autour de nous. Parmi nous. Des chaumes foncés, durs, affûtés, des tiges fistuleuses, ligneuses, capables de transpercer les surfaces les plus denses.
Joss n’a pas eu autant de chance que la veille. Une pointe lui a harponné le flanc, l’a soulevé comme un fétu de paille et l’a maintenu deux mètres au-dessus du sol. Ses contorsions n’ont réussi qu’à l’enferrer davantage sur le chaume.
« On fonce », a glapi Ned.
Personne ne s’est préoccupé du sort de Joss. Nous connaissions les dangers de ce genre d’expédition, mais l’abandonner en train de hurler et de gigoter au bout d’une pique assassine m’a baignée de culpabilité et d’amertume. Nous avons couru entre les chaumes qui surgissaient de terre. J’ai trébuché sur l’un d’eux, perdu l’équilibre, je me suis retrouvée le nez dans la terre humide, une pousse a bondi tout près de mon oreille dans un chuintement hideux et s’est élancée vers le ciel avec un étrange soupir, j’ai perçu sous moi le grondement caractéristique du galop des rhizomes, je me suis relevée et, aiguillonnée par la peur, je me suis enfuie à toutes jambes. J’ai dépassé un à un les membres épars du groupe. Repérant plus loin le treillis vert de Ned, je ne l’ai pas lâché du regard jusqu’à ce qu’il s’arrête et reprenne son souffle sur une large bande de béton encore nue. Une ancienne station service aux pompes prises d’assaut par la rouille. Les vestiges des bâtiments peinaient à s’extraire du lierre qui les étranglait. J’ai distingué, plus loin, les ruines d’un village ou d’une petite ville déjà conquise. Les rhizomes avaient éboulé la plupart des murs. Les pierres jaunes et les poutres brisées agonisaient entre les feuilles découpées.
« Saloperie ! a grogné Ned. Le jour où je verrai une de leurs putains de fleurs sera le plus beau de ma vie. »
— Une fleur ? »
Je n’étais pas sûre qu’il ait entendu ma question, je haletais comme une ventilation déréglée.
« Leur floraison annoncera leur mort prochaine. La mort de tous les traçants.
— C’est une légende, non ? »
Il a secoué la tête en lâchant une longue expiration.
« Je guette chaque jour l’apparition de la première tache blanche au milieu de ces satanées feuilles. »
Arlo et Milenn ont rallié l’ancienne station, hors d’haleine, éraflés par les chaumes, maculés de sueur et de sang.
« On attend encore cinq minutes », a soufflé Ned.
J’ai espéré, sans oser me l’avouer, qu’Elsa ne nous rejoindrait pas. Je m’en suis voulue. Nous voguions toutes deux sur la même galère, nous aspirions toutes deux à une vie meilleure, nous voulions relever la tête, repartir sur de nouvelles bases, retrouver le plaisir d’être un humain sur Terre. J’ai ressenti un profond soulagement lorsqu’elle a surgi à l’extrémité de la bande de béton, allure vacillante, cheveux défaits, vêtements déchirés, yeux emplis de toute la détresse du monde.
Malka, en revanche, n’est jamais réapparue. Sans doute puisait-elle tout son courage dans l’amour de l’homme qui partageait sa vie, sans doute avait-elle décidé de prolonger leur histoire dans l’autre monde.

« La Ligne approche. »
Ned a sectionné d’un coup sec l’extrémité d’une petite pousse qui avait jailli entre ses pieds.
« Il vous faudra encore parcourir le chemin du retour », a lancé Elsa.
Le passeur a réfléchi un moment, les yeux rivés sur le bout de ses chaussures.
« Pas sûr, a-t-il murmuré. J’ai déjà fait trop de passages, vu trop de morts. Le fric ne servira bientôt plus à rien en ville. Serait sans doute temps pour moi de m’installer dans un coin tranquille. De franchir cette foutue démarcation. »
La perspective a eu l’air d’enchanter Elsa. Je n’ai pas eu l’envie de la trucider, cette fois. Je me foutais que Ned me voie comme une vraie femme ou pas, je ne songeais qu’à arriver vivante et entière de l’autre côté de la Ligne. Encore une trentaine de kilomètres, et nous serions hors de portée des traçants, de la chaleur et des moustiques.
Nous nous sommes remis en chemin après cette petite pause bienvenue. Devant nous, au loin, se dressait une intimidante muraille sombre que le passeur appelait la barrière Orange.
« Pourquoi orange ? a demandé Elsa.
— Ça évoque une ancienne ville, pas une couleur. Une fois qu’on aura franchi cet obstacle, on sera en sécurité. »
L’obstacle se présentait sous la forme de chaumes noirs de cinquante ou soixante centimètres de largeur, et de plus de cent mètres de hauteur, si serrés qu’il fallait, pour se faufiler entre eux, jouer des épaules en espérant qu’ils ne se referment pas comme les mâchoires d’un piège géant. Frôler ces monstres me procurait une frayeur incommensurable saupoudrée d’une étrange exaltation. L’ivresse du danger, je suppose. J’avais l’impression de me balader dans la gueule d’une bête assoupie aux mille griffes, aux mille crocs.
« Faites gaffe, a lancé Ned d’une voix forte. De nouvelles pousses peuvent apparaître à tout moment. »
Il scrutait le sol avant chacun de ses pas. Je me suis rendu compte que, dans les zones où les chaumes s’étaient desséchés, des pointes d’une couleur brun clair s’élevaient tout à coup d’une cinquantaine de centimètres, prêtes à hameçonner tout être vivant fourvoyé dans les parages. Les ligules des feuilles me piquaient à travers mes vêtements, je manquais d’air, de lumière, la fatigue me pesait sur les épaules comme un joug, j’avais l’impression de traverser une contrée peuplée de divinités infernales.
J’ai accroché mon regard à la silhouette massive de Ned. Il m’a d’abord fait penser à mon père, disparu dans un éboulement à l’âge de mes sept ans, puis à mon dernier petit copain, une brute à la nuque épaisse qui confondait amour et parcours du combattant. Je sortais de vingt années d’une vie sans saveur, sans joie, sans espoir. Ma mère étant morte, je ne laissais pas un seul être aimé dans ma ville natale condamnée à la destruction. Tôt ou tard, ses derniers habitants devraient l’abandonner et se lancer dans un exode désespéré dont bien peu sortiraient vivants.
Des rayons parvenaient à s’immiscer entre les feuilles et à s’échouer en flaques étincelantes sur le sol.
Un cri.
Une pousse lui avait perforé la chaussure et le pied d’Arlo, coincé entre deux chaumes.
« Retire l’hameçon », a crié Ned.
Arlo a soulevé son pied en grimaçant jusqu’à ce que la tige rougie de son sang soit complètement dégagée.
« Tu peux marcher ? » a demandé le passeur.
Arlo a esquissé un pas. Son pied blessé s’est dérobé. Il s’est affaissé sur le côté et empalé sur d’autres pousses. L’une d’elles lui a transpercé le cœur. Son dernier soupir s’est confondu avec le friselis des feuilles.

La forêt s’éclaircissait peu à peu, la lumière mordorée du couchant s’engouffrait à flots par endroits.
Nous approchions de la Ligne.
Nous avions lutté toute la journée contre les chaumes sans prendre le temps de nous reposer. Nous nous étions restaurés sans nous arrêter, mâchant jusqu’à l’écœurement nos biscuits énergisants et nos fruits secs — nous persistions à appeler fruits ces trucs informes, incolores et infâmes qui coûtaient une petite fortune en ville. Nous avions tranché à tour de bras des pousses ou des tiges secondaires qui nous obstruaient le chemin. Il n’y avait pas une parcelle de mon corps qui ne fût pas douloureuse ; cou, épaules, jambes, bassin, dos semblaient avoir trempé pendant des mois dans une solution acide. Les mictions que je libérais en marchant pour diminuer les risques d’hameçonnage m’irritaient l’intérieur des cuisses. Je rêvais d’un bain d’eau glacée et d’un lit douillet.
« Encore un effort, a haleté Ned. Il faut qu’on sorte de la barrière avant la tombée de la nuit. »
Il s’est soudain immobilisé, comme un chien de chasse à l’arrêt. Mes yeux ont suivi la direction de son regard agrandi par la stupeur et se sont posés sur une tache blanche au milieu de feuilles frissonnantes.
La tige a soudain jailli sous ses pieds. Il s’est jeté sur le côté pour se sortir du piège, mais elle s’était déjà enfoncée de plusieurs dizaines de centimètres dans sa jambe. Elle a continué de pousser, lui a perforé le genou et est ressortie au milieu de sa cuisse.
« Saloperie. »
Sa voix n’était pas trempée dans la colère, mais fêlée par la résignation, comme s’il avait toujours su que l’envahisseur aurait un jour sa peau. Il a tenté une dernière fois de se dégager, puis, prenant conscience que ses soubresauts ne serviraient à rien, il s’est résigné.
Milenn, Elsa et moi nous sommes rapprochées de lui. Les traits crispés, il nous a fixées tour à tour avec d’infinies lueurs de regrets dans les yeux, puis il a tendu l’index vers la tache blanche
« La fleur… »
Nous avons tourné la tête dans la direction qu’il indiquait. La fleur déployait ses pétales de soie blanche trois mètres au-dessus de nous.
« La forêt doit en être couverte… » Il a trouvé la force de rire, un rire aux éclats blessants. « La floraison… Ça veut dire qu’ils vont tous crever… Crever… En même temps que moi…
— Vous n’êtes pas encore mort », a protesté Elsa, au bord des larmes.
Le passeur a fermé le yeux quelques instants. Son visage ressemblait à un masque funéraire flottant sur le fond de ténèbres. Le sang s’écoulait à gros bouillons de sa cuisse et imbibait le tissu de son treillis.
« Ce salopard m’a sectionné la fémorale. J’en ai pour trois à quatre minutes… Vous n’avez plus besoin de moi, vous êtes presque arrivées… »
Elsa s’est relevée et a éclat en sanglots. Les traits de Ned, de plus en plus pâle, se sont apaisés tandis que la mort prenait tranquillement possession de lui.
« Bonne chance », a-t-il chuchoté quelques secondes avant de s’éteindre en douceur.

Nous sommes sorties de la barrière au moment où le soleil se couchait dans un somptueux embrasement pourpre.
De l’autre côté, un tout autre paysage nous attendait. Des collines à perte de vue, coiffées d’une herbe ondulante et de bosquets d’arbustes aux teintes bleues et mauves. Malgré notre épuisement, nous sommes montées au sommet d’une éminence proche pour contempler la forêt assombrie et criblée de taches blanches qui annonçaient la fin d’un règne.

Bon, notre Grand Pierre nous a donc conviés à un atelier bambou. Mais, argh, pas tout à fait de la vannerie et de la confection de cendrier pour la fête des mères… Merci Grand Pierre (heureusement que la mode des salades au pousses de bambous est passée…)

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Une réponse à “La Ligne de Pierre Bordage”

  1. Rétroliens : Pierre Bordage en dédicace chez Bédéciné jeudi 20 avril

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