Les fabuleuses aventures de Roger le nécromancien et Loulou le barbare d’Adrien Tomas

 Le geekounet Adrien Tomas (c’est lui qui le dit, hein, rôliste, fan de séries télévisées, de jeu vidéo et d’informatique, c’est quoi sinon ?) a suivi des études d’écologie et de biologie de la conservation, ce qui l’a amené à parcourir toute la France durant son parcours de sérieux étudiant. Sérieux ? Pas tant que ça  puisque ayant constaté que « les Dragons avaient déjà disparu, les Elfes s’étaient planqués et les donjons lugubres étaient remplis de cordons de velours et d’écriteaux déprimants, du genre  ne pas toucher, Napoléon a pioncé là-dedans » voila qu’il entreprend d’écrire La Geste du sixième royaume, aussitôt accepté par les éditions Mnémos (qui ont bien eu raison) et remporte dans la foulée le Prix Imaginales en 2012. Un prix bien mérité pour cette belle fantasy épique à laquelle il donnera une suite (sans en être une, située 300 ans plus tard) La Maison des mages.
Môssieur nous a offert également plus récemment Notre-Dame des loups, un western fantastique horrifique avec du suspense dedans fort goûteux.

 adrien-tomas-copie

L’Ami Adrien nous convie à rejoindre la table de Roger le nécromancien et Loulou le barbare pour trinquer aux 20 ans de Bédéciné. Merci geekounet !

Les fabuleuses aventures de Roger le nécromancien et Loulou le barbare

Pour Mélanie

Nécromancie (nf) : litt. appeler les morts.
Art funèbre consistant à invoquer et communiquer avec l’âme des défunts, le plus souvent dans le but d’obtenir d’eux savoir et secrets, de manière parfois violente et douloureuse pour les esprits. Par extension, embaumement et réanimation de corps par usage de la magie noire.

J’ajouterais à cette définition « meilleur moyen du monde pour s’attirer des emmerdes ». La nécromancie, c’est épuisant. Même pour un passionné comme moi, ce n’est pas toujours facile de concilier intérêt pour les arts obscurs et vie sociale épanouie, impliquant peu ou pas de foules en colère manipulant faux, torches et autres ustensiles pointus.
Je m’appelle Roger, et je suis nécromancien.
Je sais ce que vous pensez. Roger, ça ne fait pas trop nécromancien. Mais figurez-vous que mes parents n’avaient absolument pas prévu à ma naissance que je puisse me diriger vers l’étude de la magie noire. Honnêtement, quel genre de parents dégénérés nommeraient leurs enfants Morgoth, Xaphius ou Zalastarion en espérant les voir devenir mages noirs ? D’ailleurs, l’inverse serait amusant… J’imagine bien la galère d’un Malavius Sombrecroc pour trouver du travail comme instituteur, ou d’un brave Assanys Main-Noire cherchant désespérément à attirer des clients dans son auberge campagnarde…

Évidemment, j’aurais pu trouver un surnom. Mais, honnêtement, pourquoi se fatiguer ? Ce n’est pas parce qu’on a un nom de psychopathe qui se baigne dans le sang des vierges que les foules en colère ou les paladins en quête de renom vont subitement choper les jetons et épargner notre castel maléfique. Alors Roger, c’est bien, c’est concis et au moins, je suis à peu près certain d’être le seul. Ça fait même bon voisin à qui on peut aller demander de la farine, Roger. Vous vous imaginez sonner à la porte de votre voisin Myrificus l’Obscur pour savoir s’il peut vous prêter sa tondeuse ? Alors que Roger, ça met en confiance, et on met plus de temps avant de se rendre compte que c’est moi qui bidouille les cadavres et bavarde avec les trépassés les nuits de pleine lune.

Bon, ça finit toujours par venir. À un moment ou un autre, quel que soit le degré d’intimité qu’on puisse avoir avec ses voisins, il est temps de plier les gaules et de s’esquiver discrètement du village que l’on a choisi pour faire ses expériences. Les gens deviennent vite méfiants quand ils commencent à surprendre des lueurs glauques et des murmures dans le cimetière où est enterré leur grand-père. Surtout quand ils savent qu’un type pâle aux cheveux blancs et à la robe ornée de têtes de morts s’est installé dans le vieux château sur la colline qui surplombe le cimetière. Et là, on a beau s’appeler Roger et prêter toute la farine du monde, les gens finissent toujours par faire le lien. À ce moment-là, il faut fuir.
Les histoires des nécromanciens qui se font attraper par de vertueux chevaliers ou lyncher par une foule en furie, c’est du pipeau. Ou alors, ça parle d’amateurs, pas de vrais nécromanciens. Les professionnels sont toujours partis au moins deux jours avant qu’on se rende compte que grand-maman, au lieu d’être dans son trou, terrorise et dévore la cervelle des voyageurs sur la grand-route.

Cependant, mes dernières expériences ont été tellement prenantes que j’ai manqué à ce principe, trop excité par les potentielles découvertes majeures que je pourrais faire, me permettant de repousser encore les limites de la nécromancie et de rapprocher l’humanité de la domination de la mort en tant que concept. Mais allez faire comprendre ça à un péquenaud armé d’une fourche qui beugle à ses copains de me choper.
Je me retrouve donc assis dans une taverne miteuse sur la route, ne possédant plus rien d’autre que mes vêtements humides, à siroter un liquide infâme qu’on tient absolument à faire passer pour de la bière, et à contempler avec accablement à travers le carreau sale mon beau château (et la totalité de mes notes de recherches) flamber joyeusement dans la nuit pluvieuse. Il y a des jours comme ça.

« Cette place est prise ? »
Je lève les yeux, et ne peux retenir un mouvement de recul. Ce type est si énorme que suis à peu près certain d’avoir confondu la dernière éclipse solaire avec son ombre. Des muscles protubérants, un torse puissant, un cou de taureau, des tatouages tribaux au bleu de guède sur la moitié du visage, un air bovin sur l’autre, et dans une main une hache à deux lames pas encore totalement débarrassée de morceaux son dernier adversaire et/ou gibier. La nécromancie nécessite énormément de capacité d’analyse et de déduction, aussi en déduis-je qu’il s’agit là d’un barbare de sexe mâle.
Il cligne des yeux, attendant ma réponse. Peu envieux d’avoir de la compagnie à l’heure actuelle, mais encore moins envieux d’en découdre avec un colosse tatoué (l’instinct de survie est la principale qualité des nécromanciens), je grommelle mon acquiescement, espérant vaguement qu’il comprenne à mon manque d’enthousiasme que je ne suis guère emballé par sa présence.
Espérer une once de subtilité d’un barbare. Je dissèque peut-être les fées, mais je dois quand même être du genre à croire à leurs contes. Le bougre s’assied lourdement sur la chaise en face de la mienne, appuie son arme puante contre la table et beugle :
« Tavernier ! Un gigot d’ours saignant et un cruchon d’hydromel ! »
« On dit s’il vous plaît », grommelle distinctement l’aubergiste au bar.
« Pourquoi ? rétorque le barbare. Si ça ne te plaît pas, je te tue et je vais dépenser mon argent ailleurs ! »
Pas plus impressionné que ça, le gérant lève les yeux aux ciels et se dirige vers la cuisine en marmonnant « toutes les semaines, c’est le même cirque… ».

Une fois servi, le monstre entreprend d’engloutir sa viande en faisant autant de bruit que possible. J’ai déjà ouvert des cadavres de noyés vieux de six semaines, je suis donc assez difficile à choquer, mais là, j’ai vraiment pitié du malheureux animal qui tournoie dans la gueule béante du mastodonte. Aucun cadavre ne mérite cela.
Une serveuse à l’air accorte lui apporte son pichet d’hydromel, et lui offre une vue intéressante de son vertigineux décolleté en le déposant sur la table, en plus d’un clin d’œil à la discrétion anecdotique. Quand je pense qu’il lui a fallu trois quarts d’heure juste pour réaliser que la chaise n’avait pas bougé toute seule et que c’était parce que j’étais assis dessus qu’elle n’était plus à la même place…
« Alors mon beau, toujours pas trouvé ton trésor magique ? » ronronne-t-elle en remplissant la chope du colosse.
Aux mots de « trésor magique », je tends machinalement l’oreille. Pour la plupart des gens du cru, quand ça brille, c’est magique, et quand on peut en tirer un verre de gnôle au troquet du coin, c’est un trésor. J’exagère à peine. Mais on ne sait jamais, peut-être que cette brute épaisse est réellement sur la piste d’un artefact intéressant.
« Non », grogne le barbare en s’essuyant la bouche.
Et il prend une longue gorgée de sa cruche. Ah, la légendaire exubérance des barbares, toujours à bavarder et à raconter leur vie à tort et à travers… La fille hausse les épaules – à mon avis, elle est tout à fait consciente de l’effet que ce mouvement provoque sur son ample poitrine – et s’en retourne vaquer à ses occupations.

Le barbare finit de ronger ses os, puis rote avec l’élégance qui caractérise son noble peuple, et commande un pichet de bière pour faire passer tout ça.
« Permettez-moi de vous offrir ce rafraîchissement, vaillant guerrier », intervins-je en sortant quelques piécettes de ma bourse.
Le géant louche vers moi en fronçant les sourcils, frissonne et grogne :
« ‘Pas intéressé. »
Il me faut un moment pour comprendre de quoi ce lourdaud parle.
« Oh, vous pensez que… Bâââh ! Non ! Yurk ! Moi non plus je ne suis pas… Vous… vous avez simplement l’air d’un puissant barbare, et je voulais juste rendre hommage à votre force et à votre courage ! »
« Ah. D’accord. »
Je fais signe à la serveuse et lui remets les écus en échange de la bière. Je sers généreusement le colosse, qui engloutit la moitié de sa chope en deux gorgées.
« Je me présente, fis-je en lui tendant la main. Je suis Roger, néc… écrivain. Je suis toujours intéressé par les contes et légendes locaux. Puis-je vous demander votre nom ? »
« Deux-Loups. »
« Deuloo ? »
« Non. Deux-Loups, comme deux, plus loin, loups. Loups comme l’animal. »
« Oh. Deux-Loups… ça fait Loup-Loup, du coup. Loulou le barbare ? »
« Non. Deux-Loups. »
« Alors comme ça, Loulou, vous chassez un artefact magique ? » demandé-je innocemment en le resservant.
« Ouais. »
« Ça doit être une aventure passionnante ! »
« Bof. »
« Cela fait longtemps que vous êtes sur cette quête épique ? »
« Oui. »
Bon. C’est pas gagné.
« Combien de temps ? »
« Sept lunes. »
Sept mois quand même… Elle a intérêt à valoir le coup, sa babiole…
« Puis-je vous demander quel est l’objet que vous recherchez si activement, et pourquoi vous le pourchassez ? »
« Sceptre des Éléments. On peut contrôler les éléments avec. Sa magie servira à chasser les démons qui assaillent mon village. »
Ah ouais, le Sceptre des Éléments, rien que ça. Juste l’artefact le plus puissant et le plus convoité que le monde ait connu, qui donne à son détenteur un pouvoir absolu. Non parce que quand je dis éléments, je ne parle pas seulement de l’air, de l’eau, du feu et de la terre : je parle de l’hélium, du carbone, de l’or, du plutonium et de tous les autres. Absolu, le pouvoir, je vous dis. C’est pas un petit bâton chamanique de dernière catégorie qui fait tomber la foudre une fois sur douze.
« Ah oui tiens donc, le… Sceptre des Éléments, vous dites ? Comme c’est cocasse, je n’en avais jamais entendu parler. Mais dites-moi, cher Loulou, pourquoi pensez-vous que cet artefact se trouve dans la région ? »
« Les chamans ont prédit qu’il était ici. »
Ah ben évidemment, si une bande de vieux croulants qui fument et inhalent tout ce que la nature leur offre comme substances hallucinogènes en prétendant voir des esprits l’ont prédit, comment douter de leur sagesse ?
« Que c’est intéressant. Et ils n’ont pas été plus précis que cela ? »
« Ils ont dit que c’était dans une grotte. »
Ben tiens. La seule région karstique à des centaines de lieues à la ronde, et ils l’envoient dedans avec pour instruction de trouver une grotte. Pour ceux qui ont séché les cours de géologie, je veux dire par-là que la région est un véritable gruyère, et que demander à quelqu’un de chercher une grotte dans le coin sans lui donner davantage d’indications, c’est un peu comme demander à un péon quelconque de trouver un arbre un peu plus vert que les autres en pleine forêt équatoriale.
« Je ne doute pas que ça doit être passionnant de passer ses journées à fouiller les grottes de la région, mais j’ai un peu peur que mes lecteurs se lassent, soupiré-je en me levant. Bon, si vous voulez bien m’excuser… »
« Je l’ai trouvée. »
« Pardon ? »
« La grotte que les chamans m’ont dit de chercher. Je l’ai trouvée. Il y a trois lunes. »
« Ahmaisouimaistiensmaiscestfortintéressantça… » articulai-je en me rasseyant
« Oui. »
« Et vous avez découvert le Sceptre des Éléments, du coup ? » demandé-je en essayant d’empêcher mon cœur de bondir.
« Non. La grotte est fermée. »
« Fermée ? »
« Oui. Un gros mur au milieu, avec des runes dessus. »
« Ah. Et vous essayez de les traduire pour comprendre comment l’ouvrir, c’est cela ? »
« Non. Je tape dessus. »
« Vous tap… Sérieusement ? Un mur magique avec des runes dessus, et votre solution pour l’ouvrir c’est d’y balancer des coups de hache ? »
« J’utilise des rochers. Je ne veux pas abîmer ma hache. »
« Comme c’est astucieux. »
« Je sais. Je suis un sage parmi mon peuple. »
« Vous m’en direz tant. Donc, vous avez passé les trois derniers mois à défoncer une barrière runique à coups de rochers ? »
« Oui. »
« Et ça marche ? »
« Non. »
« Surprenant. »
« Je sais. J’utilise pourtant de gros rochers. »
« Hum… Vous savez, Loulou, peut-être que je pourrais vous aider à venir à bout des glyphes de protection qui vous empêchent d’accéder au sceptre… »
« Ah ? »
« Voyez-vous, j’ai quelques connaissances purement théoriques des arts obscurs, et… »
Il se raidit soudain, les sourcils froncés.
« Sorcier ? » gronde-t-il.
« Excusez-moi ? »
« Vous êtes un sorcier ? » répète-t-il en posant sa large main sur le manche de sa hache.
« Moi, sorcier ? Rhoo, allons, quelles vilaines pensées… »
« Vous avez une robe de sorcier. »
« Oh, tout de suite sauter aux conclusions parce que mon tailleur a cousu mon costume de voyage un peu large… »
« Et vous avez un collier avec un crâne noir aux yeux de rubis. »
« Je suis amateur de bijoux anciens. »
« Et vous jouez avec une fiole de sang depuis tout à l’heure. »
« Euh… »
« Et vous avez une dague sacrificielle à la ceinture, un bâton avec un cristal brillant au bout et un tatouage qui fait de la lumière sur le front. »
« Oui bon d’accord, je suis peut-être un peu magicien. »
« Sorcier ! » gronde-t-il.
« Maisnonmaisnon, je vous assure ! dis-je en levant les mains. Je fais de la magie bénéfique ! »
« Bénéfique ? »
« Oui, je… euh… je soigne les blessures, je fais pousser des jolies fleurs, je fais apparaître des lapins mignons, tout ça… »
Le barbare se lève en renversant sa chaise. Je me recroqueville.
« Tu sais te battre ? »
« Ah tiens on se tutoie maintenant ? »
« Répond. »
« Euh… A l’occasion, je peux utiliser quelques petits sortilèges d’attaque… »
« Des boules de feu ? »
Je soupire. Je me demande quand les pratiquants des arcanes parviendront à se défaire de ce cliché stupide.
« Le feu est immatériel, expliqué-je patiemment. Il est impossible de le façonner, et encore moins d’en faire une boule à envoyer dans la courge de celui d’en face. »
« Je croyais que la magie pouvait tout faire. »
« Oui ben non, il y a des règles. Essaie de prendre du feu dans tes mains pour en faire une boule, pour voir, je te regarde. »
« Alors que sais-tu faire ? »
« Je sais invoquer les âmes des damnés pour qu’ils empoisonnent le sang de… euh… je fais des petits éclairs, des projectiles magiques violets qui brillent, tout ça… »
« Bien. Tu vas venir avec moi et ouvrir la porte avec ta magie. »
« J’allais te le proposer, mon cher Loulou, souris-je. Scellons donc notre accord en buvant un verre au nom de l’amitié qui nous lie désormais, et au destin glorieux que… »
« Non. On y va maintenant. »
« Maintenant ? Mais… Il fait nuit et… et il pleut dehors ! »
« Et alors ? »
Il saisit sa hache, la balance sur son épaule, jette deux écus sales sur le comptoir et sort de l’auberge d’un pas décidé, sous le regard las du tavernier, et un peu déçu de la jolie serveuse. Je jette un œil malheureux à la pluie qui recouvre les carreaux et aux arbres à moitié penchés par le vent glacé qui hurle dehors, puis me lève et emboîte le pas à mon nouveau compagnon. Après tout, le Sceptre des Éléments vaut bien un peu d’inconfort…
Je rejoins Loulou, qui marche à grands pas dans la boue fangeuse, apparemment imperméable au froid transperçant et à la pluie battante.

« Pourquoi m’avoir demandé si je savais me battre ? demandé-je après quelques minutes de route silencieuse. Depuis le temps que tu as trouvé ta fameuse grotte, tu dois avoir nettoyé toute la vermine qui s’y trouve, non ? »
« La grotte est maudite. Tous les démons que je tue à l’intérieur ressuscitent. Ils reviennent toutes les heures, et je dois les tuer à nouveau. Cela me distrait quand j’en ai assez d’envoyer des rochers sur le mur. »
« Hum… Tu as une idée de ce qui provoque les résurrections ? »
« Je pense que c’est la grotte. Parfois, les murs deviennent rouges et les démons revivent. »
« Intéressant. Et tu as pensé à attirer les démons hors de la grotte, histoire qu’ils meurent hors du champ de magie ? »
« Non, fait-il en fronçant les sourcils. C’est une idée intelligente. »
« Merci. Cela fait combien de temps que tu vas dans cette grotte tous les jours pour tuer les mêmes démons et défoncer un mur magique à coups de pierres, déjà ? »
« Trois lunes. »
Oh. Mon. Dieu. Il était temps que j’arrive. Le barbare me lance un sourire ravi, et se met à courir. À courir ! À deux heures du matin, sous la pluie, vers une grotte infestée de démons ! Étouffant un soupir à fendre l’âme, je lui emboîte le pas.

Après deux heures à patauger à pleine vitesse dans la boue détrempée sous la pluie, nous atteignons enfin la fameuse grotte. Loulou y rentre d’un air confiant, disparaissant dans la pénombre, tandis que je m’arrête quelques instants pour tenter sans grand espoir de reprendre le contrôle de mes poumons.
Les premiers cris de colère des démons retentissent et des bruits de pas frappant le sol de pierre résonnent. Des bruits de pas qui s’amplifient. Je vois alors Loulou courir hors de la grotte, un grand sourire aux lèvres, et me lancer :
« Ils sont derrière moi ! Tue-les ! »
Ma gorge se bloque quand le premier démon apparaît. Je n’aime pas les démons, comme n’importe quel être humain normalement constitué. Ce serait comme aimer les poux ou les puces, c’est idiot : les démons sont nos ennemis et doivent être tués à vue. Mais si de manière générale je n’ai pas de problème avec le génocide de poux à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, j’ai un peu plus de mal quand il s’agit de m’attaquer à quatre heures du matin à un démon de deux mètres trente à l’air hargneux avec six cornes et du feu qui sort de divers orifices.
Cependant, il fait froid, il fait nuit, je suis épuisé, gelé, sans-abri depuis peu, et je viens de parcourir la moitié du continent en suivant un barbare bondissant qui semble penser que courir moins vite qu’un cheval au galop serait un terrible déshonneur. Du coup, mon humeur s’en ressent légèrement, et démon ou pas, il faut que quelqu’un paie pour ça.

Une demi-heure d’extermination plus tard, je rejoins Loulou sur la pile de cadavres fumants atrocement mutilés. Ça va mieux.
« Tu es un bon magicien, Roger », dit-il d’un ton admiratif.
« Heureux que tu l’aies remarqué. »
« Il ne doit plus rester de démon dans la grotte. »
« Dommage, j’avais encore faim pour un petit dessert. »
« J’aime ta combattivité, Roger. Quand nous aurons le sceptre, nous retournerons à mon village et tu auras l’occasion de tuer autant de démons que tu le souhaites ! »
C’est ça. Une fois en possession du plus puissant artefact du monde, je vais aller m’amuser à sauver un village de sauvages de trois balrogs un peu taquins. Mais bien sûr.
« Bon, tu me montres ce mur magique ? » grogné-je.
Il incline la tête et pénètre dans la caverne, moi sur les talons. Les murs produisent effectivement une vilaine lumière rouge, largement suffisante pour voir où l’on met les pieds. Tu m’étonnes qu’il ait mis quatre mois pour la trouver, sa grotte. Des murs rouges et une infestation de démons, c’est d’un commun…
« C’est ici », déclare-t-il inutilement en me désignant la paroi magique.

Effectivement, c’est du beau mur de protection. Entièrement lisse, luisant d’énergie magique, recouvert de runes antiques brillantes, et à moitié enseveli derrière une pile de gravats, qui doit être tout ce qui reste des rochers que Loulou à balancé rageusement dessus ces trois derniers mois. Je retrousse mes manches.
« Bon, au boulot. Alors… Oyez, infidèles… Gnagnagna… terrible malédiction… gnagna… objet enseveli pour le bien de l’humanité… gnagnagna… Hum… danger terrible… gnagna… gna. Bon, ça n’a pas l’air si compliqué. Je m’attendais à pire. »
« Tu vas réussir à l’ouvrir ? » s’enquiert Loulou.
« Il va me falloir un peu de temps. »
« Plusieurs lunes ? »
« Quand même pas. Laisse-moi vingt minutes et je te l’ouvre, ta porte moisie… »

En fait il m’en faudrait cinq. Sortilège de débutant, juste assez bon pour retenir les incultes et les analphabètes (record à battre, trois mois d’immobilisme pour Loulou). Mais il va me falloir un peu de temps pour réfléchir à un moyen de mettre la main sur le sceptre sans que Loulou puisse le prendre avant moi. Je pense à le tuer tout de suite, histoire d’être débarrassé (quoi, vous pensiez vraiment qu’un nécromancien, même nommé Roger, avait des scrupules à tuer de braves gens ?), mais on ne sait jamais : s’il y a des grosses bestioles désagréables derrière le mur, je préfère que lui et sa hache soient là au cas où. Je me débrouille en magie d’attaque, mais le génocide de démons m’a vidé de mon énergie et je dois récupérer un peu.
J’entrouvre le mur d’une incantation, sous le regard extatique de mon compagnon tatoué, et je jette un œil. Rien. Les murs rougeoient toujours, mais aucun démon, aucun monstre maléfique, aucune fosse de lave. Juste un autel avec un sceptre posé dessus. Loulou l’a vu aussi, et trépigne d’impatience. J’espère qu’il ne va pas me faire pipi dans les coins…
J’ouvre encore la porte, juste assez pour laisser le passage à quelqu’un de ma taille, puis invoque discrètement un petit nuage d’explosion et le fais détonner sur la porte. Loulou recule en poussant un petit cri un peu embarrassant.
« Ooooooh zut, mince alors, un sortilège de blocage de porte, je ne l’avais pas vu, fichtre, crotte de bique, je ne peux plus l’ouvrir davantage, me voilà fort marri. »
« Ce n’est pas grave, ami Roger, me console Loulou. Tu peux passer par cet interstice. Va et ramène le sceptre, pour le salut de ma tribu ! »
J’aime travailler avec des barbares. Les choses sont simples.

Je me faufile dans l’autre pièce, et m’approche du sceptre, tous les sens en éveil. Normalement, c’est à ce moment-là que la grosse pierre se détache du plafond, ou que la voix d’outre-tombe hurle que les infidèles doivent périr et balance malédiction sur malédiction, ou que les dards empoisonnés jaillissent des murs, ou que les monstres planqués derrière les cloisons amovibles apparaissent…
Ben là, rien. Je suis quand même un peu déçu, je pensais que le Sceptre des Éléments serait mieux protégé. Devant l’autel, je savoure chaque centimètre que ma main parcourt avant de se poser sur l’artefact de pouvoir. Et enfin, il est à moi. Grisé, je le porte devant mes yeux, avide de contempler la puissance à l’état pur.
Tiens, c’est marrant, les gravures qui représentent le Sceptre des Éléments ne le font pas du tout comme ça.
Pris d’un doute, je me penche. Il y a des runes sur l’autel.
« RHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA putain mais c’est pas VRAI bordel de pute borgne sa mère ‘chier ! »
« Tout va bien ami Roger ? »
« Des éléphants ! C’est le Sceptre des Eléphants, ça, pas des Éléments ! Ils ne savent pas lire, tes connards de chamans ? »
« Les chamans sont des sages, ils lisent le vent et la terre. »
« Mais du coup ils ne savent pas faire la différence entre le tout-puissant Sceptre des Éléments et un simple bâtonnet de contrôle mental des éléphants ! »
Je sors de la pièce, enragé, et lui balance le sceptre entre les mains.
« C’est quand même un sceptre magique, non ? » s’enquiert Loulou, l’air inquiet.
« Oui, bien sûr, il sert à contrôler l’esprit des pachydermes, si ça peut t’être utile ! »
« C’est quoi un pachyderme ? »
« Simplement un animal qui vit à huit mille bornes d’ici, si la balade pour en ramener trois ou quatre te tente… »
Loulou hoche gravement la tête, l’air perdu. Puis son visage se contracte, et il commence à renifler bruyamment.
« Eh, Loulou… Tu ne vas pas te mettre à pleurer hein ? »
« J’ai… échoué… à protéger mon village ! » sanglote-t-il.
« Là, là, ça va aller… »
« Les démons… vont tuer… ma famille… »
« Faut bien qu’ils s’amu… Enfin je veux dire, c’est fort triste… »
Le colosse pleure toutes les larmes de son corps. Et vu la taille du corps en question, il y en a pour un moment.
« Bon, si tu veux, on peut retourner voir tes chamans et leur demander de se concentrer un peu plus pour nous dire où se cache le vrai Sceptre des Éléments ? »
« Snurf… glk… glok… »
« Et au passage on fera un petit massacre de démons pour se détendre si tu veux. »
« Pour de vrai ? Tu restes avec moi, ami Roger ? »
« Bof, j’ai pas grand-chose de prévu de toute façon, et j’aime tuer des démons et trouver des artefacts magiques puissants. »
« Merci, ami Roger ! Partons immédiatement ! » scande-t-il en se levant d’un bond et en filant vers la sortie.
« Hé ! Non, attend ! On va pas encore courir toute la… HEY ! Attend-moi ! Loulouuuu ! Attend-moi, nom de… Ça y est je regrette déjà… »

FIN (pour l’instant)

humour-elephant-001

(le néléphant attend la suite…)

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*