Le Survivant de Claude Mamier

 Claude Mamier l’écrivain passe son temps à raconter des histoires, tout un paquet de nouvelles dans tous les domaines de l’imaginaire, et un roman  La révolte d’Albi aux éditions Libertaires, un récit d’anticipation à court terme, à cheval sur la France et l’Égypte, entre Albi et Alexandrie, qui évoque le problème des réfugiés climatiques.

claude mamier
Claudio le Vagabond le conteur passe son temps à raconter des histoires, les siennes ou celles des autres.
Nous avons eu l’honneur et l’avantage de réunir ces deux facettes du Môssieur lors d’une rencontre à la librairie cette année et goûter ainsi avec délectation ses talents de conteur.

Claudio
Un grand tour du monde de 1000 jours et 1001 nuits, en quête des contes et légendes traditionnels  a nourri à la fois son expérience et son imaginaire pour fondre ses deux faces de Janus. Il est revenu de son périple avec de nombreuses nouvelles dont certaines ont  été réunies dans Les Contes du Vagabond , illustrés de ses photographies du monde entier, et Le Bar de partout chez Malpertuis.

La biblio du Claudio sur nooSFère
Son site : claudiolevagabond.wordpress.com

Si le Claude s’attache au traditionnel des contes et légendes c’est sans négliger la  contemporanéité brutale et désenchantée que ces voyages ont pu lui faire toucher du doigt. Merci pour cette nouvelle poignante mon Claude.

Le survivant

     Ils m’ont demandé de raconter la guerre, et je l’ai fait. Enfin j’ai
essayé. Difficile de trouver les mots : à la guerre, on ne parle pas, soit on se
tait soit on hurle.

Le metteur en scène a pondu un truc débile, où les comédiens se
roulent dans la terre à poil en se crachant du lait à la gueule. Comme si tout
ce beau monde n’allait pas sauter sous la douche dès le rideau tombé.

Je devrais en étriper un. Pour leur montrer. Pour qu’ils sachent.

Je leur ai dit : Je me souviens du jour où la Seconde Guerre mondiale
est devenue la Deuxième Guerre mondiale.

Aucun journaliste n’en a parlé. Tandis que les imprécations des
généraux et des chefs d’État tournaient en boucle sur les écrans, je pensais à
cette vieille institutrice qui m’expliquait que l’emploi de « deuxième »
impliquait l’existence d’un « troisième ». Alors qu’un « second » était aussi
dernier – au moins temporairement.

Depuis, les dictionnaires ont changé. Mais je vous jure, personne
n’en a parlé.

Je leur ai dit : C’était couru d’avance.
J’ai fait la guerre à une époque où aucun missile ne pouvait espérer
toucher sa cible, car aussitôt détruit en vol par un autre missile. Les avions
succombaient par grappes entières aux têtes chercheuses à haute vélocité. Le
moindre blindé qui avait le malheur de se pointer sur le champ de bataille
devenait la cible des drones de combat et des rafales de fusil antichar.

Au final, faute de vitrifier la planète, il a bien fallu en revenir à la
seule arme véritablement efficace et qui ne s’était jamais démodée : le
troufion de base.

Le spectacle trouve son public parce qu’il ne montre rien. Il fait
semblant de montrer, ou croit qu’il montre, mais c’est de la merde. Ou plutôt
non, justement : c’est tout sauf la vraie merde. Celle qu’on chie dans son froc
au moment de sortir à découvert, celle qu’on fait chier aux autres quand on
les met en joue et qu’ils pigent que c’est la fin.

Je suis invité à toutes les représentations. J’y vais. J’essaie en vain de
voir du sang sous le maquillage, de la douleur dans les grimaces. Les
comédiennes sont censées se faire violer, mais ne sont pas foutues d’écarter
les jambes.

J’ai mis une bonne semaine à comprendre que ça ne marche pas
parce que c’est beau. Ils ne disent pas mes mots – ils les déclament. Ils
n’éventrent pas, ne violent pas, n’attaquent pas – ils dansent.

Voilà ce qu’aiment les spectateurs. S’indigner sur une image bien
propre de la guerre en se laissant croire qu’ils touchent du doigt une horreur
à laquelle ils n’ont pas participé.

Je leur ai dit : Oui.

Oui, j’ai violé des petites filles devant leur mère, et les mères devant
leur mari agonisant. Oui, dans chaque ville, j’ai fusillé des gens pris au
hasard, quels que soient leur âge et leur sexe. Oui, j’ai tiré indifféremment
sur des écoles, des hôpitaux, des immeubles.

Oui, je suis coupable de tout ce dont on m’accuse. Et bien plus
encore. Vous ai-je parlé de ceci ? De cela ?

Je ne faisais pas la guerre au troufion d’en face, mais à toute la
population. Le front s’était déplacé des campagnes aux villes, et quand je
tournais au coin de la rue, n’importe qui pouvait m’attendre avec un flingue à
la main, homme, femme ou enfant. Donc tout le monde était l’ennemi. Donc
il fallait tuer tout le monde. Ou terroriser jusqu’à éteindre le besoin de
résistance.

Il paraît que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Moi, je n’ai
rien gagné et rien écrit. C’est mon pays qui a gagné. Ce sont ses historiens
qui ont écrit ce qui doit l’être dans ces cas-là.

De mon côté, je n’ai fait que tuer des gens.

Hier, j’ai suivi une comédienne qui rentrait chez elle.

J’ai du mal à m’habituer à l’insouciance, du mal à ne pas m’arrêter à
chaque carrefour pour vérifier la présence d’un tireur embusqué. Mon regard
dérive vers les fenêtres obscures. Une ville en paix est pleine de bruits
susceptibles de couvrir les pas de l’ennemi.

J’ai suivi cette fille dans l’intention de lui expliquer ce qu’elle ne
semblait pas comprendre. La vieille institutrice en a profité pour se rappeler
à ma mémoire : j’avais le choix entre expliquer « de nouveau », c’est-à-dire
de la même façon, avec les mêmes mots, ou « à nouveau », d’une manière
différente que j’imaginais moins théorique.

Je n’ai rien fait. Je l’ai regardée franchir la porte de son immeuble et
je suis rentré chez moi. Une fois devant mon miroir, j’ai compté les cheveux
blancs qui commencent à parsemer ma barbe et mes tempes. Je n’en avais
pas avant la guerre. Certains viennent de l’âge, c’est naturel, mais d’autres
sont nés de la peur.

Si je les étudie de près, saurai-je faire la différence ?

Je leur ai dit : Je ne suis ni un héros ni un criminel.

Les héros sauvent des vies, gagnent des batailles ou prennent des
places fortes. Je n’ai sauvé que ma peau, et en guise de places fortes, j’ai
assiégé des caves, des cuisines, des cages d’escalier.

Quant aux criminels, ils font ce que j’ai fait, ni plus ni moins, sauf
que ce n’est pas leur pays qui gagne la guerre.

En réalité, je ne suis personne. Je n’ai pas de médaille et aucun
tribunal n’est à ma recherche. Je touche une petite pension financée sur les
dommages de guerre payés par l’ennemi. Mes blessures ne m’ont pas
défiguré, ne m’ont pas rendu invalide, et donc les passants ne se retournent
pas sur moi dans la rue en se disant que, peut-être, j’y étais.

Si je reste trop longtemps devant le miroir à compter mes cheveux
blancs, il m’arrive d’oublier mon nom.

Le spectacle est un tel succès que la troupe envisage une tournée
internationale. D’abord chez nos alliés, bien sûr, mais j’ai cru comprendre
que le metteur en scène avait aussi des contacts chez l’ennemi. Ils ont
reconstruit les théâtres, là-bas ? C’est vrai que la guerre est finie depuis des
années. Si je compte sur mes doigts, je le sais. Mais le reste de mon corps
n’y croit pas.

Je leur ai dit : J’avais des camarades.

Ils sont tous partis. Certains sont morts au combat, percés de balles
ou déchiquetés par une explosion. J’en ai abattu plusieurs moi-même parce
qu’ils voulaient déserter. D’autres se sont suicidés une fois de retour au pays.

Les survivants ne se rencontrent pas. S’ils viennent à se croiser dans
la rue, ils se reconnaissent d’assez loin – la démarche, la tension – pour avoir
le temps de changer de trottoir. Pas question de se regarder dans les yeux.
Des miroirs, il y en a déjà tant.

J’apprends à les distinguer dans la pénombre de la salle, au fil des
représentations. J’admire leurs stratégies d’évitement à la sortie. Un par ici,
un par là, chacun son tour à quelques secondes d’intervalle. Parfois, il y en a
des dizaines. Si l’ennemi voulait se venger, il lui suffirait de poser une
bombe sous un siège.

Ils m’ont demandé de venir avec eux. Les comédiens. Dans les autres
pays. Ces gens sont encore plus fous que prévu.

Pourtant, j’ai fini par les aimer. Le spectacle panse quelques plaies. Il
ne les soigne pas, mais les anesthésie. À force d’ingurgiter les scènes, soir
après soir, une partie de moi finit par se convaincre que ça n’était pas plus
grave que ça – se cracher du lait à la gueule.

Je sais qu’il faudrait plutôt cracher la vérité : pour « que cela ne se
reproduise plus », comme on dit toujours. Sauf que cela se reproduira
quoiqu’on fasse. Chère institutrice, la Troisième Guerre mondiale gardera
son nom avec ou sans quatrième à sa suite – mais quatrième il y aura.

Alors je me fous de la vérité. Je me fous des générations futures et
du devoir de mémoire. Je veux juste avoir moins mal.

Je vais peut-être les suivre, en fin de compte. Au moins chez nos
alliés. Chez l’ennemi ? Je verrai le moment venu. Si ça se trouve, de l’autre
côté, on se fout aussi de la vérité. Même si j’ai peur de revoir certaines cages
d’escalier.

Je leur ai dit : Merci.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

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