Néo-idéalisme de Christian Vilà

Christian Vilà alias Kriss Vila publie ses premières nouvelles en 1975 dans des revues comme Argon, Gandahar, et les anthologies Nouvelles Frontières Tome 2 (Fiction spécial n°25) et Dédales 1 d’Henri-Luc Planchat chez Marabout. Associé au mouvement de la science-fiction politique française des années 70, notamment par sa participation à l’anthologie Banlieues rouges de Joël Houssin chez OPTA,  notre co-trublion salutaire contribue à apporter un démenti aux critiques de ce courant  vu par certains comme un étendard politique au détriment de la narration, ah mais !

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Photo François Manson

Bon, d’accord, c’est vrai que l’ami Kriss a écrit des « horreurs », mais c’est pour la bonne cause, saperlipopette, du Gore, du SF Mystère et du Aventures et Mystères au Fleuve Noir quand celui-ci a multiplié ses collections. Une « horreur » dystopique avec Jean-Pierre Hubert sous le pseudo Jean-Christian Viluber, Noël Noir chez Phot’oeil, collection Sanguine en 1979, qui raconte la montée d’un groupe fasciste, le T.A.M. (Terreur Anti-Macaques. Tiens, tiens, résonance contemporaine nauséabonde…). Et puis, surtout, le Kriss nous a commis en 1977 Sang futur au Dernier Terrain Vague, un roman trash avant l’heure, roman/objet coup de poing manifeste du mouvement punk (réédité en 2008 chez Moisson Rouge).

Au total une douzaine de romans, une trentaine de nouvelles sont perpétrés par le monsieur,  en roman noir, fantastique, fantasy, SF, ainsi que des scénarios de BD et pour la télé.
Et en fantastique (ou Dark fantasy, allez, on va pas chipoter sur les étiquettes) un de mes chouchous reste pour le moment Les mystères de Saint-Pétersbourg, un récit initiatique bien noir et bien prenant où il associe rituels chamaniques et sorciers à l’histoire réelle de la révolution russe.

Christian est également président du S.E.L.F. (syndicat des écrivains de langue française) depuis 2011 (charge partagée depuis 2013 avec ma Dame Jeanne A. Debats).

La biblio du Kriss sur noosSFère et sur wikipedia.

Merci pour ce cadeau foudroyant le Kriss.

Néo-idéalisme

     C’est dans un bar à tapas de la rue Edgar Poe qu’Érèbe et moi nous sommes rencontrés. Après vingt-huit jours de canicule, la distorsion climatique atteignait alors à Paris un sommet qui n’a plus été égalé par la suite. Ce moment hors du commun est passé à l’histoire sous une dénomination parfaitement appropriée à la nature de notre relation : la nuit du Grand Éclair.
Notre « coup de foudre » est survenu dès le premier regard. Érèbe et moi l’avons échangé quelques secondes avant que terreur et folie s’abattent sur la ville. Ni elle ni moi n’avons échappé à cette réaction collective, mais l’intense émotion qui nous a subjugués nous a permis d’échapper à la déferlante de démence agressive qui s’est emparée des autres citadins. Cela ne nous a pas empêchés de devenir aussi fous qu’eux, mais pas de la même façon. Donc, si je plaide coupable, il me faut malgré tout rappeler qu’à cette époque, personne n’avait encore conscience des altérations cérébrales que provoquait le bouleversement climatique en cours.
Les attractions amoureuses, quelle qu’en soit la nature, c’est comme les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. De plus, j’étais légèrement ivre quand Érèbe m’est apparue, belle comme la nuit, moulée dans une tunique légère dont le tissu translucide révélait plus qu’il ne cachait. Précisons toutefois que si je l’avais rencontrée vingt minutes plus tôt, ça n’y aurait rien changé. Sauf que nous serions allés chez moi pour faire l’amour, et n’aurions pas survécu à l’explosion de la verrière qui jusqu’alors tenait lieu de toit à mon atelier d’artiste, ravagé à tel point que tout ce qu’il contenait a été réduit en charpie.
Après avoir passé la journée à perdre des litres de sueur dans la moiteur de ce même atelier, j’avais ressenti un sérieux besoin de prendre l’air. Travailler alors que la température nocturne ne descend plus en dessous de 30°C et que la moyenne diurne dépasse les 40° n’est pas une sinécure. Ne rien faire est à peine plus agréable : durant ces jours de canicule, les silhouettes avachies sur les bancs publics ne transpiraient pas de bonheur… Et même s’il s’agit d’une activité indispensable à la survie, boire de l’eau à longueur de temps finit par devenir insupportable. C’est pour cette raison que, ce soir-là, j’ai quitté mes pénates pour aller manger quelques tapas et boire un demi rue Edgar Poe. Enfin, quand je dis un… Je devais en être à quatre ou cinq quand sont survenus les événements qui font l’objet du présent récit.
Bon, mon avocate a ensuite maintes fois répété que mon début d’ébriété et les effets psychiques de l’énorme orage qui s’est abattu cette nuit-là sur la ville expliquent ma réaction. Adversaire déclaré du néo-idéalisme dont elle se réclame, comme à peu près tout le monde aujourd’hui, je n’ai jamais été d’accord avec de tels propos et refuse toujours de les cautionner, quoi qu’il puisse m’en coûter.

Que dire d’Érèbe ? Je ne saurais prétendre que je l’ai contemplée, en cet instant où s’est joué notre destin. En vérité, je n’ai fait qu’entrevoir la sveltesse de sa silhouette – juste avant que nos regards se confondent et que plus rien d’autre n’existe. C’est à peine si j’ai perçu l’aveuglant éclair qui, à cet instant précis, a foudroyé la capitale et tué net des milliers de gens. Un orage magnétique, a-t-on expliqué ensuite. Mais, de magnétisme, je n’ai ressenti que celui qui émanait de cette femme. J’ai beau sonder ma mémoire, je ne revois que ses yeux aux iris bruns et aux pupilles écarquillées. Du fracas de tonnerre qui a provoqué la terreur, je n’ai rien entendu. Mais c’est alors qu’une meute de clients paniqués nous a bousculés. J’ai vu Érèbe tomber. La saisissant à bras le corps, j’ai amorti sa chute sans pouvoir l’empêcher ; j’ai culbuté au sol avec elle. De l’énorme averse de grêle qui s’est ensuite abattue et a provoqué de nombreux autres décès, je ne me suis nullement rendu compte. De l’ouragan qui s’est alors déchaîné et a fait aussi des milliers de victimes, je n’ai pas eu conscience.
Dans mon souvenir ne subsiste de ces moments qu’un doux frôlement de tissu léger sur de la chair soyeuse. Chair lisse et brûlante que chacun a étreinte avec frénésie. Nos bouches se sont trouvées aussitôt. J’ai senti contre mon corps la chaleur intense du sien, autour de mes hanches l’étreinte vibrante de ses cuisses et au dos des miennes la saillie de ses mollets contractés. Le délicieux petit choc électrique de la pénétration nous a fait sursauter simultanément. Érèbe s’est abandonnée avec un cri, me faisant ressentir l’intense caresse de son fourreau intime. Encore après, l’orgasme nous a éblouis et emportés, confondant nos sensations jusqu’à ce que ni elle ni moi ne sachions plus qui était qui, qui pénétrait l’autre ou l’accueillait, car l’autre n’existait plus et nous ne formions qu’un seul corps. Explosion des sensations fondantes, extase de la fusion, disparition de la conscience de soi, accession à l’universel, bouchon de liège emporté au gré des courants sur l’océan infini des sensations…
Si l’on en croit le discours de la partie adverse, c’est à ce moment précis que la mutation s’est produite, que les bases mêmes du réel ont subi une transformation radicale. Et, toujours selon mes juges, je porterais la responsabilité de ce bouleversement.
N’est-ce pas kafkaïen ? À moins que ça ne soit plutôt dickien…

Érèbe et moi n’avons repris conscience que plus tard, alors que le bar s’était vidé de ses clients mués en autant de victimes… ou de pillards. Les blessés les plus graves, affalés sur le carrelage ou sur le trottoir adjacent, jonché de verre brisé, de flaques de sang et d’amoncellements de glace, agonisaient dans des râles. Des écharpes de brume montant de l’asphalte surchauffé, des nappes de fumée issues des multiples incendies qu’avait provoqués le cataclysme noyaient ce spectacle hideux dans une sorte de flou grisâtre. Quelques personnes moins sérieusement touchées essayaient en vain d’obtenir des nouvelles de leurs proches par le biais de leur téléphone portable – totalement inopérant parce que toutes les installations électroniques avaient grillé dès l’instant où le Grand Éclair s’était abattu sur la ville. À ce moment, donc, je me suis retrouvé, je ne sais comment, accroupi entre les jambes d’Érèbe, allongée sous moi. J’ai entendu le son de sa voix qui ne cessait de rauquer le même « oui, oui, oui ! », et senti ses doigts qui caressaient mes cheveux. Après qu’elle a encore pris son plaisir à grands cris, j’ai relevé la tête pour regarder son corps que je contemplais pour la première fois. Dans la fournaise du bar dont la climatisation avait rendu l’âme, sa peau noire scintillait de transpiration. Ses seins aux tétons presque violets et aux aréoles rétractées quémandaient les caresses de mes mains et vibraient sous leur étreinte.
Des anges veillaient sur nous en cette nuit de folie. La police n’a fait irruption dans la salle qu’au moment où elle et moi venions juste de nous rhabiller et nous contentions de nous embrasser à pleine bouche…
Sur les lieux, situés à l’exact épicentre du phénomène cataclysmique, les survivants étaient rares et nous étions seuls à nous tirer indemnes. Les flics nous ont tout d’abord accusés de non-assistance à personnes en danger. Puis, vu la faiblesse d’une telle accusation, d’attentat à la pudeur. Mais, comme la femme qui commandait la patrouille avait son uniforme à demi déchiré et poissé de sperme, l’officier de police judiciaire arrivé ensuite lui a conseillé de trouver « quelque chose de plus adéquat ». Érèbe a de ce fait échappé à toute poursuite : on s’est contenté, quelques semaines plus tard, de la jeter parmi quelques milliers d’autres dans un cargo en partance pour son « Afrique natale »… Alors qu’en fait, elle avait vu le jour à Montreuil-sous-Bois, Seine-Saint-Denis. Discours justificatif de ces expulsions massives : plus que jamais, la France meurtrie n’avait pas les moyens d’accueillir « toute la misère du monde ».
Je rigole, mais il y aurait plutôt lieu de pleurer… En tant que médecin, Érèbe aurait pu être fort utile à notre pays en détresse. Comme des centaines de milliers d’ingénieurs, ouvriers du bâtiment, agents de maintenance et autres travailleurs dont le seul tort était de ne pas être des « Français de souche ».

Quant à moi, et puisqu’il fallait bien une victime expiatoire, la police a insinué que, comme d’autres rescapés, je m’étais livré au pillage. Mais, n’ayant que ma carte bleue (aussi inutilisable qu’un téléphone portable !), mes cigarettes et mon briquet dans la poche de mon short, cette accusation est aussi tombée à l’eau. La Justice a tout de même trouvé le moyen de me traîner devant une cour d’assises spéciale, sous l’inculpation – excusez du peu ! – de terrorisme. Ceci, selon l’avis de la kyrielle d’experts qui ont procédé à mon examen psychiatrique, au motif que je portais la responsabilité pleine et entière de la catastrophe qui s’est abattue sur Paris cette nuit-là : à mon coup de foudre « indécent » avait répondu celui des cieux. Ainsi triomphe depuis lors l’absurde logique du néo-idéalisme.

Je me dessèche depuis des années dans une centrale réservée aux criminels les plus dangereux et n’ai pu revoir Érèbe, mais j’ai appris que, neuf mois après notre rencontre, elle avait accouché d’une fille à qui elle a donné le prénom d’Espoir.
Notre enfant a un talent fou : celui de faire pleuvoir à volonté. Depuis sa naissance, la terrible sécheresse qui sévissait jusqu’alors sur le Sahel n’est plus qu’un mauvais souvenir.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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