Les Sans-paupières de Vanessa Terral

 Bon, c’est vrai qu’elle a tout l’air d’un ange, blond, pis tout ça. Mais ne vous y fiez pas.

 Vanessa-Terral
Photo Toumy Misaysongkham

Vanessa Terral est une aventurière,

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Photo Camille Serres
une auteure qui ne s’en laisse point conter (bien qu’elle conte elle-même, voir plus bas), qui explore fantastique, fantasy et fantasy urbaine avec une bien belle plume pour camper des héroïnes qui en ont, tout en mettant à contribution de façon tout à fait appropriée sa vaste culture des mythes et du paganisme.

Les blogs de la Dame : Vanessa Terral pour l’écrivaine et sur lequel vous trouverez sa bibliographie, Contoir des Légendes pour la conteuse, Vent et Racines pour son site professionnel reiki et pratiques chamaniques.

Tiens, pour sa facette conteuse, je vous invite à retrouver Vanessa
samedi 15 novembre à 10h30 au Salon Moderni’thé, 2 rue du Coq d’Inde à Toulouse,
pour écouter ses Contes à Frissons. Brrrr !

Interventions et entretiens filmés de la Dame sur DailyMotion & sur YouTube

Une petite visite guidée insolite de Toulouse ? Alors plongez-vous
dans « Cinq pas sous terre » de Vanessa aux éditions du Petit Caveau.
Vanessa a en effet choisi notre Ville Rose pour cadre de ce roman publié initialement sous forme de feuilleton numérique, avec un épisode bonus pour lequel ses lecteurs du net ont choisi le thème de la romance.
Challenge réussi sans mièvrerie.
Vanessa revisite le thème du vampire avec une beurette attachante mais utilise aussi avec le destin croisé de ses deux héroïnes ses connaissances des sphères mythologiques et païennes.

La nouvelle inédite que Vanessa nous a concoctée prolonge, avec des clins d’oeil à ses copines vampirophiles, ce roman fortement goûteux.

cinq pas à la une

Les Sans-paupières

    Le poing de Jabirah s’écrasa contre la colonne de pierre blanche. Son geste attira le regard scandalisé d’un couple de visiteurs. Ils la toisèrent un instant, puis s’écartèrent. Pour le peu de temps qu’il restait avant la fermeture, ils n’avaient sans doute pas envie de s’embêter à signaler ce grave outrage à l’un des fleurons de l’art gothique méridional. En effet, le Couvent des Jacobins, site toulousain secondaire, mais apprécié, formait une assez belle bâtisse – bien que la jeune femme restât de glace devant sa portée esthétique et hiératique. Son intérêt se portait ailleurs, ce soir : elle venait faire un pèlerinage à sa sauce. Une fois les tourtereaux partis, elle aurait le bâtiment pour elle toute seule – et c’était exactement ce qu’elle voulait. Enfin, elle ne pouvait pas vraiment se dire « seule » non plus… Pas avec le fantôme de son frère qui squattait son esprit en guise de salle des pas perdus. Patientant bon gré mal gré le temps que les derniers touristes finissent leur tour, Jabirah se replongea dans ses souvenirs. Dire que cela faisait quatre mois…
Quatre mois à guetter la saison froide ! Pouvoir enfin se mêler aux gens dans un semblant de vie était comme s’extraire d’un aquarium sale. Les premières semaines, elle avait eu d’autres chats à fouetter que de s’embarquer dans des délires nostalgiques. Intégrer une communauté dont on ne connaît pas les codes, ça tache au démarrage. Heureusement, son lien avec son frère représentait un atout suffisant pour que les grands patrons ferment les yeux sur ses bourdes. À présent que ça se tassait un peu, elle commençait à ressentir le manque. Ce n’était pas tant le deuil du soleil que le fait de ne plus pouvoir observer un paysage à la lumière du jour. Ne plus pouvoir sortir quand elle en avait envie. Rien que ces putains de vitraux, qu’elle avait vus nimbés de chaleur quand elle était encore au collège – leurs ombres éclaboussaient les murs de couleurs vives et vibrantes – semblaient la narguer de leurs gueules désespérément noires. Au moins, avec la nuit qui tombait plus tôt, elle pouvait profiter des lieux publics sans avoir à entrer par effraction. Son mobile affichait 17h34 quand elle avait franchi la porte à double battant de bois, pénétrant dans cette immense structure où régnaient le vide et les sept colonnes qui lui donnaient forme. Avec sa mine revêche et son look destroy assumé, Jabirah avait provoqué quelques froncements de sourcils. Deux ou trois années de plus et ces types auraient tous détourné les yeux plutôt que de risquer de se la mettre à dos ! Enfin bon, elle pouvait tirer une croix sur son fantasme de caïd ; elle ne grandirait plus. Elle était morte en juillet dernier, âgée de dix-huit ans et encombrée de ce visage mutin qui lui en donnait deux de moins.

Les derniers promeneurs quittèrent les lieux. La vendeuse de tickets ne risquait pas de sortir de sa guérite avant l’heure de fermeture – pas avec le froid mordant qui saisissait cette nuit de novembre. Enfin, Jabirah avait toute latitude pour se rouler une fois encore dans les moisissures de son passé.
Sa main frôla la colonne qu’elle avait cognée tout à l’heure. Une pointe de rage la traversa de nouveau, pic incandescent qui perça ses entrailles de haut en bas. Cette salope l’avait jetée. Le visage de Muriel flotta entre les piliers, à cet endroit où, il y avait quelques mois à peine, la blonde engeôleuse s’était laissé posséder par la colère, meurtrissant son propre corps et prononçant sur son esclave un sortilège odieux. Jabirah ne lui avait toujours pas pardonné la terreur qu’elle avait ressentie alors, ni la honte – surtout la honte. Elle avait tant de raisons de la haïr.
Pourtant, elle ne cessait de revenir sur les pas de leurs errances comme un chien abandonné qui se love dans l’odeur de son maître. Un délabrement sans fin… La piste était froide depuis longtemps. Plus de traces, plus d’effluves sur les pierres ni le bitume, mais rien ne s’effaçait de sa mémoire.
La brûlure dans son âme laissa place à un marais glacé et puant. Elle n’était qu’une merde, une bolos en manque. Une caresse souffla sur les eaux stagnantes.
— Jabirah…
La voix de son frère s’entremêla à ses pensées. Celles-ci se brouillèrent pour se reformer autour de l’intrusion, accueillant la présence en leur creux.
— Arrête de te prendre la tête comme ça, l’admonesta-t-il gentiment. T’es pas la première à tomber raide de la mauvaise personne. Au moins, t’as pas fait de conneries.
— Parce qu’elle m’en a pas laissé l’occasion, répliqua la vampire en serrant les dents.
L’hésitation de Gilles tomba comme une goutte sur la mare. Il n’ajouta rien. Le spectre savait qu’elle avait raison.
Jabirah eut un sourire amer. Elle délaissa le centre de l’église pour se replier vers la nef. Là se trouvait la dernière des colonnes, la plus célèbre, celle qu’on disait « en palmier ». Un immense miroir rond l’entourait. S’élevant jusqu’aux cuisses, il permettait aux visiteurs d’admirer l’architecture sans risquer le coup du lapin. La brune y plongea son regard – une façon de noyer sa déprime à peu de frais. La profondeur rendait l’effet saisissant. Un abîme s’ouvrait à elle, un univers renversé où se déployait un espace redoublé, l’envers d’une expiration. Un bref instant, elle vacilla. Elle se sentait à bout de souffle, dans ce dernier hoquet que l’on prend afin de réveiller les poumons pétrifiés de vide. Des ombres glissaient entre les piliers. Silencieuses, sourdant des ténèbres, elles ondulaient, gigantesques, en filoches de brouillard. L’œil ne percevait que le souvenir de leur passage. Échos d’un monde oublié des humains, elles nageaient dans le clair gouffre d’un reflet.
— Mademoiselle ?
Jabirah sursauta violemment. La guichetière eut un petit cri et recula d’un pas. Les mâchoires de la vampire claquèrent, remballant ses canines trop pointues qui avaient jailli d’instinct. Elle était furieuse de s’être laissé surprendre et d’avoir merdé à ce point.
— Qu’est-ce t’as ?
Le ton des quartiers ramena la bonne femme à un univers connu et guère apprécié.
Elle fronça les sourcils, dans une amnésie totale et bien agréable de l’instant précédent.
— Nous allons fermer. De plus, je vous signale qu’il est interdit de toucher le miroir.
Jabirah baissa les yeux. Ses mains s’étaient posées d’elles-mêmes sur la vitre froide. À dire vrai, elle était complètement penchée, le nez à deux doigts de percuter la surface. Comme elle ne respirait pas, aucune buée ne venait recouvrir l’image – mais cela aussi, la guichetière l’ignora. Cette dernière reprit :
— Et le panneau ? Vous l’avez pas vu, le panneau ? Il est bien visible, pourtant !
Le « Aucun respect, ces gens-là » résonna entre elles sans que les mots soient prononcés.
— C’est bon, quoi ! J’me casse. Pouvez rentrer au chaud chez vous, m’dame.
Elle se sentait nauséeuse. Quelque chose l’inquiétait, mais elle ne parvenait pas à savoir quoi.

La nuit était fraîche. Il avait plu dans la soirée. Jabirah marchait sans regarder autour d’elle, soucieuse. Elle croisa un groupe de jeunes et, quelques mètres plus loin, une petite bonne femme à la tignasse virulente et aux lunettes à grosse monture. Elle mégotait en compagnie d’une autre nana.
— Jabirah ! Salut, ça va ?
L’interpellée tourna la tête. Voir qui lui causait lui fit un choc : « l’autre » était Orlanda, la gérante d’Apside Clothes, une boutique goth de la rue Pargaminières, non loin. Elle n’aurait pas dû pouvoir la surprendre comme ça.
La patronne fronça les sourcils. D’habitude, sa cliente était plus pêchue que ça.
— Tout va bien ?
— Ouais, c’est juste que… Non, pas de souci, ça va. Et toi ?
— Oui, merci. Tiens, je te présente Cathy.
La susnommée leva la main en lançant un :
— Salut Poussinette !
— S’lut.
Jabirah aurait bien voulu se montrer interloquée, voire offusquée – mince, elle était une reine de la nuit, quoi ! –, mais la migraine anesthésiait ses neurones. Orlanda poursuivit :
— Cathy bosse à la librairie. C’est elle qui a mis en place la vitrine « Vampires », là.
Ironie mordante… songea la brune entre deux vertiges.
— Ok, c’est cool ça. Enchantée m’dame. Faut que j’y aille.
— Passe à la boutique quand tu peux, j’ai de nouveaux hauts résille.
— Ça m’va. À plus !
Elle tourna les talons et s’enfuit. La panique battait à ses tempes. Depuis tout à l’heure, elle sentait bien qu’un truc tournait pas rond !
Son frère ne l’avait pas avertie.
Ni là, quand ils avaient croisé Orlanda, ni tout à l’heure, lorsque la guichetière l’avait surprise les mains sur le miroir. Maintenant qu’elle y faisait gaffe, elle le percevait en elle – mais il était si faible, presque détaché. Il hurlait. Comment avait-elle fait pour ne pas entendre ses cris ?

Affolée, ne sachant pas qui appeler au secours, elle arpentait les rues de Toulouse sans but. La place du Capitole résonna sous ses New Rock, éveillant les spectres des martyrs passés. La grande croix incarcérée dans les dalles scintillait de pluie et de néons. Les lumières accentuaient son tournis ; l’odeur du sang chaud des passants qu’elle croisait l’écœurait. Ça craignait sévère.
Elle s’engouffra rue Gambetta. Muriel et elle avaient battu ce pavé autrefois… Nouvelle nausée. Elle bifurqua, traversa la voie piétonne de Saint-Rome, poursuivit sa course place Salengro et continua vers le sud, évitant de peu les trottoirs peuplés d’Alsace-Lorraine. Plus elle avançait, plus il lui semblait être tirée par un fil vers une direction inconnue. Une simple marionnette qui rappliquait à la voix de son maître. Une lueur d’espoir la traversa. Muriel… ? Mais non, l’engeôleuse était partie. Et si Gilles partait aussi ? Que lui resterait-il que cette non-vie décharnée, rejetée par les autres vampires de la cité ? Son frère tapait fort sur le mur qui les séparait. Elle ressentait son angoisse, qui martelait sa cervelle à la place des battements d’un cœur mort et terrifié. Il ne voulait pas la laisser ; il savait aussi bien qu’elle que sa sœur ne survivrait pas sans lui. Et puis, quel chemin l’attendait, lui, hormis celui qui le mènerait au monde des défunts ? Ils avaient besoin l’un de l’autre pour exister. En plus, Gilles était son seul frère. Elle ne voulait pas qu’il s’en aille.
Soudain, tout se figea. Elle se trouvait non loin du Jardin des Plantes et de son musée.
Des gens sortaient du bâtiment, la démarche lente. Il ne s’agissait pas de visiteurs : ils ne se comportaient pas comme tels. Plutôt comme des collègues ou les participants à un séminaire. Elle jeta un coup d’œil aux affiches scotchées à la baie vitrée. On y parlait d’un festival, un truc de voyages, genre explorateurs de l’extrême. Une femme se détacha du groupe. Le regard vissé sur la vampire, elle fit signe aux autres de continuer, puis s’approcha de Jabirah. Celle-ci esquissa un geste de recul, avant de se reprendre. Mince quoi, c’était elle la prédatrice !

Le silence imprégnait chaque cellule de chaque être. Il figeait l’univers alentour, le marron des feuilles et les bois noirs sous la nuit. Les gouttes qui perlaient aux nervures et aux nœuds des rameaux ne tombaient plus. Les passants ne passaient plus, et le vent pas davantage. La nana qui lui faisait face avait une apparence fluette. Néanmoins, la vampire devinait une fermeté impressionnante derrière cette chair si fragile. Cette femme était comme un rocher vivant dans la peau d’une belette. L’inconnue inspira un grand coup, puis lui dit :
— Excusez-moi, mais vous avez quelque chose, juste là.
Elle tendit la main vers la chevelure brune et attrapa un courant d’air. Il n’y avait rien entre ses doigts, pourtant disposés comme si elle tenait quelque chose.
« Vous vous foutez de ma gueule ? »
Voilà ce que Jabirah s’apprêtait à lui balancer. C’était juste avant qu’elle entende son frère lui crier :
— Fais gaffe ! C’est une enjôleuse d’esprits !
Elle se figea. Ça pouvait être mauvais, c’est gens-là.
— Avec un « j » ou du genre qui aime le fouet et les menottes ?
Ensuite seulement, elle réalisa que Gilles se tenait de nouveau à ses côtés, aussi net qu’en début de soirée. La femme reprit la parole, coupant court à la conversation in petto.
— Si vous tenez à lui, vous devriez éviter l’eau et ses créatures. Ceux qui n’ont pas de paupières veillent sur les lois.
Aussitôt, le souvenir des grandes ombres qui évoluaient entre les piliers, dans le reflet de la nef, vint percuter sa mémoire.
— Mais c’était juste un miroir !
L’inconnue eut un sourire d’excuse.
— Je n’ai pas d’explication pour tout. Je sais seulement que l’un d’entre eux était en train de ronger votre lien avec le défunt.
La vampire fronça les sourcils.
— Et vous, ça ne vous dérange pas que j’empêche un mort de trouver le repos et tout le tralala ?
C’était le prétexte sous lequel Muriel s’était barrée. L’autre haussa les épaules et détourna la tête.
— Je n’ai pas à juger de ça. Les organisateurs m’attendent, poursuivit-elle en indiquant la grille du jardin d’un geste du menton. Bonne soirée à vous, et faites attention !
— Merci…
Elle regarda cette nana étrange rejoindre le groupe et quitter le parc. La tête lui tournait toujours un peu ; elle avait du mal à réaliser ce qui venait de se passer.
— Dis, tu crois que je peux quand même encore prendre des douches ?
Son frère éclata de rire. C’était bon de le retrouver.

frise

Merci à Cathy Martin, de la librairie Bédéciné, pour sa gentillesse et pour tout ce qu’elle accomplit et a accompli en vue de faire connaître la littérature de l’Imaginaire. Merci pour son accueil et ses efforts constants et enthousiastes !

Merci à Corine Sombrun pour son expérience et de la partager avec le plus grand nombre.

Enfin, si vous êtes amateurs de soirées goth, rock, électro et new wave vraiment sympas, je vous recommande chaudement les Dark Entries, organisées par Orlanda !

frise

Ben ça, alors ! On lui demande un cadeau à la Vanessanounette et c’est elle qui vous remercie ! C’est vraiment l’Envers Monde chez les vampires toulousains !
Merci à toi Vanessa !

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

4 commentaires à propos de “Les Sans-paupières de Vanessa Terral”

  1. Rétroliens : Un p’tit spin-off de « Cinq pas sous terre , ça vous dit? ;-) | «Vanessa Terral

  2. Bon, ben, pas bientôt fini tout ces « mercis » ? Vanessa, entendons-nous bien, c’est TOI qui nous a fait un kô ma poussinette (c’est pas vrai !… concours de courbettes… « non, c’est moi », « non-non, c’est moi »…)

  3. Rétroliens : Nouveautés janvier 2016 au Rayon SF & Cie II – Librairie Bédéciné

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