Satanées visites de Joëlle Wintrebert

 Joëlle Wintrebert fait partie des premières personnalités que j’ai rencontrées en 1979 quand le club de SF Orion auquel j’appartenais organisa la Convention Nationale de Science-Fiction à Toulouse en 1979. Je n’aurais pu rêver meilleure marraine que cette grande Dame trop choupi.
Successivement ou à la fois réalisatrice, scénariste, journaliste, critique, auteur, anthologiste, traductrice, Joëlle a mis le pied dans notre petit monde de l’ imaginaire en devenant rédactrice en chef de la revue Horizons du Fantastique.
Microcosme en expansion qu’elle n’a plus quitté depuis bien qu’elle ait fait de nombreuses incursions dans la littérature historique.

Joëlle est « Mon Précieux » que je saurais néanmoins partager avec vous, néophytes en Wintrebert ou déjà fans, pour que vous puissiez goûter la richesse de son écriture, sa maîtrise de la narration, son humour souvent et son engagement pour le droit à l’altérité.

Ma Dame a reçu en 1989 le Grand Prix de l’Imaginaire pour Le Créateur chimérique, trois Prix Rosny Aîné  en 1980 pour sa nouvelle La Créode, 1988 pour Les Olympiades truquées, et 2003 pour Pollen et le Prix Bob Morane en 2010 pour sa nouvelle  La Déesse noire et le diable blond.

PHOTO WINTREBERT_web
Photo Henri Lehalle

La biblio de Joëlle sur nooSFere pour ses écrits relevant des littératures de l’imaginaire, et sur Wikipedia pour l’ensemble de ses romans.

Au début des années 70 Joëlle et Henri Lehalle, son compagnon de toujours, ont conçu un album de poèmes sensuels et magiques illustré par des photos en noir et blanc. Projet soutenu par l’éditeur EricLosfeld, la disparition de la maison d’édition de celui-ci avait relégué L’Amie-nuit au statut de Belle au bois dormant jusqu’à ce que le baiser de la-cOOp.org la ranime.
Pour vous la présenter, je ne saurais mieux faire que Lucie Chenu dans sa critique, publiée dans Galaxies n°13, que vous pouvez trouver sur nooSFere.
La même revue Galaxies a consacré à Joëlle un dossier dans son n°19 en 2012.

Merci la Miss pour cette délicieuse nouvelle et le clin d’oeil à la librairie qui nous fait espérer à nous aussi une « satanée visite »…

Satanées visites

Bon sang, ça recommence ! Un charivari du diable, dans la cuisine. Et bien sûr, encore un soir où Fred vend ses talents sous d’autres cieux. Tu fonces au rez-de-chaussée. Pas besoin de t’habiller, cette fois. Caleçon, tee-shirt et pistolet d’alarme, tu te sens prête à braver n’importe quel intrus.
Tu réussis presque à le surprendre, mais l’huile répandue à la porte se révèle fatale. Au terme d’un vol plané sans grâce, ta course s’achève au milieu d’un tas de farine mixée de confiture de fraises. Par chance une longue pratique des arts martiaux t’a enseigné la chute. Pas de bobo, pas de douleur, aussitôt debout. Trop tard tout de même pour discerner autre chose que la fuite d’une ombre fugace.
Une ombre ? Il te semble bien que les poltergeist n’en produisent pas. Sans corps, on n’est pas censé intercepter la lumière. Tu peux donc écarter l’explication hilare de Fred et de ses amis quand tu leur as avoué ta stupeur. Comment ton visiteur parvient-il à entrer et sortir sans toucher aux issues verrouillées ?
Selon ton compagnon et ses complices, un esprit frappeur t’a élue. Toi seule l’intéresses puisqu’il ne sévit que dans ta cuisine. Et de rire !
Une nouvelle fois, tu contrôles les portes, les fenêtres, une nouvelle fois tu les trouves intouchées. Et si c’était un animal ? À la réflexion, cette ombre avait l’air très petite. Et pourquoi pas un habitant des lieux, qui n’aurait pas alors besoin d’entrer dans la maison ?
Ton reflet te surprend dans le miroir du hall, blanc balafré de rouge, et tu manques pousser un cri d’horreur avant d’éclater de rire. Nerveux, le rire. Parce que l’hypothèse de la bestiole autochtone, que l’on ne connaît pas quand on vit dans une maison depuis presque cinq ans, est très évidemment absurde.
Et maintenant, que faire ? Nettoyer, comme les deux dernières fois ? Le courage te fuit. Contacter l’assurance ? Pour quelques brioches et guimauves envolées ? Un peu mince, le pillage ! Surtout, il n’y a pas trace d’effraction. Casser un carreau ? Avec l’argent de la franchise, une entreprise de nettoyage remettra les lieux en état, inutile de s’embêter en appels et paperasses. Tu remontes te coucher en traînant les pieds.
Au réveil, tu n’as pas oublié le désastre. D’autant qu’il s’étale en rose poisseux sur ton oreiller. Dehors, la pluie maltraite tes vitres et ton humeur te paraît plus grise que le ciel. Tu pianotes sur ton portable, déniches sans peine les coordonnées idoines, passes le coup de fil salvateur, te recouches. Hors de question de retourner à la cuisine avant l’arrivée de M. Propre et de son équipe. Entre 12 et 13 heures, ont-ils annoncé.
Tu comptais te laisser glisser dans une bienheureuse absence, mais soudain tes yeux s’écarquillent et tu t’assois comme un pantin dont on aurait tiré les ficelles. Bérénice ! Avec cette nuit d’enfer, tu as complètement oublié Bérénice. Dont le train entre en gare dans… 46 minutes. Par les Puissances !
Se précipiter sous la douche, juste le temps de se délivrer du masque farine-fraise, sauter dans les fringues d’hier, papiers, clés, tu files déjà sur la route, presque contente de déserter ta maison à problèmes.
En toute autre circonstance, tu te montrerais moins allègre. Bérénice est ta croix, ta couronne d’épines, la lance qui te perfore le flanc et le fouille longuement. Chaque fois que tu la reçois, tu te jures plus jamais ça, mais Bérénice est née tard et difficilement du ventre de ta sœur, et Alicia joue en virtuose les gammes de ta culpabilité. « Tu sais bien que depuis que Bobby m’a quittée, je n’arrive plus à m’en sortir au moment des vacances, Domitille. »
Ta sœur est la seule personne de ton entourage à t’assener en entier l’absurde prénom dont t’ont doté tes parents. Tes amis le raccourcissent en « Domi », Fred en redouble la deuxième syllabe et Bérénice le simplifie en s’arrêtant à la première. De la même façon, Alicia ne diminue pas le pompeux prénom de sa fille, si bien que tu ne t’es jamais hasardée à lui donner du « Bébé ».
« Si tu ne m’aides pas encore une fois, poursuit-elle, autant me tirer tout de suite une balle dans la tête, au moins Bérénice aura la chance d’être élevée par deux parents puisque tu es sa tutrice légale. » À ce stade, en général, elle pleurniche un peu avant de souligner ta chance de vivre avec Fred et d’ajouter son argument massue : « Et puis, ce n’est pas comme si tu travaillais. Enfin, je ne veux pas dire que tu ne travailles pas, mais bosser à la maison, c’est pas pareil, on s’organise comme on veut. »
Même si Alicia vit loin de toi, même si vous ne vous êtes pas vues depuis de trop longues années, tu parviens encore à détecter les fêlures dans sa voix, à dissocier l’arrogance de l’angoisse, et c’est la raison pour laquelle tu cèdes, à chaque fois, et t’abstiens de relever sa déplorable conclusion implicite : puisque tu es une artiste, tu peux donc t’encombrer d’une enfant aussi précoce qu’impossible.
En vérité, Bérénice ne devient impossible que si tu lui refuses des horreurs en pâture, films ou livres qu’importe, pourvu que ça castagne et que ça saigne.
Cathy, ta libraire préférée, chez qui tu t’approvisionnes dans les genres en question et auprès de qui tu t’épanches, s’est moquée de tes peurs : « Mais de quoi te plains-tu, ma Domi ? Elle lit, non ?
— Loups-garous, vampires, morts-vivants, tu parles d’une littérature !
— Les fées qui t’ont couverte de qualités et de vertus ont oublié la patience. La petite a neuf ans. Laisse-lui le temps de découvrir autre chose.
— J’ai feuilleté quelques-uns de ses bouquins préférés. De quoi te dresser les cheveux sur la tête. Eh bien, figure-toi que c’est moi qui fais les cauchemars. Elle dort comme un bébé. »
Cathy a éclaté de rire.
« Essaie la valériane, chérinounette, c’est souverain pour se détendre. »

« Waow ! s’exclame Bérénice en découvrant la cuisine. Tes invités se sont bien amusés ! »
Son expression hilare traduit un regret évident, elle aurait aimé participer aux agapes. Tu hausses les épaules, décidée à éviter toute explication. M. Propre et son équipe ont obéi aux consignes, ils vous attendaient à la porte. Tu retrouveras bientôt place nette. Et avec un peu de chance, le visiteur nocturne ne se manifestera pas pendant le séjour de la petite peste.
À treize heures, la cuisine étincelle de feux oubliés, et le plan de cuisson miroite si fort que tu te demandes si tu vas oser y rôtir les steaks achetés hier. Bérénice déboule en clamant sa faim, tes hésitations s’envolent. Dehors, le vent s’enrage et cingle les fenêtres de bouffées d’eau chargée de feuilles. Difficile de prétendre aux bienfaits d’une promenade, même si tu as toujours aimé les tempêtes. Sitôt le déjeuner expédié, tu permets à la gamine de disposer de son temps comme elle l’entend. Au reste, tu croules sous le boulot et préfères organiser tranquillement ton propre après-midi.
La journée se termine quand des cris stridents te tirent d’une rédaction difficile. Bérénice ? Tu te rues à l’étage. Le visiteur ? De jour ? Une agression ? La porte claque contre le mur de la chambre sans éveiller l’attention de l’enfant, casquée, microphone à la bouche, presque hystérique devant l’écran de son MacBook. Effondrée sur le lit, tu comprimes tes côtes comme si tu pouvais ainsi pacifier les battements de ton cœur. Alicia t’avait avertie, pour le jeu en ligne… et pour le bruit associé. « Elle a des partenaires jusqu’au Québec. Attends-toi à des hurlements ! » Tu l’avais oublié.
Bérénice n’a pas levé la tête. Tu ne peux t’empêcher de penser que n’importe quelle brute pourrait l’enlever ou lui trancher la gorge sans que son entourage habitué à ses braillements s’en inquiète. Assez tentée de sonner la fin de partie pour lui faire payer ta décharge d’adrénaline, tu quittes néanmoins la pièce en décidant de différer le dîner. Il sera temps de s’y coller lorsque la demoiselle, comme à midi, déclarera son appétit.
Quand vous sortez de table, à plus de vingt-deux heures, tu te sens un peu coupable, quoiqu’assez satisfaite. Tu as laissé Bérénice jouer jusqu’à l’épuisement et, maintenant, tu ne doutes pas qu’elle succombe rapidement au sommeil et que tu jouisses de ton côté d’une nuit réparatrice. Cependant, les heures s’égrènent sans que tu ressentes les signes du moindre endormissement. Tu es allée contrôler celui de l’enfant, qui ronflotait, la bouche ouverte, lampe allumée, sa main enserrant un livre à la couverture criarde cassé en son milieu. Tu es sortie sur la pointe des pieds, envieuse, en éteignant la lumière. À la cuisine, tout est calme. Tu te sers un grog en abusant du rhum, le sirotes en appuyant ton front brûlant à la nuit noire qui glace la fenêtre. La pluie n’a pas cessé. Tu penses aux vagabonds, à ton intrus peut-être, qui errent sans logis et, comme toujours, cela te serre le ventre. Tu montes te coucher.
Des bruits de voix t’éveillent. Tu tâtonnes le lit vide à ta droite. Avec qui Fred parle-t-il ? Le jour n’est pas encore levé. Mais Fred est parti depuis trois jours ! te souviens-tu. Bon sang, Bérénice ! Pas de cris, pourtant. Tu perçois de l’excitation, aucune menace. Elle aurait déjà commencé à jouer avant l’aube ? Il faut lui apprendre à respecter le sommeil de son hôte !
Te voilà debout, vacillante et furieuse, pour t’apercevoir, sitôt sortie dans le couloir, que la voix de Bérénice t’arrive en stéréo. Plus exactement, Bérénice ne semble pas seule. Au lieu de te précipiter, tu tends l’oreille. Pas de doute, tu détectes deux voix. Hier, tu n’entendais que la sienne. A-t-elle branché un haut-parleur ?
Tes pieds nus ne produisent aucun bruit sur le vieux plancher cérusé. La porte de la chambre d’amis bâille. Tu glisses ta tête et, par chance, ta propre voix te manque, ce qui t’évite le ridicule des cris ou d’un hurlement. Car tu as médit : Bérénice n’est pas plongée dans une partie de jeu en ligne, elle bavarde avec une créature improbable. Tu te frottes les yeux, te pinces la peau du poignet à en grincer des dents sans parvenir à te réveiller dans ton lit ni à effacer l’être chimérique qui discourt avec ta nièce en agitant des bras longs et fluets. Si tu croyais à l’existence des lutins, celui-ci pourrait en être présenté comme un assez joli spécimen. Humanoïde, de sexe difficile à déterminer bien qu’il porte un justaucorps vert, des bottes et une tunique assorties plutôt masculins, c’est un lilliputien dont tu doutes qu’il dépasse les quarante centimètres et, à n’en pas douter, l’intrus qui te tourmente depuis plus d’une semaine.
« Recule, Bérénice, dis-tu d’une voix qui coasse, cette chose peut se révéler dangereuse.
— Ah ! Do, désolée, on voulait pas te réveiller. »
Elle rattrape au vol le microbe qui filait se mettre à l’abri.
« Eh ! Tom Pouce, te sauve pas, elle va pas te manger !
— Il a quelque raison de me craindre, ton poison. C’est lui qui avait fichu ma cuisine en l’air, figure-toi.
— Parce qu’il savait pas où trouver les bonnes choses, mais maintenant c’est terminé. Les nourritures terrestres, c’est quand il s’enrage parce qu’il trouve pas les nourritures de l’esprit.
— Et tu as déjà découvert tout ça, madame Irma ?
— On est sur la même longueur d’onde, lui et moi, des fans de l’imaginaire. Juste, son registre s’étend bien plus loin que le mien. Le tien, hélas, lui paraît beaucoup trop limité avec ces milliers de classiques qu’il est capable de réciter les yeux fermés, c’est pour ça qu’il est si frustré, mais tu as fait un tour dans ta bibliothèque, ces jours-ci ?
— Non, je peine sur l’écriture d’une nouvelle. »
Bérénice me prend par la main et m’entraîne. Sur son épaule, la demi-portion pépie avec excitation, sa peur apparemment envolée. Dans la pièce cathédrale que nous avons tapissée de livres, Fred et moi, et où nos achats s’accumulaient en vrac en attendant leur insertion depuis plus d’un an, je remarque tout de suite le changement. Plus rien ne traîne. Je cherche quelques titres dont j’ai le souvenir et les trouve parfaitement classés.
« Je n’y crois pas. C’est toi, Bérénice, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que c’est que cette farce ?
— Tu crois vraiment que j’ai passé la nuit à ranger tes vieilleries ? Et d’ailleurs que ça m’aurait suffi ? Je m’en souviens de tes piles ! Tom Pouce n’en a fait qu’une bouchée. Il range en lisant, si tu veux. Une sorte de seconde nature. Et quand il fait une crise de manque, faut qu’il compense.
— Brioche et guimauve, hein ? »
Index vengeur et ton comminatoire ont raison du petit être qui disparaîtrait de nouveau comme chaque fois que je l’ai surpris dans ma cuisine si Bérénice ne l’enfouissait dans son giron où il se blottit, tout tremblant.
Bon, au moins, l’avorton n’a pas l’air bien dangereux.
« C’est ce qu’il préfère, oui, confirme Bérénice. »
Le petit démon pépie d’un ton fiévreux à son oreille.
« Il te demande d’accepter ses excuses. Tu comprends, il est coincé ici, et ta bibliothèque, c’est comme si on devait se nourrir de salade. Au bout d’un moment, on crèverait de faim.
— Comment ça, “coincé ici” ? Et d’abord, c’est quoi, cette espèce d’homoncule ? Et comment se fait-il que tu le comprennes, et pas moi ?
— Enfin, Do, c’est un fay, ça crève les yeux, non ? Une sorte d’elfe. Et si je le comprends, c’est parce qu’il le veut bien. J’aimerais avoir ses yeux, au moins quelques minutes, pour voir ton aura d’hostilité. Ça fulmine autour de toi, d’après lui : rouge zébré d’ultraviolet. Tu le terrorises, le pauvre chéri. »
Le monde renversé ! Bon, c’est vrai que le microbe claque des dents, dont tu remarques au passage l’allure bénigne là où tu t’attendais à une mini mâchoire de requin. Et la peur dilate ses yeux de chat, l’or mué en puits de ténèbres. Tu prends une grande inspiration, la redoubles, t’assois sur le fauteuil qui sature l’angle au bord de la fenêtre, lâches enfin, d’un ton presque calme :
— Explique « coincé ici ».
— Pas vraiment coincé, en fait. Juste, il peut pas s’en aller tout seul. Rassure-toi, je le laisse pas crever de faim chez toi. Je l’embarque. Dès demain. J’entends d’ici hurler maman, tant pis, on trouvera une solution. De toute façon, chez moi aussi, il finirait par crever la dalle. »
Si le soulagement sonnait comme un morceau de musique, on entendrait la marche triomphale des trompettes dans l’Aïda de Verdi. Que ta peste de nièce aille au diable, et qu’elle emporte l’avorton qui empoisonne ta maison ! Tu réprimes ton sourire, baisses les yeux pour masquer l’expression de ton regard, t’apprêtes à te lever pour regagner ton lit et terminer ta nuit.
Il a rangé ta bibliothèque. Et dévasté ta cuisine ? La belle affaire, quand on se montre aussi utile ! Des deux mains, tu frottes ton crâne où tu sens poindre la migraine, essayant de te détendre et de te concentrer. Une idée te nargue, juste hors de portée. Utile, hein ? Je t’en foutrai, de l’utile ! Tu soupires.
« Je vous laisse, Bérénice, j’ai besoin de dormir. Au moins deux ou trois heures, avant de t’emmener chez Bédéciné choisir des munitions pour la route. Vous ne partirez pas démunis, je t’en fais la promesse. »

« Bérénice ? Bérénice ! Tu n’es pas prête ? Ce n’est pas le moment de lire, tu auras tout le temps pour ça dans le train. Et Tom Pouce ? Lui qui ne rêve que de bouquins qui saignent, je pensais le trouver plongé dans tes nouveaux titres.
— Disparu.
— Disparu ? Comment ça, disparu ?
— Évaporé, introuvable. Tu peux chercher, tu verras bien. »
Tu connais bien l’enfant. Elle se montre évasive, ne témoigne pas la moindre inquiétude, évite avec soin de croiser ton regard.
« Que me caches-tu ? »
Et soudain, l’idée qui te fuyait hier te frappe. Un direct au foie. Le souffle coupé, tu dévisages la petite rosse. Cette idée, Bérénice l’a saisie au vol, tu n’en doutes pas une minute en déchiffrant son air coupable tandis que les séquences de la matinée te reviennent en mémoire. L’insistance pour emmener le grand sac à dos, au prétexte de transporter un blouson inutile aujourd’hui où le soleil de retour sèche ardemment la ville détrempée. La manie de l’enfant, arrivée à la librairie, de pister Cathy partout, jusque dans la réserve… où elle a déposé le sac vraiment trop encombrant. Pour un peu, tu applaudirais. Quel meilleur endroit pour le fay mangeur de livres que ce temple où sa nourriture se renouvelle sans cesse, dans un flux incessant, de la plus indigeste à la plus délicate, et bien mieux que dans n’importe quelle bibliothèque où la littérature finit en conserve ?
Néanmoins, elle t’a forcé la main, ce que tu n’apprécies guère, et elle a mis Cathy devant le fait accompli, ce que tu apprécies encore moins.
« Je prépare quand même mes bagages ? » souffle-t-elle avec un manque d’assurance que tu ne lui connais pas. D’évidence, elle a suivi le cheminement de tes pensées et conclu que tu avais déduit de quel havre bénéficiait désormais le microbe.
La sonnerie de ton portable t’arrache un sursaut. Le comble, c’est que tu te sentes coupable ! Tu brandis un index furieux en direction de la fautive avant de décrocher.
« Cathy ! Tout va bien ?
— Mieux que bien, ma Domi. Quel cadeau tu m’as fait ! Je n’aurais jamais imaginé qu’un si petit bonhomme apprenne à se rendre utile aussi vite. Il a pigé tout de suite comment les tables s’organisaient, où mettre les livres, comment déballer les cartons. Il me tirait la gueule quand il déballait une pile avec le même titre, mais là, il est vautré dans un coin, et tu le verrais lire, une vraie pub pour Bédéciné. Je vais faire une photo et l’afficher.
— En résumé, tu es plutôt contente ?
— Plutôt contente ? Tu rigoles ! C’est un rêve, ce mini bout de zan ! Je crois en permanence que je vais me réveiller et qu’il aura disparu.
— Aucun risque. Sauf si quelqu’un le kidnappe et l’emporte ailleurs.
— Pas question de le montrer, alors. J’aurais trop peur qu’on me l’enlève. Tu parles d’une mascotte pour notre rayon ! Je n’arrive pas à croire à ma chance.
— Cathy ? Achète une provision de brioches et de guimauve, et stocke au magasin.
— Il aime ça ?
— Il préfère les livres, mais on n’est jamais trop prudent.
— D’accord. Et merci encore, ma Domi, tu es un ange du ciel. »
Tu grommelles un adieu, sans te résoudre à cet aveu : ton amie doit sa chance à la perspicacité de ta nièce. Laquelle a laissé tomber son masque de fille repentante et peine à dissimuler un sourire triomphant.
« Tu veux toujours que je parte ?
— Je te supporterai quelques jours de plus si tu cesses de pousser des cris de bête en rut devant l’écran de ton portable. Au moins, ferme la porte quand tu joues.
— Quand tu jouais avec tes amis, t’étais muette ? »
Tu attendais une lueur de défi dans ses yeux, tu ne lis qu’une interrogation toute simple. Excédée, tu quittes le champ de bataille. Quand un adversaire vous surpasse, la sagesse commande la retraite.

 elfe

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*