Sempervirens de Jeanne-A Debats

Ma Dame Jeanne A. Debats ouvre le bal en nous offrant les premières feuilles de notre gâteau d’anniversaire littéraire. La Belle nous dit qu’elle est venue à la SF parce que tombée dedans quand elle était petite, grâce aux efforts conjugués des grands auteurs américains Arthur C. Clarke et Robert Heinlein (qui n’en surent jamais rien). Si, bien plus tard, dans les années 2000, un éditeur de fantasy renommé lui refuse le roman qu’elle lui présente il l’encourage vivement à persévérer. Et il a eu fichtrement raison !
C’est un merveilleux texte, La Vieille Anglaise et le continent  chez Griffe d’Encre qui la projette sur le devant de notre scène littéraire en 2008 et pour lequel elle a reçu, entre autres, le Prix Julia Verlanger, dont elle est devenue, depuis, membre du jury.
Elle dit aussi qu’elle est écrivain par nécessité, professeur par vocation.
Autant à l’aise dans la littérature pour adultes que dans ses textes pour la jeunesse, c’est une nouvelle fantastique pour les grands qu’elle nous offre ici, issue d’une anthologie, Rétro-fictions chez ImaJn’ère, dont tous les textes ont pour point commun de se dérouler entre la fin du XIXème et le début du XXème.

Vous pourrez retrouver Jeanne bientôt à Toulouse au prochain salon Scientilivre à Labège les 18 & 19 octobre.

Jeanne A debats
crédit photo : Mélanie Fazi

et en « Image à la Une » : Jeanne des Ombres par Mandy Semeur de Mirages

Sa bio/biblio sur Wikipedia.
Le blog de Ma Dame Jeanne  : jeanne-a-debats.com

Sempervirens

à A.G., à cause des pigeons et du gerfaut.

Automne 1916
Flandres

L’obus frappe le sol et déchire l’aube rougeâtre avec un sifflement de vipère. Une boue noire s’envole. Elle retombe en braises fulgurantes alentour. Dans la tranchée, le deuxième classe Nico Brahé rentre la tête dans ses épaules. Peine perdue : entre le col du manteau bleuâtre de laine rêche et la peau blême poissée de sueur froide, les retombées se faufilent, brûlantes et douloureuses. Une flèche de feu transperce sa poitrine au même instant, mais elle s’évanouit aussitôt. Comme si elle n’avait jamais été là.
Le soldat a eu juste le temps de se coucher sur la cage d’osier de ses pigeons. Lorsque la méchante averse s’éclaircit, il se redresse pour mieux examiner les oiseaux. Pensée, la femelle, lisse ses plumes anthracite comme si de rien n’était. Mémoire, le mâle, arbore un plumet blanc décoiffé sur le crâne et ses ailes traînent, lamentables, au fond de la cage. Il n’est pas blessé, juste terrorisé au-delà de ce qu’un cœur d’oiseau peut supporter. Nico n’ose même pas le prendre ou le caresser de peur de faire éclater ce minuscule organe palpitant. On en a vu des mourir d’un simple contact réconfortant alors qu’ils avaient traversé des bombardements de plusieurs heures.
La sirène d’alarme pousse un long hurlement strident qui ne fait sursauter personne. Ce n’est finalement que lorsqu’elle se tait qu’on peut réellement prendre conscience de la proximité de la mort. Elle a frappé les camarades gisant un peu partout, ventres ou crânes ouverts ; son aile cendreuse frôle le sang coulant des blessures qu’on se déniche a posteriori, une fois l’adrénaline du combat évacuée. Quand on recouvre la vue et l’ouïe, alors on peut prendre le temps de la reconnaître.

Nico fouille fébrilement la grande poche intérieure cousue dans son manteau. Il en tire une gourde métallique pleine d’un vin acide et terriblement tannique dont il s’accorde deux larges lampées tout d’abord… puis une troisième, à la réflexion. Il tend l’oreille. Oui. Ça semble terminé pour cette fois.Jambes tremblantes, Nico se relève, constate sa solitude au milieu des cadavres que la boue jaunâtre entreprend d’avaler avec une douceur insinuante et obstinée. Même le lieutenant Gerfaut, un brave type qui était instituteur avant la guerre, scrute le ciel d’un œil vitreux, tout près duquel commence à voler une mouche irisée et vrombissante.
Nico contemple l’abdomen de l’insecte avec ravissement : cela fait longtemps qu’il n’a pas vu un vert aussi puissant. Cette nuance a disparu de son monde depuis deux ans pour se muer en une interminable nuit grise, orange et brune, grise et noire, grise toujours, malgré les langues de flammes ou les rideaux de gaz bilieux. Il ne reste pas un arbre debout des kilomètres alentour. Quant à l’herbe, elle ne pousse plus du tout dans les champs de mort sans cesse retournés par les charrues monstrueuses des bombardements.

Alors, il ne parvient pas à regretter la mort de Gerfaut, même si c’était un brave type, même si ses yeux morts ont été longtemps la seule source viride dans ce monde d’acier, d’ardoise et de rouille, même s’il leur est arrivé de partager la même couverture. Pour se tenir chaud. L’hiver. Et parfois l’été. Il regarde la petite mouche disparaître au-dessus du parapet. Elle emporte ses merveilleux pigments avec elle.
La casemate est à cent mètres, peut-être s’y trouvera-t-il un autre survivant. La gadoue retient ses bottes trouées dans son étreinte gluante. Il n’a pas plu depuis des jours, mais la proximité de la nappe phréatique se fait méchamment sentir. L’eau marron s’insinue partout. Nico a oublié la sensation de porter des habits secs, ses pieds gargouillent sur ses semelles comme s’ils buvaient.
Des étais brisés jonchent la tranchée, partiellement effondrée sur une bonne partie. Chaque pas est une petite victoire. Une grande, lorsqu’il s’agit d’enjamber un nouveau corps sans trop agiter la cage. Pensée et Mémoire se sont blottis l’un contre l’autre, la tête du grand mâle sous l’aile de la petite femelle.
Il stoppe à quelques mètres de son but. Tout ce chemin pour rien : une bombe y est tombée directement. L’ancien refuge où l’on trouvait un brasero, du vin, des cigarettes et parfois de la soupe chaude, n’est plus qu’un cratère, un trou de terre obscure et martyrisée d’où s’échappent encore quelques fumerolles acides.

Il lui reste encore deux cents mètres de boyaux à visiter pour être certain. Mais le silence est un bon indicateur : il n’y aura même pas un agonisant. Il est seul. À cinquante mètres à peine des lignes schleues. La seule chose qui le rassure un peu, c’est qu’il n’entend rien non plus du côté des ennemis. Il serre les lèvres avec dépit et un peu de honte aussi : Gerfaut disait « les pauvres types d’en face ».

Il n’a pas d’ordres, il devrait théoriquement attendre la relève. Mais elle est prévue dans trois jours. La cantine est détruite et il ne reste aucun endroit correct pour s’abriter en attendant. L’aube pointe, le soleil timide commence à réchauffer le sol. Nico grimace ; avec les rayons, les remugles de pourriture omniprésents vont croître et embellir toute la journée qui s’annonce fort douce pour ce mois de novembre. C’est d’abord comme un parfum de fleurs. Nico a toujours été surpris de la nuance sucrée des relents de putréfaction sourdant des cadavres abandonnés dans le no man’s land.

Il se gratte le bras. Une puce ou un pou, allez savoir ! Ça démange, en tout cas. Gerfaut et lui passaient certaines de leurs soirées à s’épouiller mutuellement. Gerfaut disait que ces saloperies transportaient toutes sortes de maladies.
— On meurt aussi facilement du typhus que d’une balle, Nico, disait-il en souriant de ses dents incroyablement blanches.
Ah merde, il n’aurait pas dû penser encore à Gerfaut ! Voilà que ses yeux piquent atrocement tandis que sa poitrine rétrécit. D’ailleurs, il a mal et un accroc troue le drap de son manteau à peu près à ce niveau. Il sent qu’il saigne, mais très peu. Ce n’est sans doute pas grave. Une égratignure récoltée dans l’explosion de l’obus, tout à l’heure.

Il s’ébroue. Il reprend la cage. Tant pis pour les ordres, pour la relève, il va tenter de rejoindre l’arrière, de s’éloigner des tranchées. On ne lui en voudra sûrement pas. Tout seul, sans officiers, que peut-il faire ? Il reprend sa progression difficile en direction des boyaux transversaux, ceux qui relient les lignes de défense, ces rides du front. Nico était posté dans la première ligne, il imagine que la seconde n’a pas été plus épargnée que la sienne, mais la troisième à deux cents mètres de là doit être intacte, comme toujours. Il parvient enfin à l’embranchement attendu et s’engage dans le boyau encore relativement recouvert d’un toit de planches disjointes tapissées de terre meuble.

De nouveau, il s’arrête. Des montagnes de gravats carbonisés encombrent le passage. Sur des dizaines de mètres au moins. Il pourrait tenter de grimper, puis ramper par-dessus, mais ses propres camarades à l’arrière risquent de lui tirer dessus.
Cette fois, il se laisse tomber sous le frêle abri de planches. Il ne sait plus quoi faire. Seul point positif, Pensée et Mémoire vont mieux. Ils se sont tout à fait rassérénés et ils roucoulent dans les premiers traits du soleil naissant. La chanson de gorge de ses oiseaux réconforte un peu Nico. Il s’accorde une autre lampée de sa vinasse, du coup.
Il n’est plus qu’une solution pour fuir d’ici, la frange nord de la tranchée, celle qui donne sur le petit village de Maravilliers. Des mois que les deux armées se battent pour conquérir ses toits de tuiles roses et ses murs de pierres dorées. Dont il ne doit plus demeurer grand-chose aujourd’hui. Reste que Maravilliers est le seul point où le front s’interrompt. Nico s’éponge le visage d’un revers de manche et file aussi vite qu’il peut vers le nord.

La sortie vers le village est devant lui, une rampe avachie qui remonte à fleur de sol, défendue par un réseau dense de barbelés tranchants comme des rasoirs ou rouillés jusqu’à l’os. Selon Gerfaut, ce sont ces derniers qui sont le plus à craindre.
— Une égratignure, c’est rien. Le tétanos, c’est la mort, disait Gerfaut avec son obsession de l’hygiène et de la santé.
Allons bon, voilà que ses yeux recommencent à le piquer ! Il les frotte, rageur, et s’engage dans le labyrinthe aux crocs acérés. La cage de Pensée et Mémoire le gêne, mais il ne peut se résoudre à les abandonner. Il y aurait bien la solution de les relâcher, ils retourneraient à leur pigeonnier, là-bas, de l’autre côté de la paix. Mais il ne se résigne pas à se séparer déjà de sa seule compagnie amie et vivante alentour. Deux petites choses fragiles, tièdes et frémissantes, des bougies au vent, contre lui dans cet immense cimetière à ciel ouvert qu’est le front.

Il s’extrait comme il peut des griffes des barbelés et s’engage sur le chemin de chèvres qui mène au village. Des os blancs sourdent de la boue et des pierres. Pas un brin d’herbe. Ces morts-là, la guerre n’y est pour rien, elle s’est contentée de retourner comme un gant le sol du cimetière du village. Il y a eu des combats ici aussi, bien que le gros des affrontements se soit produit dans les murs mêmes de la petite cité.
Nico s’efforce de ne pas tomber en dérapant sur les cailloux ronds du chemin. Il parvient enfin aux premières maisons de Maravilliers.
Comme il l’imaginait, tout est détruit. Murs écroulés sur toitures en morceaux, rues devenues invisibles à force d’être pilonnées ou ensevelies sous les restes des demeures en ruines boucanées.
Seul le centre semble vaguement épargné, un beffroi noirci s’y dresse comme une unique dent cariée dans la mâchoire d’un mendiant. Nico avance péniblement jusque-là. Jadis, on laissait de la nourriture dans ces tours, croit-il se rappeler. Il a très faim, brusquement ses yeux se troublent et ses jambes mollissent.
Mais il se reprend et continue d’avancer vers cet îlot de verticalité dans un monde écrasé.

Il demeure deux ou trois rues intactes, ou presque. Elles forment un triangle de maisons auxquelles il manque quelques murs, ici et là. Des pièces entières, quasiment en l’état, donnent sur la rue. L’une d’entre elles offre une salle de bain presque propre. Nico s’y précipite, tire de l’eau à une pompe intérieure. Il boit au goulot de cuivre étincelant avec fébrilité, puis pense à ses oiseaux dont il remplit l’abreuvoir. Il se rue à nouveau sous la pompe, y glisse carrément la tête. Jouissance du liquide certes glacial, mais qui évacue dans la cuvette de pierre la boue, la poussière et le sang caillé. Il ôte son manteau, sa chemise. Il finit par se mettre complètement nu. La blessure comme prévu est très petite, un tout petit trou juste à la hauteur du cœur. Ça ne saigne plus. Rien d’inquiétant. Il remplit des brocs entiers qu’il verse sur son corps tremblant de froid et de bonheur à la fois. Il s’essuie avec une serviette d’autant plus blanche qu’elle est un peu semée de plâtre, mais ça n’entame en rien sa joie soudaine. Seigneur, il est sec pour la première fois depuis des mois !
Une porte donne sur une chambre à l’armoire éventrée. Il y déniche une chemise propre et un maillot de corps à sa taille. Il y a des costumes aussi, mais il les laisse à regret : s’il ne remet pas son uniforme, on risque de le prendre pour un déserteur.

Il se rhabille et reprend sa route, frais, toujours affamé, mais réconforté par la sensation râpeuse d’une peau enfin nette après des mois de sueur, de sang et de fange. Il a un peu mal dans le torse, mais ce n’est rien à côté du bien-être de la propreté retrouvée.
Un peu plus loin dans l’avenue la plus large s’ouvre une ruelle alléchante : tout au fond, sur la gauche, pend l’enseigne d’un boulanger, un pain d’or sur deux tiges de jeune blé. Nico s’y engage. Il y dénichera peut-être de la farine, un morceau de viennoiserie dur comme caillou, quelque chose enfin.

Mais c’est une déception, de cette bâtisse il ne reste que la devanture. Le magasin a été soufflé par un obus sans doute. Derrière la porte battante, il n’est plus qu’un autre cratère, encore un.
Le désespoir le gagne tout à fait. Il lâche la cage. Il s’effondre, visage dans ses mains, secoué par d’énormes sanglots. Si bien qu’il n’entend pas tout de suite la chanson redoublée de Pensée et Mémoire.
Les bestioles s’agitent pourtant furieusement. Battements d’ailes, friselis de gorge, grattements de pattes fébriles dans le fond de la cage. Nico finit par relever la tête.
— Qu’est-ce qui vous prend, les deux idiots ?
Le son de sa propre voix le fait sursauter.

Il s’avise alors d’une porte entrebâillée tout au fond de l’impasse. Il ne l’avait pas vue en arrivant. Il est même persuadé qu’il n’y avait là qu’un mur aveugle de briques rouges, quand il s’est faufilé dans la petite rue. Il est tellement fatigué aussi. Et puis la faim peut causer toutes sortes d’hallucinations. Il sourit bêtement, gêné. Un souvenir est remonté à la surface, Gerfaut penché sur lui un jour de faim térébrante où il s’était évanoui. Nico avait cru voir le visage d’une fille, à cet instant-là. Il avait même été à deux doigts de l’appeler « Maman ». Ou « chérie »… il ne sait plus trop.
Nico chasse cette image importune et se relève. La cage en main, il approche de la porte.

Elle s’ouvre avec douceur et il pénètre dans une pièce incroyablement chaude, remplie de bougies colorées. C’est une boutique. Du moins, Nico imagine que c’en est une, bien qu’il s’interroge sur sa destination, et surtout le genre de clients qu’elle peut attirer. Des animaux empaillés pendent au plafond en compagnie de cerfs-volants sûrement chinois, de machines à ailettes articulées diverses, de lampions et de ballons. Des rangées de bocaux remplis de matières indéfinissables dont certaines brillent de leur propre chef ornent des centaines d’étagères plus pressées que des sardines. Des piles de livres soutiennent des plats de bois exotique dégorgeant de bijoux aux formes étranges. Des cornues et des pipettes couvertes de poussière organisent une farandole géante aux flancs rebondis d’un alambic de cuivre étincelant sur une paillasse antique. L’air embaume le camphre, le santal et la myrrhe ainsi que d’autres essences plus mystérieuses.

Une ombre pâle s’agite dans le fond. Le cerveau de Nico met une bonne minute à admettre qu’il s’agit d’une femme. Lesquelles ne lui manquent pas vraiment à vrai dire, il en est le premier étonné. Trois mois au front sans permission ont relégué la moitié de l’humanité au rang de créatures mythologiques.
Dans la tendre lueur dorée des bougies, elle est accorte, ma foi. Teint un peu pâle, petit nez mutin, mèches folâtres échappées d’un chignon de guingois. Mais surtout, surtout, ce qui frappe finalement le soldat au cœur et à l’âme, c’est le vert, intense et radieux, presque incandescent, semé de tournesols et de plumes de paon, le vert absolu de la robe : une tache de printemps dans la nuit du magasin. Ses yeux luisent du même ton. C’est peut-être un reflet.

La jeune femme se penche, sa poitrine est défendue par une guipure anis qui répand des fragrances d’herbes coupées dans un champ au soleil.
Elle lui jette un coup d’œil assombri ;
— Que puis-je pour vous ?
Le ton est sec. La dame est accorte, mais peu amène. Il balbutie :
— Bon… jour ?
— C’est cela, bonjour ! Et ce sera ?
Un réflexe qu’il croyait mort fait remonter à la surface une phrase apprise des siècles subjectifs auparavant :
— Je regarde, c’est tout.
Alors qu’une phrase suppliante roule sous son crâne : « Vous n’auriez pas quelque chose à manger ? »

Il n’a rien dit, pourtant, elle hoche un menton presque aussi pointu qu’une aiguille. Elle disparaît à nouveau dans l’ombre, revient avec une tasse de thé accompagnée de deux énormes madeleines qui tressautent dans la soucoupe de porcelaine presque transparente. D’un revers de l’avant-bras, la jeune femme débarrasse d’une montagne de papiers le plateau d’une table bistrot taillé dans un marbre de Sarrancolin. La pierre est glauque et veinée de blanc, aussi bouillonnante qu’un torrent, et repose sur des pieds de fonte plus chantournés de lianes qu’aucune jungle. Les feuilles repoussées s’étalent par terre tandis qu’elle dépose le liquide brûlant à leur place. Elle s’installe dans un large fauteuil et prend un livre. Les larmes viennent aux yeux de Nico, il peine à croire que ce luxe ébouriffant est pour lui.
— Faites comme chez vous, laisse-t-elle tomber sans lever les yeux de sa lecture.
Nico engloutit le thé parfumé de bergamote et de citronnelle en frissonnant. Ses larmes jaillissent tout à fait quand il enfourne le premier gâteau. Ses papilles explosent sous la saveur sucrée et douce-amère des amandes soigneusement pilées et la vanille. La seconde pâtisserie est en passe de suivre le même chemin. Mais au dernier moment, Nico se souvient de ses oiseaux : il leur distribue ce rêve d’or comestible en miettes égales. Les bestioles se jettent dessus.
La jeune femme n’a pas bougé de son livre. Nico tente de jeter un coup d’œil au titre. Il ne comprend pas la langue dans laquelle il est écrit. C’est peut-être du latin. Gerfaut lui a appris à faire attention aux mots, à user des similitudes d’orthographe ou de prononciation pour deviner leur sens approximatif. Il croit reconnaître un nom « Chaos » et peut-être magie. Il est question d’aube et d’or aussi, car c’est un titre à rallonge qui prend plusieurs lignes. Le volume est épais, relié de cuir ; une étoile à huit branches formée de flèches s’étale, estampée sur la couverture et la tranche.

Son thé terminé, Nico se dandine en face de la demoiselle. Sans parvenir à attirer à nouveau son attention. S’il osait, il lui demanderait comment elle fait pour survivre sans dommage aux combats et aux bombardements. Ou s’il lui reste encore à manger. Mais il n’ose pas. À la place, il se racle la gorge avant d’articuler péniblement :
— C’est bien, votre bouquin ?
On lève un sourcil en réponse. Mais c’est tout. Dépité, le jeune homme commence à réellement faire le tour du magasin. Plongeant sa main dans les vasques de bijoux, il rêvasse un instant sur un scarabée en cabochon qui présente les mêmes éclats que la mouche à viande sur les yeux de Gerfaut.
— Scarabée égyptien, monture moderne, lui dit-on du fond du fauteuil.
Il soupire, se déporte légèrement sur la gauche devant un mortier rempli de cristaux smaragdins. Il ouvre la bouche, mais la jeune femme le prend de vitesse :
— Malachite et cyanure. Teinture pour tissu. On ne l’utilise plus : toxique.
Une lumière se fait dans l’esprit en déroute de Nico. Quelque chose que lui a raconté Gerfaut, encore lui.
— Ah oui ! Ça me dit, ça ! C’est pour cela qu’on ne porte pas cette couleur au théâtre, n’est-ce pas ? Parce que les costumes trempés dedans rendaient malades les comédiens ?
On ne prend pas la peine de répondre. Nico continue son errance dans les entrailles de la boutique, ponctuée de commentaires lapidaires.
— Un tapis de prière musulman.
— Le titre en français est « La symbolique du sinople, héraldisme et histoire des maisons nobles d’Europe. »
— Il s’agit du dieu Quetzalcóatl. Le support est en peau humaine.
— Pilules de Phyllobates terribilis séchées. N’y touchez pas !
— Un habit d’académicien. Je n’ai que la veste en stock.
— Poudre de trèfles à quatre feuilles. À prendre en infusion.
— Chapeau de fête pour la Saint Patrick. C’est du feutre ouzbek.
— Dix dollars américains.
— Carapace de tortue de Californie.
— Thé.
— Jade. Chinois. « La jeune fille et la flûte de jade ».
Les joues brûlantes, Nico repose précipitamment la petite sculpture lorsqu’il se rend compte de quel instrument joue réellement la fameuse jeune fille.

Il tombe en arrêt devant un objet étrange et très joli. Il n’en a jamais vu d’aussi beau. On dirait un saladier de fer blanc peint sur lequel on aurait posé en couvercle un plat rond de même circonférence ; ils sont protégés par un hémisphère de verre. Les trois éléments sont soudés ensemble autour d’une vis d’Archimède, commandée par un pommeau de bakélite olivâtre. Et c’est tout un monde miniature qui se déploie sous le dôme de verre. Un train court sur le pourtour du plat central, entouré de forêts, de villages dont l’un porte une reproduction complète du beffroi de Maravilliers. Ici et là, on trouve des personnages : fleuriste, boulanger, bûcheron, chasseur, instituteur et sa classe, bourgmestre et sa femme, charbonnier, ramoneur, le porteur d’eau, Nico peine à les identifier tous, ils sont si petits et si nombreux. Il sourit sans en avoir conscience. Il caresse des yeux les prairies vertes, les cimes des arbres, les rivières aux eaux émeraude.

La jeune femme se matérialise dans son dos.
— Ah, ça vous plaît cela ! C’est une toupie unique. Tout à fait ce qu’il vous faut ! Essayez-la !
C’est un ordre, la jeune femme ne semble pas connaître la façon de ne pas brusquer les gens. Il obéit toutefois et enfonce la manette de bakélite. Aussitôt, le petit train s’ébranle, il avale les rails peints un par un, un panache de fumée jaillit de la cheminée lilliputienne, les minuscules personnages agitent joyeusement les bras sur son passage ou hochent la tête. Un vertige saisit Nico. Un parfum le prend à la gorge, celui du charbon en combustion dans une machine. Il tousse. Un instant, il a l’impression d’être assis sur un inconfortable banc de bois verni qui lui meurtrit les fesses au rythme d’un staccato métallique.

Soudain tout s’arrête. La jeune femme vient de remonter la vis, stoppant la toupie. Il veut le jouet.
— C’est combien ? demande-t-il avidement.
Il a oublié la faim, la peur, la guerre. Ce qui compte, c’est de posséder ce jouet merveilleux aux couleurs de ses livres de lecture à l’école primaire.
Il fouille ses poches et se désespère de les trouver vides. Il lève un regard noyé vers sa tentatrice.
— Ne prenez pas cet air de chiot, lui fait-on sèchement. Je ne brade aucun de mes produits. En revanche, je veux bien faire du troc.
— Mais je n’ai rien ! gémit Nico.
— Vous les avez, eux, rétorque-t-elle.

Il met une bonne minute à comprendre qu’elle parle de ses pigeons. Il faut dire que, jusque-là, Pensée et Mémoire ont été remarquablement discrets. Pas un roucoulement, pas un gloussement ou un roulement de gorge. Ils ont même l’air bizarre, tassés dans le fond de leur cage comme pendant un bombardement. Pourtant le silence serein du magasin est le plus profond et le plus doux qu’ils aient connu depuis des mois, eux aussi.
— Je n’en prendrai qu’un, celui que vous voulez, continue la jeune femme, sur un ton qui se veut rassurant.
Nico hésite brièvement.
— Mais sans la cage, hein ? finit-il par laisser tomber du bout des lèvres.
Pour la première fois, la jeune fille éclate de rire. Un vrai rire, solaire, chaud, tendre. Nico en est tout retourné. Elle lève la main vers le plafond et là, il remarque les dizaines de cages de toutes formes et de toutes tailles qui y sont suspendues. Il fronce les sourcils, perplexe, se demandant comment elles ont pu lui échapper quand il a examiné les hauteurs.
Nico soupire, se penche et, tandis que la jeune commerçante fait descendre un fragile ouvrage de métal dont les barreaux affectent des formes de branches feuillues et fleuries, il rafle Mémoire d’une main experte. Il tend l’oiseau à sa nouvelle propriétaire qui souffle avec douceur dans les plumes du cou frêle, comme pour un baiser. Ensuite, elle dépose presque tendrement le pigeon dans son nouvel environnement.
— La toupie est à vous, dit-elle, gentiment.

Nico, à l’instant, ne s’y intéresse pas. Il réconforte Pensée, affolée de se retrouver seule. Sa voisine se penche sur l’objet de tant d’attention et dit :
— Vous savez, ces oiseaux-là se retrouvent toujours. Ne vous inquiétez pas. Vous devriez essayer vraiment votre acquisition maintenant.
Elle lui désigne un fauteuil encombré de fourrures mitées qu’elle jette en vrac sur le sol.
— Asseyez-vous là.
Nico s’installe docilement, se calant comme il peut avec la cage de Pensée entre les énormes accoudoirs de cuir. La jeune femme lui tend la toupie. Il la pose entre ses pieds et enclenche de toutes ses forces le poussoir vert. La vis s’enfonce dans les entrailles du jouet en grinçant un peu. Un bruit d’engrenages et de ressorts chantants s’élève avec la fumée revenue sur la cheminée de la locomotive. Nico recule instinctivement pour contempler le spectacle avec un sourire ravi. Le train s’ébranle et…
chute…
vertige…
spirale…

***
Nico ouvre les yeux sur la banquette de bois ouverte à tous les vents et défendue par un petit toit d’acier boulonné. Une escarbille de charbon se faufile aussitôt sous ses paupières, si bien qu’il ne distingue d’abord rien autour de lui. Le bercement rythmé du wagon sapin, les tambours de métaux vert-de-gris, les grincements de ressorts et l’odeur âpre de la vapeur chargée de charbon brûlant sont tout ce qu’il perçoit au départ. Puis les larmes dégagent sa vision et il découvre le paysage riant alentour. La locomotive se fraye un chemin sur des rails couverts d’herbes hautes semées de fleurs vives qui se couchent devant son nez. Il n’y a que trois voitures, toutes désertes. Derrière le tortillard, Nico aperçoit le champ prasin qui se redresse lentement après le passage des roues.
Une phrase surgit dans son oreille. Elle est toute pleine des accents précieux de la jeune femme :
— Vous aurez tout le temps du monde. Je vous préviendrai quand il… faudra…
Il faudra quoi ? se demande Nico.
Le train s’arrête devant une gare proprette, où il reste haletant et soufflant par les naseaux comme un gros animal essoufflé. Nico se résigne à descendre.

Personne sur les quais ou dans le bâtiment. Il sort sur la place du village. La mairie se dresse blanche et rouge devant le beffroi restauré. Une fontaine cernée d’une pelouse Véronèse rafraîchit la place caressée par un soleil tendre. Ça ressemble à Maravilliers tel qu’il devait être avant la guerre. Un vent léger sans direction joue dans les mèches de Nico, transportant des baisers d’humidité venus de la fontaine. Le ciel en coupole étincelante brille d’un turquoise liquide. Un peu trop turquoise. Avec de curieuses irisations de cristal.

Le premier être humain qu’il croise est la jeune femme du magasin. Elle le dépasse, l’air préoccupé, sans lui prêter attention. Il n’ose pas l’aborder. Il gratte vaguement sa poitrine qui le chatouille.
Vertige…
À nouveau…
Vite ! souffle une voix qu’il peine à reconnaître.

***

Machinalement, il se dirige vers le parc public tout proche dont les grilles s’ouvrent derrière la fontaine. Des cris d’enfants joyeux, mais étouffés par les barrières d’arbres vigoureux et les buissons triomphants, fusent dans le fond du parc. Nico se laisse aller dans leur direction, comme s’il glissait le long d’une rampe. Il ne voit pas très bien, ses yeux se brouillent de tant de vert autour de lui, comme si son cerveau peinait à le distinguer à une telle densité désormais. Mais les feuilles vives, les herbes rases, mais alertes, les mousses tendres, les hampes olive et lancéolées des fleurs, les eaux opalines et chuchotantes d’un ruisseau artificiel, tout le pousse vers un banc de fonte pistache, luisant dans une tache de soleil. Il s’assied, souffle coupé.

La cour de récréation d’une école primaire aux volets menthe à l’eau se cache derrière les haies de houx et d’ifs. Un enfant blond dans un sarrau kaki s’en échappe et déboule dans la clairière où Nico se repose. Il est rattrapé par un grand homme aux cheveux clairs qui pile net en apercevant le jeune soldat.
— Nico ! s’exclame l’instituteur en blouse tilleul.
Il chasse le jeune fuyard allègre, l’envoyant d’un geste rejoindre ses camarades. Puis il s’assied près de Nico qui se noie dans le regard émeraude. Ils s’enlacent, ils s’embrassent. Nico se sent bien, tiède, confiant, dans les grands bras couverts de craie.
— Gerfaut, souffle Nico contre les lèvres douces qui picotent un peu sous son nez.
Dans sa cage, Pensée s’agite furieusement, tout à coup.
Il est presque temps, chantonne le vent, semble-t-il.
Vertige encore…
Un délicieux vertige cette fois.

Même s’il s’accompagne d’un éblouissement, d’une vague nausée et d’une longue sensation bizarre, chaude et humide dans son dos. La main de Gerfaut se retire de ses omoplates. Écarlate. Carmin. Rubis. Zinzolin. Tant de rouge luisant qui étouffe les verts alentour. Nico ignore résolument le trait de flamme dans son dos. Il se penche, délivre Pensée de sa prison.
Il la tient frémissante entre ses paumes et lui souffle dans l’oreille :
— Oui, c’est bien ici.
L’oiseau s’envole tandis qu’il se blottit à nouveau contre Gerfaut qui le serre fort, très fort, comme ils auraient dû se serrer toujours.

***
La jeune femme pâle ôte le jouet des mains du jeune homme mort dans les décombres de la rue rasée tandis que les oiseaux se perchent sur ses épaules. Pensée, mutine, tiraille les boucles folles qui s’échappent du chignon. Le petit bec s’allonge et jaunit. Le plumage noircit. Le corps tout entier de la bestiole grossit, jusqu’à faire deux fois la taille d’origine. Mémoire subit la même transformation. Il suit le regard de sa maîtresse à travers la coupole de verre.
Dans le petit parc du village figé, un nouveau personnage minuscule se dresse, armé d’une cage dorée vide et si petite qu’on ne la distingue qu’en ses miroitements.
Le colombophile devise avec l’instituteur près de la cour de récréation.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

3 commentaires à propos de “Sempervirens de Jeanne-A Debats”

  1. Voui, hein, la belle base à déguster que voilà ! Je suis en train de me repaître du petit dernier de la Dame Jeanne, « L’Héritière » chez Actusf et je ne te dis pô combien je me régale dans un tout autre registre !

  2. Rétroliens : La librairie Bédéciné fête ses 20 ans ! Zombie party et dédicace de Vanessa Terral – Les lectures de Mariejuliet

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