La Librairie fantôme de Jean-Luc Marcastel

Jean-Luc Marcastel, tout petit déjà s’obstinait à lire et écrire, au lieu de profiter sagement de l’enseignement de ses professeurs en matières scientifiques. Sauvé par les matières littéraires, et donc son bac en poche, il débarque à Toulouse pour étudier l’Histoire et commence à fréquenter assidument ma petite antre de librairie Ailleurs où je sévissais avant de rejoindre Bédéciné. De beaux et bons échanges sur nos littératures de prédilection, et pas qu’en espèces sonnantes et trébuchantes (je ne suis pas qu’une vile personne mercantile, pas que, mauvaises langues !) avant qu’un jour il ne m’amène son premier roman Louis le Galoup.
Suivront quatre romans dans cette série inspirée du folklore et des légendes de notre grand Sud-ouest.
Et depuis ? Et bien il continue à s’obstiner à écrire, et il a eu raison !
SF, fantastique, fantasy, le tout souvent mêlé, pour les jeunes et les plus grands nous régalent dans ses récits, avec un humanisme toujours présent dont il ne peut se départir (il est comme ça, notre Jean-Luc, il aime les gens…). Mais attention les gens, c’est pas du niaiseux pour autant ! Ca dépote et ça décape, qu’on se le dise.

A part ça notre Jean-Luc tâte aussi dû crayon et du pinceau et si vous le croisez lors d’une rencontre profitez de ses belles dédicaces calligraphiées.

jlm
dessins et sculptures réalisés pour son roman Praërie chez Scrineo

Parmi ses derniers titres publiés je vous recommande, entre autres,
la série Les Enfants d’Erebus chez J’ai Lu qui a un petit goût d’aventures indianajonesques avec des senteurs cthulhiennes.

  Jean-Luc Marcastel
Photo : Emmanuel Grandvillain

Le blog du Jean-Luc : http://jean-lucmarcastel.blogspot.fr/
Sa bibliographie sur noosfere

La jolie Dame en image à la une à ses côtés c’est Stéphanie, sa Dame à lui et son inspiratrice.

 L’Ami Jean-Luc nous a concocté une nouvelle futuriste sur la place du livre et de ses prescripteurs, à la fois pessimiste pour la dystopie et optimiste pour la résistance des incorrigibles passeurs de mots.
Merci mon Jean-Luc de nous y avoir mis en scène.
Gardarem lo libre !

La Librairie Fantôme

— Ratissez tout le quartier.
La voix du frère Sergent ronfle dans mon casque, comme un grognement de molosse en chasse, alors que je tiens la poignée de la soute ouverte du transporteur.
Dehors, c’est la nuit et la pluie, hargneuse, battante. Les rotors de notre appareil peinent à stabiliser dans les rafales.
Cent mètres en dessous, ce sont les toits délabrés de la vieille ville, celle de l’ère consumériste, la Toulouse d’avant. Rien à voir avec Néo Tolosa, la Cardiopole, la nouvelle cité empreinte zéro édifiée sur les hauteurs de Jolimont. Là d’où nous venons.
Ce soir, les templiers sont en chasse…

— On sait que cette vermine livresque est là. Ça fait dix fois qu’on les rate. À croire que ces fumiers lisent nos pensées. Mais ce soir je veux qu’on les épingle. J’ai besoin de papier à recycler pour mes chiottes.
J’entends dans mes oreilles les rires mauvais des autres répondre à la blague du frère. Sergent. Je jette un coup d’œil aux silhouettes cuirassées de mes compagnons.
Dans la pénombre rouge de l’éclairage d’urgence, leur carapace d’alliage et leur casque allongé leur confèrent l’apparence inquiétante d’insectes humanoïdes que renforce encore la grappe d’oculaires rougeoyants, petits ou grands, qui cloquent leur casque au-dessus du massif respirateur.
Pour un peu, et en oubliant le fait que je suis, moi aussi, un de ces colosses aux allures d’araignée humaine bio-mécanique, ils me foutraient la trouille.
Après tout c’est bien normal. Foutre la trouille, entre autres choses, c’est à ça qu’on sert, nous, les templiers de Gaïa.
— Alors ce soir vous me passez ce quartier au peigne fin, beugle encore le frère sergent. Je veux qu’on les retrouve. Je veux qu’on les crame. Je veux transformer tous ces maudits bouquins inutiles en papier cul. Ça fait des années que cette sorcière nous nargue et nous file entre les pattes, elle et sa « librairie » (il a craché ce mot comme une insulte) fantôme. Alors ce soir on les chope ! Et on applique la loi.

Le transporteur se déporte sous une bourrasque à l’aplomb d’une grande place déserte jonchée de détritus. On devine encore, incrustée dans le pavé, une étrange croix de métal à quatre branches. Derrière, dans la nuit détrempée, l’ombre navrée, aux fenêtres brisées et béantes, d’un bâtiment autrefois altier… je crois qu’on l’appelait le Capitole.
Mais aucun d’entre nous n’est là pour admirer le décor du vieux monde. Nous sommes là pour faire appliquer les commandements de Gaïa et, ce soir en particulier, celui concernant le papier et son utilisation.
Tout enfant de Gaïa le sait, le papier et les livres sont extrêmement polluants. Imprimer des livres détruit des forêts entières. Les Pères supérieurs ont décidé que ça suffisait et se sont associés avec Googlazon pour constituer une nouvelle banque de livres virtuels. On a interdit toute impression de livres papier, à part ceux approuvés par le bureau littéraire qui contrôle tous les ouvrages (pour voir s’ils ne contiennent pas des propos déviants ou Gaïacides). S’ils sont approuvés, ils sont mis en ligne sur la bibliothèque virtuelle gérée par Googlazon. Exceptionnellement, on peut décider qu’un des livres, pour une raison ou une autre, mérite la pollution inhérente à sa fabrication.
Les évangiles de Gaïa demandent aussi à chaque citoyen de ramener ses anciens livres papier aux stations de collecte afin qu’ils soient recyclés pour imprimer les ouvrages approuvés ou pour d’autres usages. C’est une attitude responsable.
Bien sûr, tout le monde ne s’y est pas plié de bon cœur, en particulier les libraires, les bibliothécaires, bref, tous ces passéistes qui tenaient aux livres papier… Des traîtres, disent les Géophiles, des fossiles, des consuméristes qui ne voient que leur intérêt personnel.

— Allez, en chasse !
Mes collègues commencent à sauter. Sur leurs épaules, la gueule de leur purificateur au napalm s’est déjà mise en place. Je vois leur silhouette d’arthropode humain disparaitre dans la nuit en pleurs.
Cent mètres de chute libre. La mort assurée pour n’importe qui… À part s’il porte une armure autoassistée comme les nôtres. Le pire qui puisse nous arriver, c’est de traverser un vieil immeuble depuis le toit au sous-sol et de se retrouver coincé dans les gravats.
Fred d’abord, le plus motivé, qui saute en beuglant :
— Mort aux libristes !
Puis les autres, qui reprennent son cri en chœur.
C’est dans des cas comme ceux-là où il faut un peu bousculer les habitudes des gens accrochés à l’ancien monde, que nous intervenons. On débarque. On fait le boulot. Si les passéistes ou les hérétiques résistent, on les arrête. On les envoie en école de réconciliation où ils apprennent à vivre en harmonie avec Gaïa et on appelle les équipes de récupération pour venir prendre les bouquins et les envoyer au recyclage.
Ne reste bientôt plus que moi.
— Tu veux rater la fête ! me beugle le frère sergent.
Je l’assure du contraire.
— Alors saute, tire au flanc !
Sur mon affichage tête haute, le plan de la vieille ville s’est superposé à la vision que j’ai de l’extérieur, je vois très exactement où ont atterri mes frères templiers. Je suis au-dessus de mon secteur. Bien. J’ai le champ libre.
Je saute à mon tour, la nuit liquide et hurlante se referme sur moi.
Je tombe… Sensation coutumière, mais toujours grisante.

Après plus de dix ans, toutes les librairies ou bibliothèques de France et d’Europe ont été « recyclées ». Les citoyens peuvent maintenant consulter les livres directement sur leur tablette ou leur portable. Enfin, ceux qui ont l’électricité, dans la Cardiopole.
Il y a bien quelques esprits chagrins pour dire que beaucoup de livres ne sont pas numérisés, que le bureau fait des choix. Ils ne le disent pas trop fort, s’ils ne veulent pas être « réconciliés » eux aussi.
Les chiffres luminescents filent sur ma rétine alors que je chute comme une pierre.
90m – 80m – 70m…
Mais le chiendent à la vie dure. Arrachez-le d’un côté, il repousse de l’autre.
60m – 50m – 40m… Les toits se ruent vers moi. Je corrige un peu ma trajectoire ou je vais en perforer un. Je cale le réticule sur la rue que je vise…

Partout, en France, en Allemagne, en Angleterre, dans les pays dirigés par notre sacro-sainte Église, on voit ressurgir des libraires clandestins, itinérants, qui vendent encore à la sauvette des ouvrages interdits, qui s’opposent aux commandements de Gaïa, au bureau et à la gestion de Googlazon. Où s’approvisionnent-ils ? Les Pères Géophiles l’ignorent, mais une chose est sûre, ils continuent de défier l’autorité de Gaïa et de ses templiers. Ils échappent aux rafles, aux mailles du filet, et continuent de polluer l’esprit des jeunes citoyens avec leurs livres inutiles qui leur parlent d’ailleurs, de choses futiles, de mondes différents… perte de temps. Gaspillage de ressource !
30m – 20m – 10m…
On ne peut bâtir un nouveau monde si on ne fait pas table rase du passé, nous disent les géophiles, et pour y parvenir, il faut éradiquer tous les surgeons du passé.
Une rafale plus violente que les autres. L’armure corrige ma portance et me recale.
Contact !
Je me reçois sur l’asphalte crevassé, hérissé de touffes d’herbes. Le Polymère automorphe de mes bottes se durcit pour absorber l’impact. Les servomoteurs et les muscles synthétiques de ma combinaison font le reste. Je m’enfonce de cinq bons centimètres. Une tonne de polymère et de chair qui tombe de 100 mètres de haut, ça dégage à l’impact.
J’attends quelques secondes, le temps de lancer un diagnostic rapide.
Armure opérationnelle à 100%.
Je me redresse, mes senseurs se déploient de mon casque. Sur mon épaule, le canon du purificateur se redresse, prêt à cracher sa dose de mort incandescente.
Celle que nous traquons ce soir, ça fait des années qu’elle nargue les Pères Géophiles et les templiers. Elle parvient toujours à passer entre les mailles du filet, avec sa librairie itinérante qu’elle et ses complices déplacent d’un lieu à l’autre, dès qu’ils se savent repérés ou menacés.
Des milliers de titres ! Et que des bouquins inutiles : De la SF ! Du Fantastique ! Comment imaginer écrits plus futiles que ceux-là, qui parlent aux lecteurs de choses qui n’existent pas et les détournent du vrai labeur utile à la communauté, en dirigeant leur réflexions vers des mondes qui n’existeront jamais, en les faisant réfléchir à des concepts absurdes.

Je balaye la rue de mes senseurs et de mes oculaires dont les filtres dissipent l’ombre et me présentent ce coin de monde crasseux comme une espèce de limbe verdâtre où les êtres vivants, même planqués derrière les murs de briques noircis par la crasse et envahis par le lichen, apparaissent en couleurs plus vives.
Là, la plaque à moitié bouffée par la mousse accrochée à la façade : « Rue Romiguières ». Je ne suis pas loin.

Notre cible, on l’appelle Cathy, et sa librairie Bédéciné (un hommage à l’ancienne librairie fixe, qui elle, a disparu). Dans la vieille ville, c’est une véritable légende… Tout le monde la couvre, car tous raffolent de ses livres. Je suis sûr que si on cherchait bien, on en trouverait un planqué dans chaque taudis du quartier.
Ici, les gens ne profitent pas du luxe « 0 empreinte » de Néo Tolosa et de la Cardiopole. Ils n’ont plus de courant électrique, de télés et certainement pas de tablettes. Pour eux, le rêve de papier est le seul accessible. Une drogue… Une drogue hors de contrôle que les Pères Géophiles veulent extirper.
Je revérifie la carte en surbrillance. Aucun de mes frères templiers ne traîne dans les parages. Un par secteur, c’est bien suffisant, de toute manière personne n’a, dans la vieille ville, d’arme capable de nous atteindre. Un seul d’entre nous, avec son armure, vaut un char de l’ancien monde.
Gaïa ne plaisante pas avec ses templiers. Ni avec les hérétiques consuméristes.
Bien, la voie est donc libre.
J’écoute les communications des autres membres de la phalange. Ils sont en train de faire des descentes chez les habitants du quartier. En vain… Personne ne leur dira rien.
Je m’enfonce entre deux façades, dans une venelle si étroite que mes épaulières raclent les briques, en tire un peu de poussière rose, celle qui se dissimule encore sous la crasse et la mousse. Le cœur véritable de Toulouse.
Je tourne : une autre rue, tout aussi déserte.
C’est moi qui ai choisi mon secteur cette nuit. Pas compliqué. Il suffit de connaître la bonne personne et de lui graisser la patte.
Moi, à la différence des autres, ce soir, je sais où je vais et je ne rentrerai pas bredouille.
Je débouche sur une autre rue, un peu plus large : rue Lakanal. Coup d’œil à droite, puis à gauche…
Là-bas, au bout de la rue, je distingue le grand bâtiment, sa silhouette massive, issue d’un autre temps, son clocher en escalier s’élevant dans le crachin dégueulasse.
Même maintenant, leurs murs noircis, colonisés par la lèpre verte qui recouvre tout, leur toit percé de trous, leurs vitraux cassés, les Jacobins m’impressionnent encore.
Je reporte mon regard vers une façade grise et moussue que rien ne distingue des autres, du moins en apparence, si ce n’est la silhouette furtive, mais pas encore assez, qui se carapate à l’intérieur à l’instant même où je mets le pied sur le trottoir.
J’avance jusqu’au porche en question. Une porte entrebâillée donne sur un long couloir, au fond un escalier qui monte aux étages, un autre qui descend au sous-sol.
Je reste immobile deux minutes, géant de métal dans un environnement de nain. Je lève ma main gantée et j’en frappe le mur, à plusieurs reprises.
Je change de mode de vision et passe en thermographique. Les murs et le plancher cessent d’exister, si ce n’est sous forme d’une vague rémanence fantomatique. Les êtres vivants, eux, brillent de mille feux. Des rats tout d’abord, la vieille ville en est farcie, mais ce ne sont pas eux qui m’intéressent, plutôt la dizaine de silhouettes humaines qui s’activent au sous-sol.
Il est temps d’y aller.

Je m’engage dans le couloir. Mes épaulières raclent le papier peint défraichi. Je dois forcer pour passer une porte en éclatant le chambranle pour prendre l’escalier. Je descends… Les marches protestent sous mes bottes. J’ai un instant peur de passer à travers, mais elles tiennent le coup.
J’arrive en bas.
Un long passage étroit, puis une porte d’où s’échappe une lumière vive… Derrière, il y a de l’animation, on s’agite, on cavale, on échange des cris et des encouragements.
J’avance, occultant tout le couloir. Tant que j’y serai, personne ne passera, ni dans un sens ni dans l’autre. Sur mon épaule, je sens la présence menaçante du Purificateur, sa gueule prête à cracher sa dose de mort ardente…
J’arrive à la porte. Personne ne tente de m’arrêter. Aucun tir ne résonne. Ceux que nous traquons ne sont pas des violents. de toute manière quelles chances auraient-ils, même armés de fusils de chasse, ou même de fusils mitrailleurs, contre un type en armure de combat autoassistée ? Aucune.
Je passe le seuil, confiant.

— Salut Petiot !
C’est elle, bien sûr. Elle est là, en plein milieu de la cave en voûte de briques roses dans laquelle s’entassent des cartons et coffres remplis de livres que ses acolytes, et quelques lecteurs, de huit à quatre-vingt-huit ans, sont en train de vider des rayonnages démontables pour débarrasser les lieux avant l’arrivée de mes collèges.
Elle n’a pas changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, en fait, depuis la première fois que j’ai franchi le seuil de sa librairie pour y découvrir une porte ouverte sur mille univers… Même longue robe à fleurs, mêmes lunettes, même frange, même longue chevelure, mêmes yeux sombres pétillants, et ce sourire qu’elle avait quand elle me conseillait sur mes premiers livres de SF. Cathy, on la croirait débarquée direct des années 60, quand le futur était encore beau.
Je désactive mes senseurs et j’ouvre mon casque. Les plaques qui le composent s’écartent et se replient dans mon gorgerin. Je respire l’odeur de la cave, celle de la brique, de la poussière, mais derrière tout ça, celle que j’affectionne, celle du papier, celle du rêve… celle des livres. Cette odeur qui m’a toujours accompagné depuis mon enfance et qu’on a voulu nous enlever.
Alors que je regarde la salle et ceux qui s’y activent, je remarque un petit gosse de neuf ans à peine qui serre contre sa poitrine un livre dont je reconnais la couverture. Une vieille édition de Pour Patrie l’Espace de Francis Carsac, au Rayon Fantastique. Le premier livre sans image que j’ai lu. Une sacrée aventure… Et une belle utopie.
Ce gosse, il me rappelle quelqu’un. Toute la magie des livres, de ce lieu, s’exprime dans cette seule vision, et justifie ce que je fais.
— Faut que vous vous dépêchiez, Cathy, c’est chaud ce soir. J’ai cru que je ne pourrais pas vous prévenir.
— T’inquiète pas, petiot. On va s’en sortir, me répond-elle avec son optimisme en acier inox. Grâce à toi, ajoute-t-elle. Une fois de plus.
Et comment pourrais-je faire autrement, moi qui n’ai de passion que pour les livres, ou presque, en particulier ceux narrant des aventures imaginaires, ceux que j’ai découverts dans cette librairie, ou du moins, l’ancienne librairie, quand Cathy ne se cachait pas encore pour fuir ceux qui voudraient empêcher les autres de rêver et de réfléchir encore sous des prétextes fallacieux.
Je vois des trésors inestimables, des trésors de papier et d’encre, retourner dans leurs écrins de carton anonymes, et disparaître peu à peu, emportés par une autre porte…
Ici, Le Faiseur d’Univers, de Philip Jose Farmer, combien j’ai pu le relire. Là ! Route 666 de Roger Zelazny, Helliconia de Brian W. Aldiss, dans un autre carton, je reconnais la tranche de La Fille Automate, de Bacigalupi, et ici Les futurs mystères de Paris, de Roland C. Wagner.
L’envie de lire me reprend. Si je ne me retenais pas, j’enlèverais mon armure, je prendrais un livre, je m’assiérais et…
Là-bas au fond, on déménage trois fauteuils et une petite table, un coin lecture pour ceux qui veulent s’y arrêter et déguster un livre, comme d’autre un nectar. Oublier leur misère et les difficultés de l’existence, la dictature, et être libre, au moins en pensée, le temps de quelques pages.
D’ici un quart d’heure, tout aura disparu, la librairie n’existera plus… Jusqu’à la prochaine fois.
Je ne peux pas m’attarder, mon absence, là-haut, risque d’être remarquée. Je ne peux prendre le risque d’être démasqué. Comment, autrement, pourrais-je continuer à prévenir Cathy des prochains coups de filet ?
Elle s’approche de moi, et vient me planter un poutou sonore sur la joue.
— Merci petiot ! Et tiens, pour ta peine.
Je sens quelque chose peser dans ma main. Je baisse les yeux…
C’est un livre bien sûr, un livre au papier un rien jauni, mais que ne navre aucune pliure. Un volume épais à la couverture blanche avec une vignette centrale aux couleurs vives. Les Guerriers du Silence, de Pierre Bordage, dans son édition illustrée. Une rareté… C’est peut-être même le dernier exemplaire existant. J’ai envie d’enlever mes gantelets pour pouvoir toucher la couverture de la pulpe de mes doigts, apprécier le grain du papier, déplier les illustrations intérieures et me régaler à redécouvrir cette histoire que j’adore.
Jamais je n’aurai espéré…
Je lève le livre, qui, dans ma main, pèse ce poids de mots tangibles, de rêves sommeillant entre les pages, mais n’attendant qu’un regard pour se réveiller, un cœur où se loger, une tête où germer… Ainsi commencent les révolutions.
Mes yeux me piquent et je me sens ridicule.
— Planque-le bien. Je voudrais pas qu’ils te le prennent, me dit Cathy avec un grand sourire.
Si on me chope avec ça sur moi, qu’on me le prenne sera le dernier de mes soucis, nous le savons tous les deux.
Dans la salle, les derniers livres ont été rangés dans les cartons et emportés, les rayonnages qui avaient garni les murs démontés et escamotés. Ce lieu, qui, l’espace de quelques jours, s’est transformé en véritable réservoir de rêves et de de possibles, est redevenu une simple cave.
La responsable de ce tour de magie me regarde avec son grand sourire, me fait un signe de la main et me lance en guise d’au revoir.
— La prochaine fois, tâche de passer un peu plus tôt, on aura le temps de boire un café.
— Avec un bon livre…
Son sourire s’élargit encore.
— Ça, toujours.
Et dans un froufrou de tissu à fleurs, la voilà partie, sur la piste de ses livres. Jusqu’à la prochaine fois.

Je suis seul dans la cave. Un instant, je pourrai presque croire que rien de ce qui a précédé n’a eu lieu… Si ne pesait encore dans ma main le poids rassurant et familier du livre. Ces quelques centaines de grammes riches de mille personnages, d’aventures extraordinaires, d’amour, d’amitié, de réflexion sur l’humanité…
Tout ça dans ces quelques feuilles reliées posées dans ma paume, attendant sagement que je les ouvre et y plonge mes yeux pour m’emporter au-delà des rêves… des rêves qu’aucun comité d’éthique n’a validés…
Quand je ressors du bâtiment, et que je rejoins les autres membres de ma phalange, aucun de mes frères bredouilles, qui échangent des propos dépités, ne peut le voir, mais sous mon casque, je souris d’une oreille à l’autre, et dans un compartiment de ceinture de mon armure, le cadeau de Cathy me promet déjà des heures de bonheur…
Dans quelques semaines, la librairie BéDéCiné renaîtra une fois encore. Pour apporter du rêve à de nouveaux lecteurs

Jean-Luc Marcastel Aurillac
Le 14 Octobre 2014

livre en vol
« Livre en vol » trouvé sur ce site : http://terrehappyuniverselle.wordpress.com/livre/

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

4 commentaires à propos de “La Librairie fantôme de Jean-Luc Marcastel”

  1. Rétroliens : Grand Prix de l’Imaginaire 2015 – Lauréats | Librairie Bédéciné

  2. Rétroliens : Nouveautés janvier 2016 au Rayon SF & Cie III – Librairie Bédéciné

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