Sale réveil pour un vampire ! de Barbara Sadoul

 La petite Barbara Sadoul ? Oh, ben je l’ai connue grande comme ça
Barbara enfant

quand son papa Jacques Sadoul et sa maman venaient me faire un p’tit coucou dans mon antre de la rue Pharaon à Toulouse.
Si l’influence néfaste du Grand Jacques, cet éminent amateur, éditeur et auteur de littératures de « mauvais genres » l’a conduite à commettre, elle aussi, anthologies pour les grands et romans pour la jeunesse (tsss !  Pervertir ainsi nos pôvres petits avec des histoires de vampires et autres créatures aux crocs acérés!), notre vampirounette d’aujourd’hui s’affiche aussi sur les scènes théâtreuses en tant que comédienne, directrice d’acteurs, auteur et enseignante (elle va même jusqu’à répandre cette expérience douteuse en milieu scolaire et universitaire)… .

 barbara sadoul 1
Photo Amankaï Araya

La biblio de Barbara sur noosSFère
Son blog : barbarasadoul.blogspot.fr

Notre Barbara nous offre fort généreusement une suite inédite à sa pièce de théâtre, Les Dracula anonymes, qui vient de paraître dans le recueil
Utopiales 14 chez actusf.
Merci ma toute belle pour ce saignant cadeau plein d’humour.

 

Sale réveil pour un vampire !

    Le malaise prit Bram juste devant sa librairie préférée, Bédéciné de Toulouse. Il avait tout juste eu le temps de sourire à la vue des couvertures de Je suis ton ombre de Morgane Caussarieu et de L’Héritière de Jeanne-A Debats, qu’une douleur fulgurante le surprit aux creux de l’estomac. Bram avait encore oublié de se nourrir suffisamment et suffoquait. Cloué sur place, il se cala, le front contre la vitre fraîche et réussit à défaire son nœud de cravate, arrachant au passage un bouton de sa chemise trop amidonnée. Il chercha sa flasque, elle était forcément dans la poche intérieure de son veston. Il devait se sustenter, et vite. Non ! Il avait aussi oublié d’emporter cet élixir et la douleur le submergea. Bram s’affaissa sur le trottoir, inconscient.
Bram n’entendit pas le cri de Cathy Martin. Elle l’avait aperçu par la vitrine et était sortie en trombe ! Elle s’acharnait maintenant pour convaincre un agent de la circulation d’appeler les secours, mais comment être crédible quand on a la bouche ensanglantée et la blouse maculée d’hémoglobine, même si c’est du synthétique ? Cathy réussit cependant à convaincre le policier que cet homme gisant au sol ne faisait pas partie de son animation spéciale zombie. De leur discussion animée, ponctuée de quelques beaux jurons du sud-ouest, Bram n’entendit rien. Ce qui le réveilla, ce fut une lumière vive qui lui entra soudain dans les yeux, lui vrillant le crâne.
— Je ne peux plus bouger, balbutia-t-il. S’il vous plaît, éloignez cette lumière… Vous m’entendez ?… Vais vomir… et cette odeur… elle fait mal…
En guise de réponse, Bram sentit des mains s’affairer sur son torse, le palper, lui examiner l’œil droit, puis le gauche. Mais cette fichue lumière l’aveuglait toujours et il était impossible pour lui de mettre un visage sur les personnes qui l’entouraient. Le parfum qui émanait d’eux n’aidait pas : tenace et écœurant, il masquait leurs effluves naturels. Bram reconnut l’odeur des hôpitaux. On l’avait emmené, il ne gisait plus dans la rue. On essayait de le sauver !
— Arrêtez, s’efforça-t-il d’articuler. Ne m’injectez plus rien dans les veines ! Aidez-moi plutôt à me relever, je vous prie.
— Cœur arrêté – respiration nulle. On le perd ! entendit Bram en retour.
— Vous vous méprenez, balbutia Bram. Docteur… docteur ? Vous m’entendez ? Penchez-vous un peu… Approchez… plus près…
« En mordre un au plus vite, voilà ce que je dois faire », savait très bien Bram, ce qui n’était pas aussi simple car il n’avait obtenu aucune réponse de l’équipe médicale. Bram chercha à se relever, mais était bien incapable du moindre mouvement. Il réalisa alors que sa gorge n’avait sans doute émis aucun son, que ses lèvres ne bougeaient pas. Pour la première fois depuis plus d’un siècle, Bram Stoker éprouva l’angoisse des vivants face aux limites de leurs corps. Il se sentait démuni, comme dépossédé de lui-même. Son ultime recours : s’accrocher aux paroles des médecins pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait et combattre sa paralysie.
— Arrêtez le massage cardiaque, il faut le choquer maintenant. Préparez la seringue d’adrénaline, Docteur Laure.
— Tout est prêt Docteur Philippe. Vous croyez qu’il va s’en sortir ?
— Mais oui, Docteur Laure. D’ailleurs pas question de le laisser filer !
« Leurs voix sont métalliques… tranchantes » grimaça intérieurement Bram. « Et leurs visages… je les vois maintenant… non, c’est impossible… tous des monstres… leurs masques de chirurgien cachent à peine leurs difformités… à chaque mouvement, le bas de leur mâchoire s’étire comme celui des canidés… Je divague… c’est forcément l’effet des injections, du masque à oxygène sur mon cerveau centenaire… de ma relecture hier soir du « Chien de la mort » de Howard… Je dois reprendre le contrôle, chasser l’hallucination… Je suis un immortel !… Et si c’était ça ?… Si le secret de mon immortalité avait été découvert et que l’on m’avait drogué… D’ailleurs je ne sens plus mon corps ? »
— Vite, une seconde injection, Dr Laure ! Le cerveau s’asphyxie !… Il se passe quelque chose d’anormal.
— Quoi, docteur Philippe ?
— Je ne sais pas ! Je n’y comprends rien. Il y a tout juste un instant, on détectait un regain d’activité au niveau de la pupille gauche et maintenant, plus rien… Voilà que ça recommence ! Ce n’est plus un arrêt cardiaque, notre patient est en catalepsie.
— Il est surtout totalement anémié, Dr Philippe. Vite une transfusion. Mais quel groupe ? Mon analyse détecte des traces de sangs mélangés dans ses veines – des sangs qui cohabitent parfaitement, alors que c’est impossible.
— Transfusez du O négatif !
« Pas de piège, donc ! », comprit Bram, soulagé. « Le discours de ces médecins est normal… Je fais juste une mauvaise réaction à leur médication… Il me faut du sang frais et ils vont m’en donner. Tout va bien grâce au Docteur Laure. Ah ! Si je n’avais pas oublié de me nourrir hier et peut-être même avant-hier… et si seulement je pouvais aider cette jeune femme perspicace… »
Bram se concentra sur chaque parcelle de son corps, afin de commander ses membres. Dans un livre ésotérique, il avait lu que si, un jour, on parvenait à s’auto hypnotiser soi-même, on viendrait à bout de certaines paralysies. Bram visualisa en premier ses mains. Les métamorphoses dans les films de loups-garous commençaient souvent ainsi, il s’en souvenait. Bram ordonna donc à ses mains de bouger les premières : « Allez-y doucement, je veux vous sentir. Prouvez-moi que je suis encore vivant ! » répéta-t-il, sans relâche. Il puisait dans son instinct de survie et, peu à peu, un fourmillement s’empara de ses articulations raidies. Cette sensation fort agréable se propagea à tout son être. Bram s’imaginait déjà se redresser d’un coup, donnant une peur de tous les diables à l’équipe de réanimation ! Il leur fausserait ensuite compagnie pour se repaître de quelques poches d’hémoglobine. Bram se croyait sauver et relâcha son attention : c’est à cet instant précis qu’il se trouva littéralement arraché à la table de réanimation.
Bram voyait avec horreur le plafonnier se rapprocher à toute vitesse de son visage : « Je vais m’écraser » hurla-t-il muettement, avant de heurter de plein fouet le néon central. Son être était devenu si léger : il avait rebondi et fut projeté contre le néon suivant, avant d’être acculé dans un angle du plafond. Bram s’y agglutina comme un insecte, le vide sous lui. Mais un nouveau choc l’attendait : il avait été réduit à l’état d’ectoplasme. De ses mains, de ses pieds, comme du reste de son corps, il ne restait qu’une forme vaporeuse, légèrement phosphorescente. « Je me suis dématérialisé comme dans mon roman « Dracula », lorsque le Comte cherche une échappatoire…»
— Redescends, ordonna une voix familière.
— C’est à moi que… vous… parlez ? interrogea Bram avec espoir.
— Évidemment, fit la voix.
— Qui êtes-vous ? Un des médecins ? Quelqu’un que je connais ?
— Descends et tu sauras, répondit l’étrange voix.
— Je ne peux pas, opposa Bram, se plaquant davantage au plafond.
— Assez d’enfantillage, s’énerva la voix, surtout entre nous. Tu n’as besoin de personne. Descends.
« Je délire… Ça fait partie de l’hallucination. », réfléchit Bram.
— Regarde en bas, commanda la voix, je t’attends !
Voulant se tourner vers son interlocuteur, Bram bascula maladroitement en arrière. Il partit à la dérive vers le mur opposé et risquait maintenant d’être aspiré par le conduit d’aération. Il se débattait terrifié !
— Ohhhhh ! Bel effort, ricana la voix. Surtout continue, c’est trop marrant !
— Aidez-moi, rugit Bram.
— Impossible, fit l’autre. Je suis cloué sur place. Allons, mon ami, du calme… C’est bien, reprends de l’altitude, encore… Bien. Je vais te guider.
Bram était revenu au plafond, bien déterminé à évaluer les distances et à vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un piège. Avec précaution et, donc très lentement, il regarda vers le bas et vit l’équipe médicale prodiguer des soins intensifs à son corps inerte !
— Surtout pas de panique, ordonna son mystérieux interlocuteur.
Déstabilisé, Bram quitta le plafond et se laissa planer au dessus de la table de réveil.
— C’est bien, reprit la voix, approche, descends, encore !… Allez, tout droit…Ne t’arrête pas Bram. Oh ! Je vois, t’as pas encore pigé la situation. Alors je t’explique, t’es limite raide mort, pour de bon cette fois, et c’est ton vieux corps qui te parle.
— La voix, songea Bram.
— Hé bien oui, tu l’as reconnue, puisque c’est la tienne. Bon, t’arrives ?
— C’est l’effet des injections, opposa Bram, je ne vous crois pas, je suis un …
— Un vampire, je sais. Mais là on pourrait dire un vampire inconsistant. Si tu veux rester coincé dans cet état, continue à tergiverser.
Bram regarda attentivement cet autre lui-même si bavard et si vulgaire et ne se reconnut pas.
— Qui êtes-vous ?
— Ton Dorian Gray, chuinta l’Autre. Cette partie de toi-même qui n’a jamais vieilli, toujours avide de secrets ésotériques, ta conscience peut-être.
Bram cherchait des stigmates de l’envahisseur sur son corps inerte : « Si l’Autre existait, si les drogues médicinales n’y étaient pour rien, ce dernier voudrait forcément voler sa place. »
— Approche mon Bram, minaudait l’Autre. Tu ne risques rien, je fais partie de toi. Qu’est-ce que tu attends, retourne dans ton corps. Tu m’écoutes, Bram Stoker ?
Sans un mot, Bram s’élança sur l’imposteur déterminé à le faire taire, en tout cas à chasser l’hallucination. Bram eut alors la sensation extrêmement désagréable d’être dans une enveloppe vide, desséchée. Surpris, il revint à la charge, tenta de se lover en lui-même, de déloger l’Autre, mais ne supporta pas son contact et ne fit que le traverser – avant de revenir plonger son regard dans le sien.
— Allez, c’est pas le moment de planer, recommence, s’esclaffa l’Autre. Gesticules moins la prochaine fois, ça me chatouille. Impossible de fusionner comme ça. Hé bien, redescends !… Qu’est-ce que tu calcules ? Ça urge mon vieux. Ces crétins de médecins doivent nous ramener ensemble…
— La ferme ! hurla Bram.
L’atmosphère de cette salle d’hôpital lui était soudain devenue insupportable. Bram étouffait au milieu de tous ces médecins qui s’acharnaient autour de l’Autre. Instinctivement, il repoussa le Dr Laure et le Dr Philippe pour les arrêter, mais ne réussit qu’à traverser leurs corps, une gélatine légère, rien à voir avec le corps de l’Autre. Quant à ce parasite, il hurlait de rire sous les chocs électriques que lui administrait le chef de salle. Le pauvre homme n’avait jamais vu un cas pareil, un corps où le cœur ne battait plus, mais où l’activité cérébrale fonctionnait toujours. Le Dr Philippe refusait également d’abandonner.
— Il devrait être mort depuis longtemps, marmonnait-il.
— On dirait qu’il sourit à chaque nouvelle poche de sang injectée, regardez la commissure de ses lèvres, lui chuchota le Dr Laure.
Bram Stoker s’était-il dédoublé entre les mains de ces médecins du XXIe siècle ? En tout cas, il refusait de réintégrer ce corps, de le partager avec l’Autre. Il s’éleva doucement dans la salle, tournoya un instant au-dessus de lui-même, avant de se laisser aspirer par le conduit d’aération.
— Non, hurla le corps. Tu dois rester et reprendre ta place, je t’interdis de me laisser incomplet !
Sûr de sa décision, Bram flotta libre et léger, jamais il ne s’était senti aussi bien. Très vite, il regagna son lieu de prédilection, la librairie Bédéciné. Il arriva pour l’heure de l’ouverture et, depuis l’ordinateur central, passa commande de ses romans : Dracula, Le repaire du ver blanc et Le joyau des sept étoiles pour commencer, en diverses éditions. Bram apprenait vite : il n’avait eu aucun mal à condenser ses molécules pour parvenir à faire bouger les objets. Sa libraire préférée, Cathy Martin, n’avait pas vu que les touches de son clavier s’enclenchaient seules. C’était le petit matin et Cathy prenait son troisième café, tout en planifiant une nouvelle dédicace. En plus, elle avait mal dormi et ses collègues ne cessaient de la taquiner avec les gros titres des journaux.
Elle déplia le Sud-Ouest et Bram lut avec elle l’article qui faisait sensation : « Un homme, d’identité inconnu, tombe sur le trottoir devant la Librairie Bédéciné, au cœur de Toulouse, un jour de dédicace sur le thème des zombies. Détail important car l’homme en question mène la vie dure aux médecins de l’hôpital ! Son cœur ne bat plus depuis la veille et pourtant il aurait quitté la salle de réveil brusquement pour déambuler dans les couloirs d’une démarche saccadée. Il aurait même tenté de mordre une infirmière, avant de se jeter sur les poches d’hémoglobine qu’elle sortait d’un frigo. Repu, l’homme serait parvenu à articuler :
« Bram Stoker, je suis ton corps. »

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A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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